Il ne se passe pas une semaine en politique
allemande sans que le ministre de l’Intérieur, Wolfgang Schäuble (Union
chrétienne-démocrate d’Allemagne, CDU) n’annonce de nouvelles
propositions relatives à la sécurité intérieure de l’Allemagne. Si le
ministre de l’Intérieur de la grande coalition (CDU, Parti
social-démocrate allemand, SPD, et Union chrétienne-sociale, CSU) pouvait en
faire à sa tête, l’Allemagne serait transformée en un Etat de surveillance
de type Big Brother qui éclipserait même la vision du monde décrite par George
Orwell dans son roman « 1984 ».
Les propositions de Schäuble, dont une partie
a déjà été mise en œuvre, comprennent un système de vidéo surveillance à
grande échelle ; l’identification des personnes par la
biométrie ; le contrôle massif effectué par ordinateur par lequel la
police, les services secrets et autres autorités peuvent consulter et croiser
entre eux des banques de données énormes afin d’enquêter sur les citoyens ;
la surveillance et l’enregistrement des activités des personnes en
mettant sur écoute leurs téléphones portables ainsi que la lecture automatique
des plaques minéralogiques des véhicules captés par des caméras mises en place
sur le réseau autoroutier ; les fouilles intrusives des disques durs
d’ordinateurs branchés au web ; le déploiement de l’armée
allemande à des fins domestiques ; et enfin, le pouvoir d’abattre
des avions civils pour contrecarrer une menace terroriste.
Dans une interview publiée dans la dernière
édition du magazine Der Spiegel, le ministre de l’Intérieur est
encore allé plus loin. Il insiste à présent pour que des moyens légaux
confèrent à l’Etat le pouvoir d’exécuter délibérément des personnes
suspectées de terrorisme ou de les interner pour une durée indéterminée.
Schäuble pose la question : « Si,
par exemple, des terroristes potentiels, des personnes qui représenteraient une
menace pour la société, ne peuvent être extradées, que faisons-nous
alors ? » Il propose d’introduire un délit de complot criminel
en prescrivant certaines conditions, « comme par exemple, d’interdire
toute communication par internet ou par téléphone portable. » Il pose en
plus une autre question : « Peut-on traiter de telles personnes comme
des combattants et les interner ? »
L’allusion à Guantánamo est sans
équivoque ici. Depuis des années, des centaines de prisonniers sont détenus en
toute illégalité sous le prétexte d’être « des combattants ennemis
illégaux. »
« Les problèmes juridiques s’étendent
jusqu’à des cas extrêmes tels que l’exécution ciblée »,
poursuivit Schäuble. Der Spiegel précise, « donc l’exécution
ciblée de suspects par l’Etat. »
Au commentaire que fait l’hebdomadaire Der
Spiegel à l’adresse de Schäuble: « Vous poussez l’Etat de
droit à ses limites lorsque vous le transformez en un Etat de prévention en
acceptant aussi les exécutions d’Etat, » le ministre de
l’Intérieur réplique, « Oh, pas du tout !! Consultez donc les
lois de police des Länder : le dit tir final salvateur existe déjà depuis bien
longtemps. »
Même si l’on ignore le fait que la
légalité de telles lois est fortement controversée, la comparaison de Schäuble est
scandaleuse. Le « tir final salvateur » ne s’applique que dans
le cas concret d’une extrême urgence. La police allemande est, par
exemple, autorisée à tirer lorsque, lors d’une prise d’otage,
c’est le seul moyen de sauvegarder la vie des victimes. Par contre, ce
que Schäuble propose, c’est l’assassinat délibéré de personnes
suspectes, même lorsqu’il ne s’agit pas d’une situation
d’urgence, à la manière des assassinats pratiqués régulièrement par
l’armée israélienne dans les territoires palestiniens occupés ou lors d’attaques
américaines au missile contre des prétendues bases d’opération
terroriste.
Schäuble ne parle pas par hasard de « personnes
qui représentent une menace pour la société ». La définition trouve son
origine dans la pratique professionnelle de la police. C’est
l’expression employée par l’office fédéral de la police criminelle
(BKA) pour désigner les personnes identifiées par les services de police
judiciaire des Länder comme représentant des menaces potentielles de
terrorisme. Selon Der Spiegel, fin mars le BKA avait détecté 65 « personnes
représentant une menace pour la société » (niveau rouge) et 177 « personnes
spécifiques » (niveau jaune).
Il est tout aussi difficile de vérifier les
critères employés par le BKA dans ses investigations qu’il est difficile
de savoir d’où vient la preuve qui conduit à qualifier des personnes de
« menace pour la société ». Une fréquentation répétée d’une
mosquée, la rencontre accidentelle d’une personne ou tout simplement la
délation ainsi qu’une opinion politique non souhaitable, peut servir de
raison à une enquête du BKA. Der Spiegel écrit, « A la question de
savoir quels sont les critères indispensables à remplir pour que l’Etat puisse
considérer quelqu’un comme étant une ‘personne qui représente une
menace pour la société’, l’on ne récolte que des murmures… Le
BKA fait savoir que cette définition est tirée de la ‘pratique
professionnelle de la police’ et qu’elle n’a aucune
pertinence dans le débat juridique. »
Dans le cas où quelqu’un a été arrêté
comme suspect, il n’existe plus d’échappatoire. Pour résumer une
prise de position du BKA, Der Spiegel dit : « Etant donné que
personne n’est inculpé et que personne ne peut être acquitté, il
n’y a qu’une solution, la déportation vers un pays étranger ou
l’internement. »
Des
critiques impuissantes
Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, l’ancienne
ministre de la justice du Parti libéral démocrate (FDP) sous le gouvernement du
chancelier conservateur, Helmut Kohl, avait accusé Schäuble de vouloir
légaliser le meurtre politique en proposant l’exécution de suspects.
Le journaliste Heribert Prantl du journal Süddeutsche
Zeitung, accuse Schäuble de « la Guantánamisation du système juridique
allemande ». Prantle affirme qu’il est en train d’organiser la
« mutation de l’Etat de droit en un régime illégal » et de
chercher à « obtenir un permis de tuer pour l’Etat. » Prantl commente
ensuite la proposition de Schäuble de considérer le complot comme un délit
criminel en disant : « Un conspirateur est quelqu’un qui pense,
qui parle et qui agit d’une manière hostile à l’Etat, alors
qu’autrement ces pensées, ces discours et ces actes ne font pas
l’objet de poursuite. »
Le président du Parti social-démocrate (SPD),
Kurt Beck, a également critiqué Schäuble : « Nous ne pouvons pas
protéger à mort la liberté »
Schäuble, n’est pourtant pas
impressionné par de telles critiques et est déterminé à poursuivre ses projets.
Il sait qu’aucune résistance sérieuse n’est à attendre des rangs du
SPD. Après tout, ses propositions ne sont que la continuation de la législation
introduire par son prédécesseur social-démocrate, Otto Schily qui, après les
attentats du 11 septembre, avait fait passer deux vastes projets de lois
sécuritaires constituant des attaques à grande échelle contre une série de
droits démocratiques.
En mars dernier, Schäuble avait activé le
soi-disant « dossier antiterrorisme » préparé par Schily en mettant à
la disposition des services secrets les données centralisées par la police, les
autorités et les services de renseignement. Ceci mettait un terme à la
séparation entre la police et les services secrets comme le stipulait la constitution
allemande d’après-guerre, conférant ainsi au BKA des pouvoirs énormes
apparentés à ceux dont dispose le FBI aux Etats-Unis.
Bien que bredouillant de temps à autre
quelques mots de protestation, le SPD continue de soutenir le renforcement des
pouvoirs des services secrets. Le porte-parole pour les question de sécurité du
SPD, Dieter Wiefelspütz, vient justement de publier un livre sur la réponse à
apporter à la menace terroriste, dans lequel il préconise le déploiement de l’armée
allemande à des fins domestiques. La réponse immédiate donnée par le président
du groupe parlementaire du SPD, Peter Struck, qui s’était plaint de ce que
Schäuble avait traité le SPD de « cantonistes incertains » est une
indication que le SPD est disposé à accepter le prochain renforcement de la
législation sécuritaire allemande.
Et, malgré ses attaques rhétoriques à
l’encontre des projets de Schäuble, la réponse tiède de Prantl dans le Süddeutsche
Zeitung fut d’appeler le ministre de l’Intérieur à garder un
silence forcé tout au long de l’été.
Par ailleurs, les propositions de Schäuble ont
été saluées par trois ministres-présidents du CDU : Roland Koch (Hesse),
Günther Öttinger (Bade-Wurttemberg) et Peter Müller (Sarre).
En dépit du fait que le gouvernement allemand
s’est officiellement distancé du recours à la torture par les Etats-Unis,
et que la chancelière, Angela Merkel, a publiquement critiqué le camp de
Guantánamo, Schäuble continue de collaborer étroitement avec les services
secrets américains.
Schäuble a déclaré au magazine Der Spiegel :
« En ce moment notre collaboration avec les services de renseignement
américains est plus étroite qu’elle ne l’a jamais été. Aucun pays
au monde ne dispose d’un service de renseignement mondial aussi bon que
celui des Américains et nous en profitons tous les jours. J’ai rencontré
plusieurs fois ces dernières semaines Michael Chertoff, le secrétaire américain
à la Sécurité intérieure. A la mi-mai, je l’avais également reçu chez moi
à Gegenbach avec sa femme et nous avons eu un échange de vues très franc sur la
menace de terrorisme. »
Ce n’est donc pas étonnant que Schäuble
se soit jusque-là strictement refusé à délivrer le mandat d’arrêt issu
par l’avocat général de Munich contre les agents de la CIA qui ont enlevé
le citoyen allemand Khaled el-Masri pour le transférer aux autorités
américaines en Afghanistan.
A la question de l’hebdomadaire Der
Spiegel quant à son refus de respecter la demande de l’avocat
général, Schäuble a répondu, « Les services de renseignement sont tenus de
respecter la loi. Mais les Etats-Unis sont d’avis qu’il vaut mieux
pour eux qu’ils règlent ceci eux-mêmes. Nous devrions le respecter. »
Les
causes
Vue superficiellement, la campagne de Schäuble
pour un Etat fort peut apparaître comme une obsession personnelle. Aucun autre
politicien allemand ne s’était investi aussi pleinement et avec autant de
ténacité dans la tâche de démonter les barrières constitutionnelles qui barrent
la voie à un pouvoir autoritaire sans limite. Selon Schäuble : « Le
point de départ de la pensée moderne d’un Etat est la préservation de la
sécurité intérieure et extérieure du pays. »
Mais il existe des causes objectives
puissantes à l’initiative de Schäuble. C’est ce que montre le
soutien qu’il a déjà reçu et le peu de résistance qu’ont rencontré
ses propositions.
Le gouvernement allemand a réagi à la débâcle
américaine en Irak en renforçant son engagement militaire au Proche-Orient dans
le but de sauvegarder ses intérêts. Schäuble souhaite également modifier la
constitution allemande d’après-guerre de sorte que les soldats allemands puissent
à l’avenir non seulement participer à des missions dans le contexte de
l’OTAN ou de l’ONU mais également sur la base « d’une
responsabilité nationale exclusive. » Jusque-là, l’Allemagne est
restée relativement épargnée d’attentats terroristes en comparaison avec
les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Espagne. La proposition de
Schäuble ne pourra conduire qu’à accroître le danger de telles attaques
sur le sol allemand.
Le renforcement de l’Etat allemand est
d’ailleurs avant tout une réaction aux tensions croissantes à
l’intérieur de la société allemande. L’Allemagne ne dispose pas de
traditions démocratiques bien enracinées, elle n’a jamais vécu de
révolution démocratique bourgeoise victorieuse. Dans la mesure où il existe des
droits démocratiques en Allemagne, ceux-ci furent la conséquence des luttes
menées sous la bannière du marxisme par le mouvement social-démocrate
d’avant 1914. Le caractère limité de tels droits démocratiques a
seulement pu être maintenu tant que les conditions sociales étaient stables. Bien
avant l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933, la République de Weimer avait
recouru de plus en plus fréquemment à des mesures autoritaires, en gouvernant par
décrets d’urgence, ce que le SPD d’alors avait soutenu du bout des
lèvres.
En dernière analyse, l’insistance avec
laquelle Schäuble cherche à renforcer l’Etat est une réaction à la
polarisation croissante de la société dans laquelle les compromis sociaux de la
période d’après-guerre ne sont plus réalisables. Dans le contexte
d’une lutte de classe violente et imminente, la campagne menée par
Schäuble doit être considérée comme un avertissement sérieux.