Le présent conflit entre les conducteurs de
train et la direction des chemins de fer allemands (Deutsche Bahn, DB) renferme
d’importantes leçons politiques pour tous les travailleurs. Il
n’est pas possible de confronter les attaques systématiques qui sont
montées contre les salaires et les acquis sociaux de la classe ouvrière sans
avoir tiré ces leçons.
Après des années de réduction de salaire continue
et de détérioration des conditions de travail, les conducteurs de train
revendiquent maintenant une augmentation de salaire pour essayer au moins de
compenser une partie des pertes. Ce faisant, ils se heurtent à une vaste
opposition se composant de la direction de la DB et des intérêts patronaux, du
gouvernement allemand, de la justice et des médias ainsi que des syndicats de
cheminots, Transnet, le GDBA (Gewekschaft Deutscher Bundesbahnbeamten, Arbeiter
und Anwärter), et la Fédération des syndicats allemands (DGB, Deutscher
Gewerkschaftsbund).
Le fait que les syndicats collaborent avec la
direction pour porter atteinte aux salaires et aux conditions de travail de
leurs propres membres n’a rien de nouveau. Il suffit de se rappeler les
conflits de ces dernières années durant lesquels les dirigeants syndicaux ont
précisément joué ce rôle chez Opel, Siemens, Deutsche Telekom, les services
publics, entre autres. Pourtant, dans le cas du conflit des conducteurs de
train de la DB, la trahison des syndicats a atteint une nouvelle qualité.
Transnet et la DGB se sont transformés en
syndicats jaunes au sens le plus strict du mot, en s’employant comme
briseurs de grève et en organisant une campagne de provocation à
l’encontre des conducteurs de train. Le président de la DGB, Michael
Sommer, a publiquement condamné la grève. Les conseillers juridiques au service
de Transnet ont encadré la direction de la DB tout au long du processus
juridique de ce conflit en traînant les conducteurs de train d’un
tribunal à l’autre jusqu’à ce qu’elle trouve enfin un juge
qui veuille bien déclarer cette grève illégale.
En d’autres termes, dès le départ les
conducteurs de train ont été confrontés à la puissance de l’Etat liée à
celle du gouvernement de grande coalition allemand unissant
démocrates-chrétiens de la CDU/CSU (Union chrétienne démocrate
d’Allemagne/Union chrétienne sociale) et sociaux-démocrates du SPD (Parti
social-démocrate d’Allemagne) et la DGB en tant que serviteur dévoué du
gouvernement.
Et dépit de tout cela, les conducteurs de
train ont voté à près de 96 pour cent en faveur de la grève sans se laisser
intimider par les menaces massives lancées contre eux.
Dans le même temps, le syndicat des
conducteurs de train, le GDL (Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer) a démontré
son incapacité à organiser une résistance efficace et à soumettre une voie
politique alternative. La direction syndicale menée par Manfred Schell a réagi
au vote de ses adhérents pour la grève en reculant et en cherchant
désespérément à arriver à un compromis.
Après le succès de la première grève
d’avertissement des conducteurs de train, le GDL n’a plus organisé
que des actions limitées. Le vote, le décompte des scrutins et l’annonce
de la date de déclenchement d’un éventuel mouvement de grève furent traînés
en longueur durant des semaines. Schell signala à maintes reprises sa
disposition à négocier et finit par proposer une procédure d’arbitrage
impliquant l’ancien secrétaire général de la CDU, Heiner Geißler, en
dépit du fait qu’il n’existe aucun accord d’arbitrage entre
la DB et le GDL. La DB avança alors sa propre proposition d’arbitre externe,
en désignant Kurt Biedenkopf, un autre ténor de la CDU qui entretient des liens
étroits avec le monde des affaires.
Bien que des juristes et des experts en droit
du travail tels Wolfgang Däubler de l’université de Brême aient déclaré
que l’argumentation développée par le Tribunal du travail de Nuremberg
pour interdire la grève était « tout à fait inappropriée » et que l’ordonnance
du tribunal interdisant la grève comme était « juridiquement
intenable », le GDL a accepté l’arrangement amiable en renonçant à
la grève jusqu’au 27 août.
La procédure d’arbitrage a uniquement
pour but d’intensifier la pression de l’opinion publique sur les
conducteurs de train. Les deux politiciens de la CDU, Geißler et Biedenkopf, arbitreront
immanquablement en faveur de la direction de la DB et il est d’ores et
déjà clair que l’appel à l’arbitrage est le premier pas vers un
compromis pourri et la trahison de la grève.
De nombreux conducteurs de train rejettent ce
compromis et cherchent un moyen de poursuivre la grève. Mais,
l’enseignement le plus important à tirer des événements de ces semaines passées
est que le combat pour des conditions de travail et des salaires meilleurs ne
peut être gagné s’il est mené avec les méthodes et les moyens de la lutte
syndicale traditionnelle.
Les conducteurs de train et la classe ouvrière
dans son ensemble sont confrontés à des tâches politiques. Comme aujourd’hui
les conducteurs de train, demain d’autres sections de travailleurs seront
obligées de s’opposer à la destruction permanente des acquis sociaux et auront
à faire face au même bloc formé par le gouvernement, la justice et le DGB.
La mondialisation de l’économie a coupé
l’herbe sous les pieds de toute politique fondée sur la réconciliation
sociale. Des cartels financiers opérant de par le monde entier et qui contrôlent
la vie économique moderne sont déterminés à extraire la dernière once de profit
de la classe ouvrière afin de satisfaire leur soif insatiable
d’accumulation de dividendes et de richesse.
Les syndicats et le SPD ont réagi à la
faillite du réformisme social en s’alignant inconditionnellement derrière
le patronat dans le but de défendre les « intérêts allemands », à
savoir, les intérêts des banques allemandes et des grands groupes sur une scène
mondiale extrêmement compétitive. Les conséquences qui en résultent sont des
attaques brutales contre les salaires et les droits des travailleurs et l’intensification
du militarisme et le réarmement.
Les conducteurs de train ne peuvent donc faire
confiance à de prétendus arbitres indépendants, à l’Etat, à la justice, à
d’autres institutions nationales ou à des représentants politiques
bien-pensants qui témoignent de la sympathie pour leurs revendications. Leur
demande de mobilisation de soutien doit s’adresser à d’autres
cheminots et à d’autres sections de la classe ouvrière. L’esprit
combatif des conducteurs de train qui s’est attiré la sympathie de vastes
couches de la population allemande, doit devenir le point de départ pour des
tâches et des défis politiques nouveaux.
Ceci requiert une stratégie politique
fondamentalement nouvelle qui place les besoins de la population laborieuse
au-dessus des intérêts de profit des grands groupes et des banques. La
production en général et des services aussi importants que les chemins de fer
doivent être libérés de l’emprise d’une élite financière et mis au
service de la société en général.
Ceci ne pourra se faire que si les
travailleurs rompent avec leurs vieilles organisations nationales et
s’unissent au niveau mondial et européen pour poursuivre la lutte pour
une réorganisation socialiste de la société. C’est dans la construction
d’un tel parti socialiste international que se sont engagés le World
Socialiste Web Site et le Parti de l’Egalité sociale (Partei für
soziale Gleichheit, PSG) en Allemagne.
Le
rôle du SPD et de « La Gauche »
Les salaires et les conditions de travail
misérables contre lesquels les conducteurs de train se battent ne sont pas survenus
du jour au lendemain. Ils sont le résultat d’une stratégie politique appliquée
depuis longtemps par tous les partis officiels allemands pour réduire les
niveaux de vie de la classe ouvrière dans le but d’enrichir les patrons
et les gros actionnaires.
La coalition gouvernementale SPD-Verts qui a
pris le pouvoir il y a neuf ans, avait fortement accéléré le processus de
redistribution des richesses en Allemagne. La coalition avait introduit une
série de réductions d’impôts au bénéfice des entreprises et des banques
tout en adoptant à la fois des lois, telles Hartz IV, réduisant les allocations
chômages et les prestations sociales dans le but de créer une réserve de
main-d’œuvre bon marché et de baisser les salaires.
Quand cette politique fut confrontée à une
résistance croissante de la population qui résulta pour le SPD en onze défaites
consécutives lors d’élections régionales, le chancelier Gerhard Schröder
(SPD) céda le pouvoir à Angela Merkel (CDU). Depuis lors, le SPD n’a
cessé de poursuivre sa politique anti-sociale en tant qu’associé en
second dans la grande coalition allemande. Cette politique réactionnaire a
bénéficié du soutien total du DGB et des syndicats affiliés.
Il est également nécessaire de soumettre le
parti « La Gauche » (Die Linke) à une évaluation critique. La création
de ce parti par la fusion du parti post-stalinien PDS (Parti du socialisme
démocratique) et de l’Alternative électorale-travail et justice sociale
(WASG) est la réaction au déclin rapide du SPD. Ses dirigeants sont Oskar
Lafontaine, qui a occupé de nombreux postes de responsabilité durant ses 40 ans
passés au sein du SPD, Gregor Gysi et Lothar Bisky, qui tous deux sont issus du
parti stalinien de l’ancienne Allemagne de l’est, le Parti
socialiste unifié d’Allemagne (Sozialistische Einheitspartei
Deutschlands, SED). Ces dirigeants redoutent une radicalisation de vastes
couches de la population et ils sont hostiles au moindre mouvement de la
population qui menace ou met seulement en doute le système capitaliste de
profit.
Lafontaine, Gysi et Bisky sont déterminés à
empêcher la formation d’un tel mouvement et cherchent désespérément à
faire renaître les illusions dans la politique du réformisme social. Tout en
louant la politique du dirigeant d’après-guerre du SPD, Willy Brandt, qui
avait appliqué des réformes sociales limités durant les années 1970, les
dirigeants de La Gauche utilisent leurs positions au Sénat de Berlin et dans
des municipalités, telles Brême pour organiser et imposer des coupes sociales.
Un élément de base de la politique de La
Gauche est son soutien à l’égard du DGB. La Gauche essaie
d’insuffler une seconde vie aux syndicats qui ont été discrédités en
raison de leurs liens avec le SPD. Lafontaine et Gysi ont, de manière
étonnante, fait profil bas tout au long du conflit des conducteurs de train.
Seul le vice-président du groupe parlementaire du parti, Klaus Ernst, a exprimé
son soutien pour leurs revendications tout en réclamant un « contrat
collectif unitaire pour toute la branche », qui est d’ailleurs aussi
la principale revendication de Transnet et du GDBA. Ce n’est pas par
hasard que le patron de Transnet, Norbert Hansen, avait été invité
officiellement au congrès de fondation de La Gauche.
Un
nouveau stade de la lutte des classes
La féroce campagne menée par
l’entreprise, le gouvernement, la justice et le DGB contre les
conducteurs de train marque un nouveau stade dans la lutte de classe. Le fait
que l’entreprise soit en mesure d’aller d’un tribunal à l’autre
jusqu’à ce qu’elle en trouve un qui veuille bien interdire la grève
tourne en dérision l’indépendance de la justice.
Les conclusions formulées dans le jugement du
Tribunal de travail de Nuremberg, à savoir que des grèves « peuvent durant
la période de vacances causer des préjudices économiques considérables »
est une attaque directe à l’encontre du droit constitutionnel à la
liberté d’association d’où découle le droit de grève. La même
argumentation pourra être reprise demain contre toutes les grèves qui
dépasseront le cadre des manifestations de protestation anodines organisées à
grand renfort de sifflets par le DGB et qui incluent des grèves symboliques
durant la pause de midi. Il faudrait se reporter à la justice de classe
flagrante pratiquée durant l’empire allemand, la République de Weimar ou
le régime nazi pour trouver un parallèle correspondant aux pratiques juridiques
abusives dont furent l’objet les travailleurs dans le présent conflit.
Les véritables relations de classe deviennent
de plus en plus apparentes dans la société : la politique nationale est
guidée par les intérêts des riches ; la politique étrangère est une fois
de plus dominée par la concurrence entre les grandes puissances pour les parts
de marché et les ressources ; et la justice est utilisée par la classe
dirigeante comme instrument de répression pour sauvegarder ses intérêts.
Il est remarquable que le président de la
fédération des employeurs allemands, Dieter Hundt, ait exigé une interdiction
plus générale de la grève à peine quelques jours après la décision du tribunal
de Nuremberg. Il réclama des modifications de la loi pour éviter « des
conflits du travail initiés par de petits groupes professionnels. » Hundt
a exigé qu’« une grève d’une section syndicale représentant
des travailleurs minoritaires doit être déclarée juridiquement intenable et
donc comme non autorisée dans la mesure où une convention collective recouvrant
l’ensemble des travailleurs existe, » autrement l’ensemble de
l’autonomie tarifaire est « menacée de façon aiguë. »
Jusque-là on entendait par autonomie tarifaire
la non ingérence de l’Etat dans les conflits tarifaires. A présent, les
employeurs reconnaissent le droit de négociation collective aux seuls syndicats
du DGB qui sont prêts à imposer à leurs membres les accords les plus
régressifs. Toute tentative de se libérer de cette camisole de force doit être
interdite et criminalisée.
A cet égard, le rôle méprisable de briseurs de
grève joué par Transnet et le GDBA au cours de ces dernières semaines est plutôt
la règle et non l’exception. Partout dans le monde, les syndicats fournissent
leurs services pour le maintien de l’ordre en réprimant tout mouvement
indépendant de la classe ouvrière. C’est la conséquence directe et
logique de leur programme réformiste qui a pour objectif le maintien des
relations capitalistes.
Une voie pour aller de l’avant
présuppose la sortie de l’impasse d’une telle politique et la construction
d’un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière basé sur un
programme internationaliste et socialiste. Tel est le programme du Parti de
l’Egalité sociale.