La vie politique dans la capitale
américaine est de plus en plus un exercice de tromperie et d’auto-illusion. Il
n’est pas long pour l’observateur objectif de discerner que derrière les formes
traditionnelles de la démocratie parlementaire — les débats au Congrès, les
votes, les audiences des comités et le reste —, la machinerie d’une dictature
présidentielle est en voie de consolidation et est déjà opérationnelle dans des
secteurs clés de la politique intérieure et de la politique étrangère.
L’administration Bush a réussi à s’accaparer,
en grande partie parce qu’un Parti démocrate complice et couard et des médias corrompus
y souscrivent, des pouvoirs pour lesquels elle n’est ni supervisée ni imputable
à un degré sans précédent dans l’histoire des Etats-Unis. Sur la base de la
théorie pseudo-constitutionnelle du « pouvoir exécutif unitaire » et
des soi-disant pouvoirs en temps de guerre du commandant en chef (en vertu de
la « guerre au terrorisme », une guerre bidon qui n’a jamais été
officiellement déclarée et qui est sans limites) la clique de droite à la Maison-Blanche
viole de façon routinière les normes constitutionnelles et les statuts légaux,
snobe le Congrès et entreprend des actions qui violent de façon flagrante les
droits démocratiques du peuple américain.
Ceux qui sont impliqués — les responsables
de l’administration, les juges, les membres du Congrès, la presse de Washington
— sont bien au courant de l’état avancé du déclin des procédures démocratiques
traditionnelles et du développement des formes de gouvernance propres à un Etat
policier. Et pourtant, les formalités des processus parlementaires continuent,
avec le consentement mutuel de toutes les parties impliquées, de ce qui est un
village de Potemkine démocratique, maintenues en partie pour garder le peuple
dans l’ignorance sur l’état de péril dans lequel se trouvent leurs droits
démocratiques.
Il y a des débats et des conflits internes,
qui deviennent parfois très chauds, sur la sagesse, la légalité et l’usage, en
réponse aux affirmations les plus éhontées de pouvoir absolu que fait l’administration.
Mais il n’est pas permis à de telles disputes de résonner hors des confins de l’establishment
de Washington.
Entre eux, dans les bureaux, les clubs et
les lieux où l’on étanche sa soif, les habitués de la capitale font de l’humour
noir sur le plus récent outrage de l’administration à la démocratie et aux
principes de l’équilibre entre les différentes branches du gouvernement. Mais
puisqu’ils ont tous intérêt à maintenir le monopole politique des deux partis,
au moyen duquel l’élite de la grande entreprise et de la finance affirme ses
intérêts essentiels, et qu’ils défendent tous le capitalisme américain et ses
visées impérialistes de par le monde, ils continuent à jouer le jeu comme si
rien n’était changé.
L’audience de procureur-général américain,
Alberto Gonzales, jeudi dernier devant le comité judiciaire du Sénat a offert
le dernier exemple du mutisme et du mépris de l’administration envers le
Congrès et de l’impotence des législateurs.
La journée précédant l'audience, Gonzales a annoncé à la
commission que l'administration avait obtenu l'autorisation d'un membre anonyme
du Tribunal sur la Loi de contrôle du renseignement étranger (FISA) nécessaire
pour poursuivre son programme, implémenté par l'Agence de sécurité nationale,
de surveillance électronique des appels téléphoniques et courriels des
Américains. Il est tout à fait évident que cela était une manoeuvre visant à
fournir une feuille de vigne judiciaire à une invasion illégale et
inconstitutionnelle de la vie privée, à mettre un terme aux procédures légales
intentées contre le programme, et à fournir à Bush et à d'autres représentants
de l'administration une couverture légale dans le cas d'une éventuelle
poursuite criminelle contre eux.
Lors de l'audience au Sénat, Gonzales a carrément refusé de
répondre aux questions des membres de la commission à propos du contenu de
l'autorisation accordée par le juge de la FISA, dont le nom n'avait pas été
divulgué, ou de quelque aspect du programme d'espionnage en cours.
Au cours de ses interventions, le président démocrate de la
commission, Patrick Leahy, a déclaré : « Pendant les 32 ans qui ont
suivi mon arrivée au Sénat, à l'époque du Watergate et du Viêt-Nam, je n'avais
jamais assisté à une telle situation où notre constitution, nos droits
fondamentaux et même les Américains étaient aussi menacés par leur propre
gouvernement. »
Mais ce qu'aucun des critiques du gouvernement à la
commission n'ont osé affirmé est le fait évident que le but de tels programmes
d'espionnage n'est pas la protection du peuple américain contre des menaces
étrangères ou des attaques terroristes, mais plutôt de préparer une répression
d'Etat totale contre ceux qui s'opposent aux politiques du gouvernement.
La semaine précédente, la commission judiciaire du Sénat
avait tenu une audience sur le développement des programmes gouvernementaux de
prospection de données qui a dévoilé des informations sur la création rapide
d'un appareil d'Etat policier « Big Brother ».
Dans ses premières affirmations, Leahy a déclaré :
« L'administration Bush a énormément augmenté son utilisation de
technologie de prospection de données, à savoir, la collecte et la surveillance
de grandes quantités de données personnelles et sensibles afin d'identifier des
habitudes et des relations. Durant les dernières années, l'utilisation de la
technologie de prospection de données par le gouvernement fédéral a explosé,
sans qu'il n'y ait de surveillance de la part du Congrès ou de mesures complètes
pour protéger la vie privée.
« Selon un rapport du Bureau général d'audit de mai
2004, au moins 52 agences fédérales différentes utiliseraient à l'heure
actuelle une technologie de prospection de données. Au moins 199 programmes de
prospection de données différents sont mis en oeuvre ou planifiés par le
gouvernement fédéral...
« La très grande majorité de ces programmes sont
utilisés pour amasser et analyser de l'information sur des citoyens
ordinaires... Ils partagent cette information personnelle privée avec des
gouvernements étrangers. Ils la partagent avec des employeurs du secteur privé.
Le seul groupe avec lequel ils ne partageront pas cette information est celui
des citoyens américains auxquels ils l'auront soutirée. »
Un des témoins était l’ancien
membre du Congrès provenant de Géorgie, Bob Garr, un républicain résolument conservateur
qui a joué un rôle de premier plan dans la campagne de destitution du président
Bill Clinton. Garr, un droitiste libertaire et opposant au contrôle des armes
ayant des liens étroits avec la National Rifle Association, est critique de la
politique nationale d’espionnage et de la prospection de données. Son
témoignage révèle une image saisissante de l’offensive menée contre les droits démocratiques
et la constitution américaine.
« En tant qu’ancien membre
du Congrès, » dit-il dans une déclaration écrite, « j’ai été déçu de
voir le Congrès réduire sa responsabilité à l’égard du peuple américain et de
rester assis en silence tandis que la Constitution est vidée de toute signification…
« La prospection de données
menace sérieusement les premier, second, quatrième et cinquième amendements de
la Constitution. C’est presque la moitié de la Charte des droits ! Où cela
va-t-il finir ? Avec l'abrogation de la Constitution pour que la Maison-Blanche
n’ait plus à se soucier de ces lois si encombrantes ? »
Le sénateur Arlen Specter, le républicain
le plus important sur le comité judiciaire du Sénat, remarquait avec
nonchalance durant de l’audition, « vous seriez abasourdi par le peu que
nous apprenons lors des sessions à huis clos ». Il faisait référence à ces
rencontres derrière des portes closes entre le comité et les administrateurs
officiels durant lesquelles les législateurs reçoivent des briefings sur les
aspects sensibles et classifiés des programmes gouvernementaux.
Après l’audition, j’ai demandé à
Leahy, le président du comité : « Comment peu découvrez-vous à ces
sessions à huis clos ? »
Leahy répliqua :
« Nous ne découvrons pas grand-chose. Nous en apprenons plus sur les
programmes secrets dans les médias publics que nous n’en avons jamais appris
dans les rencontres classifiées. Après un certain temps j’ai cessé d’y aller
parce je trouve beaucoup plus d’informations en lisant les journaux. »
J’ai alors demandé à Barr:
« Où en sommes-nous quant à l’absence de contrôle et de supervision du
Congrès sur la branche exécutive ? »
Barr répliqua : « Je pense
que c’est difficile à dire parce que nous ne savons même pas ce que la branche
exécutive fait. Nous avons quelques indications parce que de temps à autre il y
a une fuite… Donc, nous avons quelques indications que c’est rendu extrêmement
loin. Je dirais que c’en est au point où la situation est hors de
contrôle… »
J’ai alors demandé : « Comment
proche sommes-nous d’une dictature présidentielle ? Jusqu’à quel point les
citoyens devraient-il s’inquiéter ? »
« Je pense que les citoyens
devraient être extrêmement inquiet », a dit l’ancien congressiste.