Suite à la pression publique qui s’intensifie, trois
enquêtes distinctes ont été annoncées la semaine dernière concernant la
révélation de mauvais traitements infligés par les Forces armées canadiennes
(FAC) à des prisonniers en Afghanistan. Il est possible que ces enquêtes incluent
aussi une étude plus large des questions soulevées par la pratique habituelle
consistant à transférer des détenus des FAC à la police afghane, bien connue
pour ses méthodes brutales.
Ces enquêtes portent l’empreinte du gouvernement
conservateur minoritaire de Stephen Harper. Bien décidé à intensifier une guerre
impopulaire — le gouvernement a déjà engagé les troupes canadiennes à
jouer un rôle important dans des opérations de contre insurrection au sud de
l’Afghanistan jusqu’en février 2009 — il ne fait pas de doute
que les conservateurs veulent montrer qu’ils sont attentifs aux inquiétudes
de la population devant les révélations peu plaisantes d’inconduite de
l’armée.
Il faut souligner, toutefois, que ces enquêtes n’ont été
entreprises par l’armée et le gouvernement qu’avec la plus grande
réticence.
Les FAC et la Défense nationale (DN) sont depuis longtemps au
courant qu’il y avait eu recours à la violence contre trois Afghans
détenus par les FAC au printemps dernier et que des inquiétudes sur les
traitements qu’ils avaient subi avaient été exprimées par un avocat, un militant
des droits de l’Homme et un professeur de l’Université
d’Ottawa, le Docteur Amir Attaran. Le mois dernier, en réponse à une
enquête du Globe and Mail, la police militaire avait donné
l’assurance qu’il n’y avait jamais eu de mauvais traitements
et que les détenus avaient reçu les soins médicaux nécessaires.
Ce n’est qu’après que le Dr Attaran eût porté plainte
auprès de la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire, une
agence de surveillance civile, que l’armée s’est empressée de
lancer sa propre enquête.
Un porte-parole des FAC a déclaré le 5 février au Globe and
Mail qu’une unité des enquêtes spéciales de la police militaire
allait enquêter sur les allégations de mauvais traitements des prisonniers et
qu’un comité d’enquête militaire, qui se penche aussi sur ces
incidents, serait chargée de faire un compte-rendu plus général sur la manière
dont les prisonniers afghans des FAC sont traités.
Suite à cela, le 9 février, en réponse aux nombreuses
inquiétudes soulevées par le fait que ce soit l’armée qui enquête sur
elle-même, la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire
(CEPCPM) a annoncé qu’elle enquêterait aussi sur cette affaire.
Le président de la CEPCPM Peter Tinsley a dit « La
possibilité qu’il y ait eu des mauvais traitements infligés à des
personnes sans défense lorsqu’elles étaient emprisonnées par les FAC, quels
que soient leurs agissements avant leur arrestation, et la possibilité que des
membres de la police militaire aient pu sciemment ou par négligence ne pas
faire d’enquête sur de tels mauvais traitements… sont des questions
très sérieuses. » La CEPCPM a rejeté des demandes de la police militaire
de retarder toute enquête externe jusqu’à ce qu’elle ait terminé sa
propre enquête criminelle sur cette affaire.
Universitaire bien connu en matière de loi internationale et d’immunologie,
le Dr Attaran ne cherchait en aucune manière à embarrasser le gouvernement.
Comme il l’a expliqué dans un entretien au World Socialist Web Site,
il effectuait une recherche pour une présentation qu’il devait faire sur
les mesures prises par le gouvernement canadien pour empêcher la torture des
détenus en Afghanistan. En examinant des documents sur le transfert de
prisonniers, il avait remarqué que trois prisonniers, capturés par les forces canadiennes
près de Dukah en Afghanistan en avril 2006, présentaient le même type de blessures.
C’est ce qui avait poussé le Dr Attaran à chercher à obtenir
de l’armée davantage d’informations sur ces prisonniers, mais ses
demandes avaient été rejetées par la Défense nationale. Ce refus l’avait
amené à utiliser la Loi sur l’accès à l’information, et finalement
à porter l’affaire devant la CEPCPM.
Alors que l’armée reconnaît que les trois prisonniers en
question ont effectivement été blessés lors de leur détention aux mains des
FAC, elle maintient que ces blessures sont la conséquence d’un « usage
approprié » de la force par le personnel des FAC pour capturer un des
trois hommes et pour maîtriser les deux autres, qui furent décrits comme respectivement
« récalcitrant » et « extrêmement belliqueux » après leur
arrestation. Les dossiers militaires indiquent cependant que les blessures
comprenaient des sourcils tailladés, des tuméfactions aux deux yeux, des
coupures au visage, des abrasions, de multiples ecchymoses sur les avant-bras,
le dos et le thorax et qu’au moins quelques-unes de ces blessures avaient
été faites alors que les prisonniers avaient les mains attachées.
Le mauvais traitement des prisonniers est cohérent avec le but
de l’intervention canadienne en Afghanistan et l’esprit qui l’anime.
Les FAC mènent une campagne de contre insurrection de type colonial en
Afghanistan, pour soutenir un gouvernement mis en place par les Etats-Unis que
même ses partisans internationaux décrivent comme corrompu et dépendant de
l’appui de divers seigneurs de guerre.
Confrontées à une insurrection qui ne cesse de s’étendre,
les forces canadiennes ont recours à l’utilisation d’une plus
grande puissance de feu, au déploiement de tanks et demandé des frappes
aériennes qui ont souvent provoqué de lourdes pertes civiles.
Loués par toutes les sections de l’establishment
politique canadien, le chef de l’état-major Rick Hillier a dénoncé les
talibans qu’il a qualifiés de « tueurs odieux et d’ordures »,
au moment même où les FAC se préparaient à prendre le contrôle de la campagne
contre insurrectionnelle au sud de l’Afghanistan conduite par l’US-OTAN.
« Nous sommes les forces canadiennes, a continué Hillier, et notre travail,
c’est de tuer les gens. »
Selon un reportage du Toronto Star, les récentes
allégations de mauvais traitements par des soldats canadiens « n’ont
pas surpris les habitants de Kandahar ». Les soldats canadiens à Kandahar
ont à maintes occasions tiré sur des civils parce qu’ils ne se seraient
pas arrêtés à des points de contrôle ou se seraient trop approchés des
véhicules des FAC, causant ainsi la mort d’un moins deux civils.
Le Canada, complice
de torture
Quels que soient les résultats des nombreuses enquêtes sur le
sort des détenus de Dukah, il est irréfutable que les FAC et le Canada sont
complices de torture.
Le Dr Attaran rapporte que « La politique des FAC consiste
à transférer les prisonniers… à la Police nationale afghane. Il n’y
aurait en soi rien à redire ni à signaler si ce n’est le fait que la
Police nationale afghane est connue pour pratiquer la torture. »
Les agences d’enquête comme la Commission des droits de
l’Homme des Nations unies ou la Commission des droits de l’Homme en
Afghanistan, qui est une section du gouvernement afghan, ont toutes démontré que
les autorités afghanes, et particulièrement la police nationale, emploient
couramment la torture. Le département d’Etat américain a aussi rendu
publiques des preuves de « torture, d’exécutions extrajudiciaires,
de conditions médiocres d’emprisonnement, de corruption, de détention
prolongée avant procès », ainsi que d’autres violations des droits
humains dans les prisons et centres de détention afghans. [1]
Contrairement à d’autres pays de l’OTAN ayant des
soldats en Afghanistan comme les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, le Canada a
explicitement renoncé à tout droit de regard sur le sort réservé aux
prisonniers livrés aux autorités afghanes, et ce, dans un accord signé en 2005
par le gouvernement afghan et le chef d’état-major à la défense, le
général Rick Hillier. Avant cet accord, les prisonniers des FAC étaient
couramment transférés vers les forces américaines, qui avaient alors la
possibilité de les détenir dans des prisons secrètes en violation du droit
international.
Au printemps dernier, un groupe d’avocats canadiens
avait exprimé des inquiétudes au sujet de l’accord de 2005, faisant
référence à la réputation de l’Afghanistan en matière de droits humains.
Ils avaient averti que les soldats canadiens pourraient être traduits en
justice pour crimes de guerre si l’on découvrait qu’un prisonnier
livré par eux aux autorités afghanes avait été torturé.
Un rappel de la
Somalie
Voilà maintenant deux semaines, après l’importante
couverture du Globe and Mail sur les allégations de sévices sur les
prisonniers et sur le rôle qu’avait joué le Dr Attaran pour exiger une
enquête sur ces derniers, celui-ci a été contacté par le commandant Denise Laviolette,
experte en communications navales ayant pour supérieur le chef de la
police militaire, le grand prévôt.
Selon le Dr Attaran, « Il semblait qu’elle voulait
régler le problème en tentant de m’intimider. » Dans un de ses
courriels, Laviolette aurait écrit : « il [le Dr Attaran]
n’agissait pas avec professionnalisme ».
De façon significative, les supérieurs de Laviolette
n’ont pas cherché à se distancier de ses commentaires.
Cela démontre que l’affirmation du général Hillier selon
laquelle « les allégations de mauvaise conduite et de sévices sur des
détenus sont prises très aux sérieux par moi-même et les commandants sous mon
autorité » n’était qu’un stratagème de relations publiques. En
réalité, l’armée n’aime vraiment pas que le Dr Attaran tente de
faire la lumière sur de possibles sévices sur des prisonniers et plus
généralement sur la légalité pour les CAF d’avoir livré des prisonniers à
un régime pratiquant la torture.
Pendant ce temps, les médias ont publié un torrent
d’éditoriaux et de commentaires déclarant que cela n’était pas une
répétition de « l’affaire Somalie » — une référence à la
torture et à l’exécution d’un jeune Somalien en 1993 par des
soldats canadiens, qui avaient provoqué l’indignation internationale et
qui avaient monté l’opinion publique contre cette mission.
L’un de ces articles, par l’analyste militaire
David Bercuson, était en effet intitulé « Not to be confused with Somalia »
(Ne pas confondre avec la Somalie). « Les Forces canadiennes, affirme Bercuson,
n’auront en aucune circonstance à subir une nouvelle crise
somalienne », et il fournit la preuve de cette affirmation en ajoutant que
« le gouvernement et l’armée ont procédé à des changements
significatifs après la Somalie ».
Le même jour, un éditorial du Globe and Mail reprenait la
même question en affirmant : « On ne peut en aucune façon comparer
cela à la violence déchaînée des soldats canadiens participant à une mission de
maintien de la paix ratée en Somalie en 1993 ». L’article nous
assurait par la suite que « L’armée a tiré de dures leçons de la
Somalie. Elle a amélioré l’entraînement, la préparation et la
responsabilité et a mis en place des mécanismes plus solides afin que cela ne
se reproduise pas. »
Il est tout à fait juste que l’affaire somalienne soit invoquée
en rapport avec les présentes allégations, mais, contrairement à
l’objectif de l’establishment patronal et des experts de la droite,
elle doit être invoquée comme un sinistre rappel.
En 1993, des soldats canadiens, qui prenaient part à une
mission américaine autorisée par les Nations unies, avaient capturé dans leur
campement un jeune civil, Shidan Arone, et, après des heures de torture, dont avaient
été témoins au moins 16 soldats, l’avaient tué. Ce meurtre avait ensuite
été dissimulé par des officiers du régiment aéroporté du Canada.
Le gouvernement libéral de l’époque avait finalement été
forcé de démanteler le régiment aéroporté et de tenir une enquête publique sur
les circonstances des événements en Somalie. Mais tandis que l’enquête révélait
de nombreux longs témoignages faisant état d’une culture de brutalité et
de racisme, avancée par les plus hauts échelons de la hiérarchie militaire, la
nervosité montait parmi les plus hauts gradés des FAC. Finalement, avec
l’appui des opposants de droite des libéraux, dont les prédécesseurs des
conservateurs de Harper, la direction des FAC avait réussi à obtenir du
gouvernement qu’il mette brutalement fin à l’enquête, empêchant
ainsi la production de son rapport final.
Suite à cela, la Loi sur la défense nationale a été modifiée
en 1998 et ces changements sont souvent invoqués pour affirmer que des
événements comme ceux de l’affaire somalienne ne peuvent plus se répéter.
Mais en réalité, ces changements ne sont en grande partie des changements
superficiels. Bien que la loi introduise un organisme de surveillance civile,
la CEPCPM, cette agence n’a que des pouvoirs limités pour citer des
témoins à comparaître et n’a aucun pouvoir d’ordonnance ou de
pouvoir disciplinaire.
La façon dont les hauts gradés ont répondu aux allégations de
mauvais traitements de prisonniers en Afghanistan — de la résistance
initiale à toute enquête jusqu’aux tentatives récentes
d’intimidation à l’égard du Dr Attaran — révèle une attitude
qui est sinistrement apparentée à celle révélée par les événements en Somalie.
Et si cette attitude est absolument répréhensible, elle n'est
pas surprenante de la part d’une armée dont les missions, telles la
mission somalienne et l'offensive actuelle en Afghanistan, sont celles d'une
puissance impérialiste imposant sa volonté sur des nations plus faibles.
Le gouvernement Harper, avec l'appui des médias, a cherché à attiser
l'enthousiasme public pour l'intervention canadienne en Afghanistan, mais
s’est heurté à opposition publique massive et qui s’intensifie.
En même temps, les partis d'opposition au Parlement canadien
n'offrent aucune opposition véritable au programme militariste des
conservateurs. Tandis qu'ils font diverses déclarations opportunistes
faisant appel au sentiment anti-guerre, ils ont tous soutenu le déploiement des
FAC en Afghanistan du sud et tous continuent à permettre au gouvernement
conservateur minoritaire de poursuivre impunément une guerre impopulaire. Comme
d’habitude, Jack Layton, le chef du NPD, s’est limité à demander la
garantie que les résultats des enquêtes sur les allégations de mauvais
traitements contre les prisonniers seront rendus publics. Le chef du Bloc
québécois, Gilles Duceppe, a donné encore plus de latitude au gouvernement,
suggérant que l'enquête de la CEPCPM ne s’avérait peut-être pas
nécessaire.
En fin de compte, ces enquêtes vont peut-être révéler
qu’il y a eu des mauvais traitements de prisonniers lors de la mission
canadienne en Afghanistan, révélations qui sans aucun doute provoqueront
l’assurance officielle que des mesures seront prises pour que les FAC
n'agressent ni ne torturent d’autres prisonniers à l'avenir. Ce qui
est en jeu, cependant, c’est le changement de rôle de l’armée
canadienne — changement très fortement soutenu par le précédent
gouvernement libéral de Chrétien et Martin, mais que les conservateurs sous
Harper encouragent sans retenue — afin qu’elle puisse intervenir plus
souvent et plus directement dans les affaires mondiales et défendre les
intérêts du patronat canadien dans la re-division et la colonisation du
globe. Dans ce rôle, il est inévitable que d’autres violations des
droits de l'Homme beaucoup plus graves seront commises par les FAC contre les
citoyens des régions qu’elles ont ciblées.
[1] U.S. Department of State:
Country Reports on Human Rights Practices, Bureau of Democracy, Human Rights,
and Labor, 8 mars 2006.