Quelque 600 membres de la Fédération irakienne
des syndicats du pétrole (IFOU) qui travaillent pour la compagnie pétrolière Oil
Pipeline Company dans la cité de Basra en Irak du sud, se sont mis en grève
lundi, interrompant l’approvisionnement en pétrole raffiné et en gaz
liquéfié vers Bagdad et vers d’autres villes irakiennes. Le gouvernement
irakien a déployé des troupes pour intimider les grévistes et a lancé des
mandats d’arrêt contre au moins dix dirigeants syndicaux. Mercredi, les
dirigeants de l’IFOU ont mis le conflit industriel « en attente »
pour cinq jours pour permettre de négocier avec le gouvernement.
La grève a été provoquée par le manquement de
la compagnie pétrolière à payer une prime prévue aux travailleurs. Cela fait
cependant plus d’un mois que le débrayage était dans les esprits. Le 27
avril, l’IFOU avait présenté au gouvernement irakien une liste de
revendications contenant 17 demandes et fixait au 10 mai la date butoir de la
grève pour l’ensemble du secteur de l’industrie pétrolière,
notamment dans les provinces du sud du pays.
Cherchant à tout prix à éviter la grève, le
premier ministre Nouri al-Maliki avait accepté en mai de former un comité
commun entre le gouvernement, la direction de la compagnie pétrolière et les
syndicats pour négocier les revendications de l’IFOU. Plus de 50 pour
cent du pétrole est produit dans la seule province de Basra. Dix à quinze pour
cent supplémentaires ainsi qu’une importante quantité des ressources non
exploitées se situent dans les provinces voisines du sud de l’Irak de Maysan,
(capitale de cette province : Amara), Dhi Qar (capitale : Nasiriyah)
et Al Muthanna (capitale : Samawah).
Les revendications syndicales sont vastes et
s’appliquent à l’ensemble des 26 000 adhérents qui se répartissent
sur l’ensemble de l’Irak et pas seulement aux employés de la Oil
Pipeline Company. Ces revendications concernent les primes, le droit aux
vacances accumulées, les avancements, les emplois à plein temps pour les
intérimaires et les emplois pour les jeunes diplômés des techniques de
l’industrie. D’autres revendications comprennent le fait
d’accorder aux travailleurs la possibilité de devenir propriétaires des
logements qu’ils louent et qui appartiennent à l’Etat et la
garantie d’un traitement médical pour les travailleurs souffrant
d’un cancer ou d’une autre maladie potentiellement liée à la
contamination causée par l’utilisation de munitions à uranium appauvri
américaines et britanniques dans le sud de l’Irak.
Le syndicat a également lancé un appel à
revenir sur les récentes augmentations du prix du carburant; la
fin du prélèvement de 20 pour cent sur les bénéfices de l’industrie
pétrolière pour le financement des forces de sécurité irakiennes et le droit
« d’étudier » le projet de législation appuyé par les
Etats-Unis et qui permettrait aux entreprises étrangères de pénétrer
l’industrie pétrolière irakienne. L’IFOU réclame la démission du
directeur de la Oil Pipeline Company.
Alors que bon nombre de ces revendications proviennent
des conditions d’extrême pauvreté dans lesquelles vit la classe ouvrière
irakienne, la direction de l’IFOU exploite les griefs légitimes des
ouvriers du pétrole pour mettre en avant les intérêts d’une faction de
l’élite dirigeante de Basra. La revendication de l’IFOU la plus
controversée est que le gouvernement irakien « concède l’autonomie
administrative et financière » aux entreprises d’Etat irakiennes
dans le sud et qui ont actuellement leur siège social à Bagdad. Ceci place carrément
l’IFOU dans le camp du Parti de la vertu islamique ou al-Fadhîla, et du
gouverneur de Basra, Mohammed al-Waili, dirigeant important du Fadhîla.
Le Fadhîla est dominé par des personnalités
qui ont des liens avec l’industrie pétrolière de Basra. Depuis 2003, des
factions du Fadhîla réclament que la province de Basra devienne une région
autonome qui fonctionnerait en tant que ville-Etat riche en pétrole selon le
modèle du Koweït. Après l’invasion conduite par
les Américains, l’organisation a collaboré avec les forces
d’occupation britanniques et a cherché à gagner autant d’influence
que possible. La plupart des 25 000 personnes qui composent la « Oil
Protection Force », un corps armé chargé de la surveillance des champs
pétrolifères, des raffineries, des oléoducs et du port de Basra, contrôlent le
gouvernement provincial et on est aussi amené à croire que ce sont des
loyalistes du Fadhîla.
L’appel de l’IFOU à
« l’autonomie administrative et financière » est un moyen détourné
pour réclamer qu’il soit donné au gouvernement de Basra, dominé par le Fadhîla,
le moyen d’exercer le contrôle sur les vastes ressources en pétrole et en
gaz de la province. A la base, des sections de l’élite de Basra et de
l’appareil d’IFOU ne peuvent pas accepter le fait de devoir
partager avec le reste de l’Irak la richesse qui découle de l’océan
de pétrole sur lequel ils vivent.
Dans sa lettre officielle adressée le 27 avril
au ministre du pétrole irakien, l’IFOU disait : « Notre but est
de rétablir les droits de ceux qui ont été lésés par les fonctionnaires du
gouvernement irakien et d’éliminer les injustices qui ont été faites à la
région du sud. Au moment même où nous écrivons cette déclaration, nous avons le
sentiment que les discriminations se poursuivent et que le sud est traité comme
la vache à lait de l’Irak. Notre région a tant donné à l’Irak, mais
si peu reçu en retour. »
Un important dirigeant du Fadhîla, Aqeel Talib,
a résumé les aspirations de son parti dans les commentaires qu’il avait
faits en juin 2006 au New York Times : « Nous, en tant
que Fadhîla, nous voulons faire de notre province notre propre région. Nous
disposons de deux millions d’habitants, d’un aéroport, d’un
port et de pétrole, tout ce qu’il nous faut pour être un Etat. »
La grève a intensifié les débats passionnés sur
l’avenir du pétrole de Basra. Cela ne peut pas être une coïncidence que
24 heures à peine après que l’IFOU ait publié sa liste de revendications
le 27 avril, une alliance des partis chiites rivaux, opposée à
l’autonomie, a déposé une motion au parlementde Basra appelant à
la destitution de Waili. Des milices armées sont depuis face à face, Waili
refusant de céder la place et ses adversaires refusant d’observer les
directives de son gouvernement.
Ceux qui contestent le plus le contrôle du Fadhîla
sur Basra sont les représentants du mouvement sadriste de l’imam chiite Moqtada
al-Sadr. Contre le régionalisme du Fadhîla, les sadristes avancent une
perspective nationaliste pour maintenir fermement l’industrie pétrolière
entre les mains d’un gouvernement et d’une bureaucratie basés à Bagdad.
Les sadristes sont soutenus par les deux partis chiites qui dominent le
gouvernement irakien, le parti Da’wa de Maliki et le Conseil suprême
islamique en Irak (CSII). Tout comme les sadristes, Da’wa et SIIC reçoivent
la majeure partie de leur soutien de la population chiite en dehors de Basra et
ne profiteraient pas du plan d’autonomie du Fadhîla pour la région.
Le gouvernement de Bagdad n’a nullement
l’intention de céder le contrôle de l’industrie pétrolière du sud.
La réponse de Maliki au conflit industriel de lundi a été d’émettre un
communiqué de presse caustique. Il a menacé de « frapper de façon
impitoyable quiconque troublerait l’ordre public ou entreprendrait des
actions néfastes portant gravement atteinte aux intérêts supérieurs de
l’Etat ». Il a qualifié les dirigeants syndicaux de « hors-la-loi
et de saboteurs ». Dans une remarque ciblée à l’adresse du Fadhîla,
la déclaration menaçait « d’exposer certaines organisations locales se
trouvant derrière les tentatives de nuire aux installations et aux terminaux
pétroliers du pays ». Le communiqué a également menacé « d’exposer
les relations suspectes qu’elles entretiennent avec certains pays de la
région. » Il reste à savoir à quels pays il faisait allusion.
Des mandats d’arrêt ont été émis à
l’encontre d’une dizaine de dirigeants de l’IFOU, y compris
contre le chef de la fédération, Hassan Juma’a Awad. Le syndicat affirme
que des menaces de mort ont été proférées contre ses représentants et des
grévistes. Même si la période d’apaisement de cinq jours est encore en
cours, il est encore possible que la grève se termine dans le sang. Des
centaines de troupes gouvernementales, dont une grande partie est loyale au
SIIC, ont encerclé les terminaux où les ouvriers de l’oléoduc contrôlent le
flux du pétrole et du gaz.
L’IFOU affirme qu’un contrôle
régional de l’industrie pétrolière conduira à de meilleures conditions
pour la classe ouvrière. La fédération a déclaré de façon cynique que le
gouvernement irakien « prête peu, voire aucune attention » aux
problèmes sociaux de la population du sud de l’Irak, tels les taux élevés
de cancer dont souffrent les habitants du sud du fait de la contamination en
uranium appauvri.
La réalité toutefois, c’est que les
travailleurs partout en Irak, qu’ils soient sunnites ou chiites, arabes
ou kurdes, musulmans ou chrétiens, vivent dans des conditions abominables
créées par l’invasion américaine et ses collaborateurs irakiens. La
plupart des Irakiens ne tirent aucun bénéfice de l’exploitation des
ressources naturelles du pays. Les premiers bénéficiaires sont les groupes énergétiques
transnationaux qui achètent les produits pétroliers pour les vendre sur le
marché mondial. Les seconds bénéficiaires sont leurs agents locaux.
Précédemment, c’était les échelons
supérieurs du régime de Saddam Hussein qui s’enrichissaient.
Aujourd’hui, ce sont ceux qui sous l’occupation américaine ont pu
se hisser à des positions influentes. La situation est la même dans tous les
pays riches en pétrole du Moyen-Orient. Qu’il s’agisse de
l’Arabie Saoudite, de l’Iran ou des petits pays du Golfe tel le Koweït
et Bahreïn, la population laborieuse souffre de privation continue alors que
des milliards de dollars de revenus pétroliers sont empochés par une infime minorité
riche.
Ni le Fadhîla, ni ses adversaires ne se soucient
sérieusement du fardeau porté par les travailleurs du pétrole ou toute autre
section de la classe ouvrière irakienne. Si les travailleurs du pétrole se
mettaient à unifier leur lutte à celle des travailleurs et des chômeurs d’autres
régions du pays pour avancer leurs propres intérêts de classe, toutes les
factions de l’élite dirigeante irakienne ainsi que les forces
d’occupation américaines, auraient vite fait d’enterrer leurs
différends pour soutenir des mesures répressives contre les grévistes.