La loi adoptée par la Chambre des
représentants mercredi et par le Sénat jeudi, légalisant la politique de
torture et de détention illimitée sans procès de l’administration Bush, tout
comme les procédures sommaires pour les détenus de Guantanamo représentent un
grand tournant aux Etats-Unis.
Pour la première fois de l’histoire
américaine, le Congrès et la Maison-Blanche se sont entendus pour passer outre
les provisions de la constitution américaine et de la Charte des droits et pour
officiellement adopter les méthodes associées aux Etats policiers.
Cette loi est le résultat du long processus
de déclin de la démocratie américaine qui accompagne l’immense croissance de l’inégalité
sociale et a atteint un point tournant avec le vol des élections en 2000. Au
début de décembre 2000, juste avant que la Cour suprême prenne sa décision d’arrêter
le recomptage des votes en Floride et de donner la présidence à George W. Bush
qui avait moins de voix nationalement que son adversaire démocrate Al Gore, le
secrétaire national de Parti de l’égalité socialiste et président du comité éditorial
international du World Socialist Web Site, David North, dans un rapport
sur la crise électorale, avait dit :
« La décision de cette cour révélera jusqu’où
la classe dirigeante américaine est prête à aller dans son abandon des normes
constitutionnelles et démocratiques-bourgeoises traditionnelles. Est-elle prête
à approuver la fraude électorale et la suppression des votes et à installer à
la Maison-Blanche un candidat qui a obtenu le pouvoir au moyen de méthodes qui
sont de manière flagrante illégales et anti-démocratiques ?
« Une section importante de la
bourgeoisie, et peut-être même la majorité de la Cour suprême américaine, se
prépare à faire précisément cela. Il y a eu une très grande érosion de l’appui
au sein des élites dirigeantes pour les formes traditionnelles de la démocratie
bourgeoise aux Etats-Unis. »
La décision de la Cour suprême et le refus
du Parti démocrate de s’y opposer démontrent qu’il n’y a plus de sections
importantes au sein de l’élite dirigeante américaine qui défendent les droits
démocratiques.
La batterie de mesures dignes d’un Etat
policier que l’administration a édictées, et ce, sans opposition sérieuse au
sein de l’establishment politique, vient confirmer cette analyse.
La Loi sur les commissions militaires de
2006 va avoir un impact qui dépassera l’approbation sans discussion de l’incarcération
de prisonniers à Guantanamo et dans d’autres camps de détentions dirigés par
les Américains à travers le monde. Elle attaque les droits de tous les citoyens
américains aussi bien que des résidents légaux et des autres immigrants, qui
seront maintenant menacés d’arrestation et d’emprisonnement à vie, sur ordre du
président, sans aucune supervision judiciaire.
La loi devra maintenant revenir devant la
Chambre des représentants pour un vote final vendredi, pour concilier de
petites différences dans le texte des deux versions acceptées. On s’attend à ce
que le président Bush puisse signer la loi ce week-end.
Selon les termes de cette loi, le président
peut désigner toute personne comme étant un « combattant ennemi illégal »
et elle sera alors arrêtée par les agents des services du renseignement et
emprisonnée indéfiniment sans recours légal. La loi définit un « combattant
ennemi illégal » comme un « individu engagé dans des hostilités
contre les Etats-Unis » qui n’est pas un membre régulier d’une armée
ennemie.
Etant donné les vues élastiques de l’administration
Bush sur ce qui constitue des « hostilités », cette définition permet
d’effacer toute distinction légale entre un terroriste d’al-Qaïda, un immigrant
arabe qui fait un don de charité à un fond d’aide libanais et un étudiant d’une
université américaine qui se battra avec la police lors d’une manifestation de
protestation contre la guerre en Irak.
La loi a été votée par la Chambre des
représentants mercredi avec l’appui de 34 démocrates qui ont rejoint 219
républicains dans un vote décisif de 253-168. Le Sénat a adopté la loi le jour
suivant avec une majorité encore plus importante de 65-34 où 12 démocrates se
sont joints au bloc quasi unanime des républicains.
Avant de voter sur la loi, les sénateurs
ont défait quatre amendements : rétablir les droits des prisonniers d’être
entendu devant une cour, l’habeas corpus, défait à 51-48; accroître la
supervision du Congrès sur le programme de torture de la CIA, défait à 53-46;
imposer une limite de cinq années sur les commissions militaires, défait à
52-47; et bannir des techniques spécifiques reconnues comme de la torture, avec
les mêmes résultats.
Cette loi aux larges implications satisfait
à toutes les demandes de l’administration Bush sauf celle d’explicitement
répudier les Conventions de Genève. La Maison-Blanche a accepté une formulation
plus faible qui donne au président le pouvoir « d’interpréter » les
Conventions de Genève pour autoriser certaines formes de torture.
Ces principales provisions sont :
* Autoriser le président à établir des
commissions parlementaires pour juger les détenus sous arrestation américaine,
que ce soit dans un pays étranger ou aux Etats-Unis.
* Donner le pouvoir aux commissions
américaines de déterminer la sentence, y compris la peine de mort.
* Des règles de la preuve qui permettent
les preuves de ouï-dire et les témoignages forcés des témoins.
* Permettre l’utilisation de témoignages
obtenus au moyen d’un « traitement cruel, inhumain ou dégradant » si
la torture a eu lieu avant le 30 décembre 2005, date à laquelle elle fut
interdite par le Congrès.
* Permettre aux procureurs de ne pas
dévoiler aux défendants des preuves présentées au jury, si elles contiennent
des informations secrètes et leurs substituer un résumé censuré.
Violations
de la constitution
Plusieurs des provisions de la nouvelle loi
sont des violations flagrantes de la constitution américaine. C’est ce qu’a
reconnu le sénateur républicain Arlen Specter, le président du comité sur la
justice, qui a néanmoins voté pour la loi après que son amendement pour
restaurer le droit de l’habeas corpus eut été défait.
Specter a dit dans le débat qu’en niant les
droits à l’habeas corpus des suspects détenus dans la « guerre au
terrorisme », la loi « va faire reculer notre société civilisée de
neuf cents ans » à l’époque avant l’adoption de la Magna Carta — la
première élaboration des principes démocratiques sous la loi britannique.
« Toute cette controverse se résume à
savoir si le Congrès va légiférer pour nier un droit constitutionnel qui est
déclaré explicitement dans la Constitution elle-même et qui a été reconnu aux
étrangers par la Cour suprême des Etats-Unis », a-t-il dit.
L’Article I, section 9 de la constitution
américaine déclare : « Le privilège de l'ordonnance d'habeas
corpus ne pourra être suspendu, sauf dans les cas de rébellion ou
d'invasion, si la sécurité publique l'exige. » Personne dans l’administration
Bush ou dans la direction des républicains au Congrès n’a suggéré que les
attentats terroristes du 11 septembre 2001 constituaient une telle invasion.
Ils ont tout simplement ignoré le texte très clair de la Constitution.
Les autres dispositions du projet de loi violent aussi le
sixième amendement de la Constitution, qui dicte les conditions nécessaires
d'un procès équitable, et qui est basée sur la pénible expérience vécue par les
colons face aux injustices de la Couronne britannique. L'amendement dit
ceci : « Dans toute procédure criminelle, l'accusé jouira du droit
d'être jugé promptement et publiquement par un jury impartial de l'Etat et du
district dans lequel le crime aura été commis, district dont les limites auront
été tracées par une loi préalable ; il sera informé de la nature et du
motif de l'accusation ; il sera confronté avec les témoins à charge ;
il aura la faculté de faire comparaître des témoins en sa faveur, et il aura
l'assistance d'un conseil pour sa défense. »
Les prisonniers à Guantanamo et dans d'autres camps de
concentration américains seront jugés par un comité d'officiers militaires,
pourront se voir refuser le droit de connaître les preuves ou les témoins
contre eux, et verront le rôle de leurs avocats paralysé car ceux-ci seront
sous la surveillance directe de l'armée et sous l'autorité du commandant en
chef.
Du point de vue de l'administration Bush et du leadership
républicain au Congrès, ces graves violations constitutionnelles ne constituent
pas une nécessité regrettable, mais un atout positif. Ils alimentent la peur de
la population face au terrorisme et pas seulement pour des visées électorales à
court terme, mais pour jeter les bases d'un tournant permanent vers des formes
de gouvernance totalitaires aux Etats-Unis.
Le rôle des démocrates
Jeudi, les votes sur quatre amendements ont permis aux
sénateurs démocrates de s'afficher comme des défenseurs des libertés civiles et
constitutionnelles. Par exemple, le président de la commission judiciaire,
Patrick Leahy, a dénoncé l'élimination de la protection de l'habeas corpus pour
les 12 millions de résidents immigrants légaux, ainsi que pour les immigrants sans
papiers. La disposition « tourne en dérision la noble rhétorique de Bush
et Cheney à propos d'exporter la liberté à travers le monde, » a-t-il
affirmé, ajoutant, « Quelle hypocrisie ! »
Le sénateur Carl Levin du Michigan a déclaré :
« L'habeas corpus dans ce projet de loi maltraite au point de vue
légal les droits garantis par la Constitution autant que les actions à Abou
Graïb, à Guantanamo et dans les prisons secrètes maltraitent physiquement les
détenus. »
Mais Leahy et Levin n'ont pas expliqué pourquoi ils ont
refusé, ainsi que d'autres leaders démocrates, de bloquer un vote sur la loi
par une obstruction, qui ne nécessite que 40 voix. Harry Reid, le chef de la
minorité au Sénat, est arrivé à un accord mercredi soir avec le chef de la
majorité, Bill Frist, pour permettre que des votes soient tenus sur les quatre
amendements en échange d'une abstention d'obstruction par les démocrates, et
ce, même si les démocrates ont déjà fait obstruction pour des questions
beaucoup moins importantes, comme la nomination de certains juges de cour
d'appel fédérale.
Dans son discours au Sénat, Leahy a déclaré :
« Nous nous apprêtons à jeter la tache la plus sombre possible sur la
conscience de la nation. Nous ne devrions tellement pas... C'est
inconstitutionnel. C'est ne pas agir en Américain. » Apparemment, ce n'est
pas assez mal, ou la tache n'est pas assez sombre, pour pousser les démocrates
à s'opposer à l'administration Bush un mois avant une élection.
Au lieu de cela, l'un après l'autre, les démocrates faisant
face une lutte serrée se sont rangé au côté de l'administration Bush. Parmi
les 12 sénateurs démocrates qui ont voté pour l'adoption finale de la loi, au
côté de droitistes ouverts tel Joseph Lieberman du Connecticut, on trouve des
libéraux aux prises avec une réélection disputée tels que Robert Menendez du
New Jersey, Debbie Stabenow du Michigan et Bill Nelson de la Floride.
Les 34 démocrates de la Chambre des représentants
comprennent un certain nombre de démocrates de droite du Sud des Etats-Unis et
aussi plusieurs membres du Caucus noir au Congrès et deux congressistes qui
sont des candidats démocrates pour les élections au Sénat américain qui auront
lieu le mois prochain — Harold Ford du Tennessee et Sherrod Brown de l’Ohio.
Brown, un libéral, a cherché à en appeler au sentiment
anti-guerre en Ohio, un Etat qui a perdu un nombre disproportionné de jeunes
hommes et de jeunes femmes en Irak, incluant deux douzaines d'une même unité de
la Garde nationale basée dans la ville de Brook Park en banlieue de
Cleveland. Dans une entrevue avec MSNBC.com, Brown a dit que les détenus
« ne sont pas des soldats, pas des combattants représentant un gouvernement,
ce sont des terroristes ».
Bien sûr, l'objectif évident d'une procédure judiciaire est
de déterminer, sur la base d'une preuve, si l'accusé est actuellement coupable
des accusations portées contre lui. Brown, comme l'administration Bush, suppose
que tous ceux qui sont capturés par la CIA et les militaires américains sont
coupables, et utilise la présomption de culpabilité pour justifier des
procédures martiales.
Brown rejette les critiques de complicité avec
l'administration Bush, disant, « Certaines personnes ne veulent simplement
pas que je sois d'accord avec Bush sur quoi que ce soit. »
Le New York Time observait, dans son éditorial déplorant à
l'avance l'adoption de la loi, que l'année 2006 allait entrer dans le livre des
années infâmes pour l'adoption « d'une loi tyrannique qui sera classée
parmi les moments sombres de la démocratie américaine, la version de notre
génération de la Loi sur les étrangers et les actes séditieux ». Mais le
journal ne tente pas de donner une explication sérieuse pour ce tournant vers
la tyrannie, ou de suggérer une base pour s'y opposer.
Il ne pouvait pas le faire, puisque le Times, avec le reste
de l'establishment médiatique et les deux partis politiques de l'élite
corporative américaine, soutien la soi-disant « guerre à la terreur »,
qui est une feuille de vigne politique pour l'utilisation du militarisme pour
la poursuite des objectifs de l'impérialisme américain. Une politique
d'agression militaire et de conquête à l'étranger est ultimement incompatible
avec la démocratie nationale.
La lutte contre les méthodes autoritaires de gouvernance
doit être prise en main par la classe ouvrière, la seule force sociale au sein
de la société américaine qui a encore un attachement profond pour la défense
des droits démocratiques. Le préalable pour cette lutte est une rupture
avec les deux partis de l'élite dirigeante américaine et la construction d'un
mouvement socialiste de masse de la classe ouvrière.
(Article original anglais paru le 29 septembre 2006)