WSWS : Nouvelles et analyses : Etats-Unis
Les organisations et publications qui dirigent le mouvement de protestation anti-guerre aux Etats-Unis ont essayé d’étouffer toute discussion sur la conclusion tirée par l’activiste anti-guerre Cindy Sheehan, à savoir qu’il était temps pour les opposants à la guerre en Irak de rompre avec le Parti démocrate.
Sheehan avait écrit une lettre ouverte au Congrès à majorité démocrate le 26 mai, annonçant sa démission du Parti démocrate. Elle réagissait en cela au vote par le Congrès de 100 milliards de dollars supplémentaires pour financer les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Elle annonçait deux jours plus tard qu’elle cesserait provisoirement d’être active dans les campagnes anti-guerre, faisant état de problèmes de santé et de famille. Dans cette lettre, elle remarquait avec amertume qu’elle avait été prise à partie par certains dans les milieux de la protestation anti-guerre à cause de sa répudiation publique du Parti démocrate.
Tant les médias contrôlés par le grand patronat que les groupes de la « gauche » anti-guerre ont attiré l’attention sur la deuxième déclaration de Sheehan et ont minimisé ou carrément banni toute référence à la première. (Une recherche sur Google par exemple révèle que pas une seule des publications grand public n’avait cité la déclaration « Je quitte le Parti démocrate », alors que des centaines d’articles citaient sa deuxième déclaration expliquant qu’elle cessait temporairement de jouer un rôle actif dans le mouvement de protestation anti-guerre).
Les raisons pour lesquelles les médias ont supprimé toute référence à la décision de Sheehan de quitter le Parti démocrate sont évidentes : les grands journaux quotidiens et les chaînes de télévision sont contrôlés par l’aristocratie financière dont les intérêts sociaux sont défendus par le système bipartite. Tout ce qui va à l’encontre du monopole politique des démocrates et des républicains doit être soit ignoré, soit ridiculisé.
Mais qu’en est-il des organisations contestataires anti-guerre et de tout le cortège des groupes de pression de la gauche libérale ? Un examen de leurs réponses à la démission de Sheehan révèle une tendance éloquente. Tous ces groupes, depuis MoveOn.org qui est ouvertement pro-démocrate à des organisations en apparence « socialistes » comme l'International Socialist Organization et le Workers World Party esquivent, minimisent ou rejettent catégoriquement la conclusion tirée par Sheehan : à savoir qu’il faut une alternative politique au Parti démocrate.
La ressemblance dans la méthode utilisée reflète l’orientation politique essentielle commune à toutes ces organisations. Aucun de ces groupes ne présente la critique du Parti démocrate par Sheehan de façon exacte et honnête et aucune d’entre elles n’aborde directement sa conclusion politique. Le sans-gêne de leurs falsifications et de leurs distorsions s’accompagne d’une abjecte lâcheté politique.
The Nation
John Nichols de l’hebdomadaire The Nation décrit Sheehan d’un air protecteur comme « un membre honnête de l’équipe qui disait ce qu’elle pensait, parfois avec excès, souvent de façon imparfaite, toujours avec sincérité ». Son commentaire ne mentionne que pas le fait que Sheehan a démissionné du Parti démocrate n’y faisant qu’une référence voilée : « Il est raisonnable d’argumenter avec Sheehan à propos de sa compréhension de la politique et son jugement sur certains politiciens. Elle est la première à admettre qu’elle n’est pas une experte en stratégie de campagne ou en tactique législative »
La question cependant n’est pas une question de tactique ou de stratégie politique, mais bien de principes élémentaires. Sheehan a conclu, sur la base d’une opposition ferme et profondément ressentie à la guerre et à l’administration Bush et d’une amère expérience personnelle avec les manoeuvres hypocrites des démocrates, que le Parti démocrate n’est pas un instrument avec lequel on peut lutter contre la guerre et pour un changement social progressiste, mais qu’il est au contraire un obstacle à toute lutte de ce type.
Sheehan, et c’est tout à son honneur, a décidé de prendre une position de principe. Qu’elle n’ait pas encore de perspective politique élaborée, on peut le comprendre parfaitement dans un pays où la vérité historique est systématiquement réprimée et où l’establishment médiatique consacre les immenses ressources qui sont les siennes à la diffusion au quotidien de propagande gouvernementale et de mensonges. Sa grande force est qu’elle s’évertue à dire la vérité.
Elle a pris la mesure des démocrates non seulement sur la base de leurs antécédents politiques, mais encore d’une expérience considérable acquise de première main. Durant les deux années écoulées depuis qu’elle est devenue célèbre après avoir planté « camp Casey » aux abords du ranch Bush à Crawford, Texas et qu’elle a demandé des explications au « généralissime » sur la mort de son fils en Irak, elle a rencontré ou été en contact avec presque tous les dirigeants démocrates. Son dégoût à l’égard des manœuvres sans principe et de la lâche capitulation des démocrates au Congrès reflète ce que pensent des millions de gens aux Etats-Unis.
Comme le dit Sheehan dans une interview à l’émission de radio Democracy Now!, « Si nous n’obtenons pas un parti tiers viable ou, comme le disent certains, un second parti ; vous savez, les démocrates et les républicains se ressemblent tellement et ce sont les mêmes gens qui leur remplissent les poches ; nous sommes, notre république représentative, est condamnée… nous avons réellement besoin d’un parti d’opposition dans ce pays. Mais nous votons par peur. Nous allons aux urnes et nous votons pour le moindre mal et nous finissons toujours par obtenir quelqu’un de foncièrement mauvais »
The Nation est strictement opposé à toute lutte pour développer un mouvement politique de la classe ouvrière indépendant du Parti démocrate et opposé au système bipartite. Cet hebdomadaire est entièrement fixé sur l’élection d’une administration démocrate en 2008 et sur la poursuite du contrôle démocrate du Congrès qui se traduirait, et ce ne serait pas un hasard, pour la couche de la classe moyenne privilégiée dont elle articule les intérêts, en des centaines sinon des milliers de postes bien pourvus.
MoveOn.org
Une autre voix importante du mouvement de protestation anti-guerre est MoveOn.org qui représente une aile du Parti démocrate. Son directeur exécutif, Eli Pariser fut interviewé mercredi sur CNN sur le fait que Sheehan avait suspendu ses activités au sein de la protestation anti-guerre. Il critiqua bien les députés et les sénateurs démocrates qui votèrent pour la loi de financement de la guerre, mais ajouta « n’oublions pas que ce sont les républicains qui obstruent le vote des deux tiers dont nous allons avoir besoin pour surmonter le veto de Bush ».
Le journaliste de CNN qui l’interviewait, John Roberts, demanda directement à Pariser ce qu’il pensait du fait que Sheehan critiquait MoveOn.org pour agir en tant qu’instrument des démocrates et pour subordonner la question de la guerre en Irak à la campagne des démocrates pour l’élection de 2008. A en juger la transcription de l’interview, Pariser répondit de façon évasive et en suggérant que Sheehan était trop émotive dans sa réaction vis-à-vis de la guerre.
Roberts : « MoveOn.org était un des partisans de la première heure de Sheehan. Elle s’est ensuite retournée contre votre organisation quand elle est allée à gauche, affirmant que vous n’étiez pas assez anti-guerre. Y a-t-il un certain bien-fondé dans ces accusations ? »
Pariser : « Eh bien, vous savez, je pense qu’aucun d’entre nous ne peut réellement comprendre ce que c’est que d’être une mère qui a perdu son fils dans cette guerre. Et je pense, vous savez, dans toute guerre, mais particulièrement dans une guerre qui a été si désastreusement gérée, qui a été une erreur de la taille de celle-ci. Alors Cindy et MoveOn.org, vous savez, nos adhérents ont eu des divergences avec elle, de temps en temps. Je pense qu’elle était néanmoins une voix qui s’est fait entendre au début alors que peu de gens le faisaient. Et nous lui en sommes reconnaissants. »
Le Parti vert
Le Parti vert publia une déclaration le 30 mai saluant Sheehan pour « son courage et les sacrifices qu’elle a faits ». Cette déclaration disait, « A la suite de l’annonce par Mme Sheehan qu’elle se retirait du mouvement de fin à la guerre, les dirigeants du Parti vert ont offert leurs remerciements à la militante anti-guerre Sheehan pour avoir consacré trois années de sa vie à mettre fin à la guerre en Irak. »
Cette déclaration se poursuivait par des citations de divers représentants des Verts au niveau régional et national. Aucun de ces commentaires ne faisait allusion au Parti démocrate ou à la rupture de Sheehan d’avec ce parti, malgré le fait que l’existence du Parti vert en tant qu’organisation électorale soit prétendument liée à un rejet du système bipartite.
Les Verts ne voient pas la démission publique de Sheehan d’un bon œil ; ils ne font aucun commentaire quant à sa signification, ni ne suggèrent qu’en agissant ainsi, Sheehan donne une voix aux sentiments de millions de gens actuellement prisonniers du cadre politique du bipartisme. Ce silence montre que l’indépendance du Parti vert à l’égard du Parti démocrate n’est que de pure forme, qu’il est un instrument qui leur permet de faire un tant soit peu pression sur les démocrates pour les pousser à gauche. Ils n’aspirent pas à diriger une rupture de masse d’avec le système bipartite, ni ne croient qu’une telle éruption politique soit possible ou même souhaitable.
Le groupe United for Peace and Justice
Leslie Cagan, la présidente d’United for Peace and Justice, le principal groupe de la gauche libérale qui chapeaute les manifestations de protestation contre la guerre, fit un commentaire semblable sur les déclarations de Sheehan. La réponse de Cagan à la lettre ouverte de Sheehan fut publiée sous forme d’article sur le site Internet de Political Affairs, le magazine du Parti communiste des Etats-Unis. Les staliniens sont peut-être ceux, de toutes les tendances politiques qui se disent de gauche, qui ont la pire tradition de soutien au Parti démocrate, eux qui accusent invariablement toute lutte par la population laborieuse contre les démocrates d’être une conspiration d’extrême droite pour diviser et affaiblir le camp « progressiste », dans lequel ils incluent des défenseurs aussi loyaux de l’impérialisme américain que Bill et Hillary Clinton.
Cagan flatte Sheehan, déclarant, « sa clarté et son énergie ont contribué à inspirer d’autres gens à devenir des activistes », mais ne mentionne à aucun moment le Parti démocrate. Il y a dans l’article une seule référence voilée à la question : « Il y a des différences parmi nous et il y en aura toujours. Le but ne doit pas nécessairement être d’éliminer ces différences, mais plutôt de trouver des façons nouvelles et constructives d’en tenir compte. Nous aurons besoin de tous les alliés et de tous les outils dont nous pouvons disposer… pour en finir avec cette guerre ».
Ces paroles seront bien comprises des milieux staliniens pour lesquels Cagan écrit dans Political Affairs, mais peut-être pas par des lecteurs moins avertis. Traduites en langage clair, elles signifient que la lutte contre la guerre en Irak doit être subordonnée à l’objectif principal : élire un président et un Congrès démocrates en 2008. Il faut inclure dans la catégorie « tous les alliés et tous les outils dont nous pouvons disposer » Clinton, Obama, Edwards, Pelosi et Reid.
L’ISO (International Socialist Organization)
Pour finir, il y a les réponses à Sheehan de la part des organisations qui sont socialistes de nom. Socialist Worker, la publication de l’ISO, une organisation qui a scissionné de la tendance fondée par l’ex-trotskyste britannique Tony Cliff, fait référence aux déclarations de Sheehan dans l’article de tête consacré au vote par le Congrès du financement de la guerre.
Là encore pas de référence à la démission de l’activiste anti-guerre du Parti démocrate. Au lieu de cela Socialist Worker écrit « quelques jours plus tard, une Sheehan émotive annonçait qu’elle se retirait de l’activité politique » comme s’il s’agissait là seulement de l’expression d’une démoralisation politique à la suite du vote du Congrès.
L’ISO rassure ses lecteurs et leur dit que les choses ne vont pas si mal : « Pour le militant anti-guerre, il est tout aussi important de reconnaître combien les choses ont changé dans le courant dominant de la politique, malgré la victoire de Bush sur la question du financement de la guerre. La capitulation des démocrates fut saluée par un épanchement de colère, les individus et les organisations libéraux qui dans le passé s’empressaient de défendre le Parti démocrate n’étant pas en reste, même si physionomie politique et direction futures du phénomène restent encore vagues ».
Comme preuve de cet « épanchement », l’ISO cite non pas l’attaque publique de Sheehan contre les Démocrates, mais la critique de Reid, Pelosi et Cie par MoveOn.org et le journaliste libéral de MSNBC Keith Olbermann. Selon l’analyse d’ISO, une telle critique « a créé pour beaucoup plus de gens le potentiel de prendre une part active à une action contre la guerre…La clé de la fin de l’occupation de l’Irak et de la construction d’une opposition à l’empire américain se trouve hors de Washington, dans la construction de groupes anti-guerre, dans l’organisation de protestations et dans le fait de transformer le large sentiment contre la guerre en opposition active. »
Malgré toute cette rhétorique radicale, l’ISO ne mentionne pas la tâche centrale à laquelle est confrontée la population travailleuse aux Etats-Unis, la construction d’un nouveau parti politique indépendant de masse dirigé contre les démocrates, les républicains et l’oligarchie de la finance et des affaires. La perspective qu’on nous présente ici est celle de la continuation de protestations impuissantes qui ne dérangent pas le monopole politique du bipartisme.
Le WWP (Workers World Party)
Une rhétorique plus extrême encore est apparue dans Workers World, le journal du Workers World Party. Un article de tête sur le vote de la loi de financement de la guerre, mis en ligne le 31 mai, intitulé « Les démocrates... trahissent les électeurs, approuvent les crédits de guerre ». Cet article accuse les démocrates de faire preuve d’un « cynisme incroyable », d’une « totale capitulation » et de « défendre les intérêts impérialistes ».
Au cas néanmoins où la direction du Parti démocrate s’offusquerait un peu trop, cela est suivi d’un éloge enthousiaste de deux députés démocrates du Congrès, Dennis Kucinich and Barbara Lee qui ont voté contre la loi de financement et par de longues citations de leurs remarques dans le débat au Congrès.
Puis l’article en vient à Sheehan, citant sa lettre de démission du Parti démocrate du 26 mai, dont le Workers World concède qu’elle exprime « la profonde frustration de millions de gens qui s’opposent à la guerre et avaient foi dans le Parti démocrate ».
L’article du Workers World ne tire cependant aucune conclusion politique de cet événement, si ce n’est le besoin de « faire descendre la lutte dans la rue », c’est-à-dire d’organiser des protestations dirigées contre ce même Parti démocrate qui vient juste de faire la démonstration de sa complicité avec la guerre impérialiste de Bush en Irak. Malgré leurs attaques verbales à l’égard des démocrates, ils n’ont que des divergences tactiques avec des formations ouvertement pro-démocrates, tels que MoveOn.org. Ils pensent que c’est plus efficace de faire le lobby du Congrès avec des gens qui marchent sur le pavé plutôt qu’à coup de courriels sur internet.
L’article mentionne un « campement » prévu devant le Capitole à la fin du mois de septembre et une marche le 29 septembre, dont la date doit correspondre avec les plans des Démocrates pour une nouvelle série d’activités anti-guerre bidon, après lesquelles le Congrès entérinera consciencieusement une nouvelle année sanglante en Irak au nom du « soutien à nos troupes ».
Selon le Workers World, l’appel à ces manifestations « fournit l’occasion d’une intervention indépendante représentant des millions de travailleurs et de gens opprimés ». C’est là utiliser la langue à bien mauvais escient : une « intervention indépendante » sur la base du calendrier parlementaire de Harry Reid et Nancy Pelosi !
Le Workers World Party est tout à fait disposé à lancer des attaques verbales contre le système bipartite et déclare, « Le Parti démocrate est, tout comme le Parti républicain un défenseur loyal et engagé du même système de domination patronale et impérialiste, basé sur la propriété privée des ressources et du travail social à l’échelle du globe ». Mais en limitant l’alternative à « l’action militante [souligné par moi] indépendante des deux partis capitalistes », le WWP exclut effectivement l’action politique : la lutte pour construire un parti politique socialiste de masse des travailleurs en tant qu’alternative aux partis du grand patronat.
C’est parce que le WWP, malgré tous ses éloges occasionnels en faveur du socialisme (dont la plus haute expression est selon eux, la sinistre dictature stalinisenne de la Corée du Nord), entretient des rapports bien précis, pratiques et qu’il souhaite maintenir avec des dirigeants démocrates parmi lesquels on trouve non seulement Kucinich et Lee mais aussi Charles Rangel, le président du House Ways and Means Committee et l’auteur d’une loi destinée à réintroduire la conscription militaire aux Etats-Unis.
Les tendances discutées ci-dessus, qui représentent tout l’éventail de la « gauche » libérale et radicale des Etats-Unis, occupent une position intermédiaire entre la franche réaction capitaliste et la perspective révolutionnaire socialiste avancée par le World Socialist Web Site et le Parti de l’égalité socialiste. Mais elles ont toutes une caractéristique commune : elles renforcent d’une façon ou d’une autre le monopole politique du système bipartite grâce auquel l’élite dirigeante américaine poursuit sa politique de guerre impérialiste à l’extérieur et de réaction sociale à l’intérieur.
(Article original anglais paru le 2 juin 2007)
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