Maher Arar, ce citoyen canadien
illégalement déporté par les autorités américaines vers la Syrie où il fut
emprisonné, battu et torturé pendant près d'un an, est l’une des rares victimes
d’abus gouvernemental commis au nom de la lutte antiterroriste dont la
véritable histoire peut être racontée.
Un rapport déposé la semaine
dernière par une commission d’enquête formée en février 2004 sous la présidence
de Dennis O'Connor, juge en chef de la Cour suprême de l’Ontario, établit
l’entière innocence d’Arar.
« Je suis en mesure d'affirmer
catégoriquement », écrit O'Connor dès les premières pages,
« qu'aucune preuve n'indique que M. Arar a commis quelque infraction que
ce soit ou que ses activités constituent une menace pour la sécurité du
Canada ».
Le rapport met à nu la pratique des
services de sécurité américains consistant à renvoyer arbitrairement de
présumés « terroristes » vers des pays tiers pour y être interrogés
sous la torture. Il dévoile aussi la complicité de la Gendarmerie royale du
Canada (GRC) qui a faussement dépeint Arar aux autorités américaines comme
étant un dangereux membre d’al-Qaïda tout en niant avoir eu le moindre rôle
dans la déportation d’Arar.
Ingénieur en informatique alors âgé
de 31 ans, Maher Arar fut arrêté le 26 septembre 2002
par des agents américains de l’immigration lors d’un changement d’avion à
l’aéroport international John F. Kennedy alors qu’il retournait chez lui à
Montréal.
Sur la base de fausses informations
transmises par la police fédérale canadienne (GRC), il fut questionné pendant
plus d’une semaine sur ses liens présumés avec al-Qaïda, puis embarqué de force
dans un avion de la CIA qui devait le conduire en Syrie, son pays d’origine. Au
bout de dix mois de détention, il confessa sous la torture avoir participé à un
camp d’entraînement d’al-Qaïda en Afghanistan. Mais il fut relâché deux mois
plus tard, les autorités syriennes, canadiennes et américaines n’ayant pu
réunir aucune preuve contre lui.
Les circonstances de la déportation
de Maher Arar sont décrites en détail dans le rapport
O’Connor, qui met à nu les mensonges diffusés par la GRC et le SCRS (Service
canadien de renseignement de sécurité) et relayés sans critique par les médias
officiels.
On apprend que la police fédérale
canadienne a fiché Arar pour avoir simplement côtoyé un autre Canadien
d’origine syrienne qui figurait sur sa liste de présumés membres d’al-Qaïda,
Abdullah Almalki. La GRC a ensuite demandé aux
autorités américaines d’émettre à leurs agents de douanes un avis de guet pour
Arar et sa femme, MoniaMazigh.
« Dans cette demande »,
écrit O’Connor, « à laquelle elle n'avait annexé aucune réserve, la GRC
avait décrit M. Arar et Mme Mazigh comme des
"extrémistes islamistes soupçonnés d'avoir des liens avec le mouvement
terroriste al-Qaïda." La GRC n'avait aucun motif de fournir cette
description inexacte qui, compte tenu des attitudes et des pratiques des
Américains à l'époque, pouvait avoir de graves conséquences pour M.
Arar. »
La liste des affirmations
mensongères de la GRC dressée par le rapport O’Connor est longue.
La police fédérale a affirmé aux
autorités américaines que Maher Arar se trouvait dans
les environs de Washington le 11 septembre 2001, alors qu’il se trouvait à San
Diego. La GRC a affirmé qu’il avait refusé d'être interrogé, mais celui-ci
avait seulement exigé la présence de son avocat, ce qui lui fut refusé.
Toujours selon GRC, Arar aurait quitté le pays précipitamment après cette
demande d'interrogatoire, alors qu’il est parti cinq mois plus tard sans
liquider ses affaires.
La conduite du Canada a été
particulièrement odieuse face aux sévices subis par Maher
Arar durant sa détention. Le rapport représente en ce sens une cinglante
réfutation de la campagne de calomnies, dirigée en sous-main par la GRC, visant
à entretenir le doute sur le fait qu’Arar ait été torturé, et ce, même après
son retour au pays et son témoignage sans équivoque.
Durant les longs mois pendant
lesquels Arar se trouvait aux mains de ses tortionnaires, les avertissements
d’organismes de défense des droits de la personne ont été ignorés par la
diplomatie canadienne et rejetés par la GRC et le SCRS.
Un consul canadien chargé de visiter
Arar, par exemple, a vite conclu que l'homme ne pouvait pas avoir été torturé
puisqu'on ne voyait pas de marques sur son corps. Le prisonnier portait
pantalon et chemise à manches longues durant la visite.
Comme le note le juge O’Connor dans
ses conclusions : « Après le retour de M. Arar, des rapports ont été
préparés au sein du gouvernement qui avaient pour effet de minimiser les
mauvais traitements ou la torture qu’avait subis M. Arar. »
Le SCRS a accepté sans broncher et
diffusé la « confession » d’Arar, transmise par les autorités
syriennes, qu’il s’était entraîné dans des camps de moudjahidin d'Afghanistan.
Et ce, souligne le rapport O'Connor, malgré « la réputation largement
répandue voulant que la Syrie maltraite les prisonniers détenus dans le cadre
d'enquêtes terroristes ».
Même après que le ministère canadien
des Affaires étrangères ait finalement conclu que les suspicions pesant sur
Arar étaient sans fondement et décidé d’envoyer une lettre aux autorités syriennes
pour exiger sa libération, les hautes instances de la GRC et du SCRS ont refusé
d’y apposer leur signature.
Le rapport met également en évidence
la manipulation de l'information par des responsables canadiens bien avant le
retour de Maher Arar de Syrie. Ces responsables,
écrit le juge O’Connor, ont communiqué aux médias des informations inexactes au
sujet de l'affaire « en vue de nuire à la réputation de M. Arar ou de
protéger leurs propres intérêts ou les intérêts du gouvernement ».
Il y a eu, par exemple, ce reportage
publié par le quotidien de droite, le National Post, qui citait sans la
nommer une « source de haut niveau du renseignement canadien »
affirmant qu’Arar « n’est pas vierge » et qu’il y a « anguille
sous roche ici ». Toujours selon ce reportage, des « officiers de
renseignement canadiens et américains » anonymes auraient dit être
« 100 pour cent certains » qu’Arar s’était rendu dans un camp
d’entraînement terroriste.
Tout en multipliant les fuites dans
les médias visant à incriminer Arar, la GRC a tenté de cacher à ses patrons
politiques ses véritables agissements. Ainsi, lorsqu'un « briefing »
a été organisé par le Conseil privé avec « de très hauts
fonctionnaires », la GRC a sciemment caché des informations — dont la
caractérisation du couple Arar-Mazigh comme des
islamistes extrémistes — ce qui a eu pour effet de « minimiser les
problèmes potentiels », note le juge O’Connor.
Un fait aussi troublant que le
contenu du rapport O’Connor a été l’indifférence avec laquelle il a été
accueilli par le gouvernement conservateur.
Même si la Chambre des communes a
adopté à l’unanimité une motion offrant des excuses à Maher
Arar, le premier ministre Stephen Harper a obstinément refusé d'offrir des
excuses officielles au nom du gouvernement du Canada.
À la question de savoir si son
gouvernement allait donner suite à la recommandation du juge O’Connor de loger
une plainte formelle auprès des États-Unis concernant le traitement infligé à
Arar, le ministre de l’Intérieur, StockwellDay, a répondu avoir écrit au responsable de la sécurité
intérieure des États-Unis pour l'informer officiellement que le Canada avait
enlevé le nom de Maher Arar et de son épouse de la
liste des personnes soupçonnées d'appartenir à une organisation terroriste. Day a invité le gouvernement américain à faire de même.
Pour un gouvernement qui cherche à
se rapprocher du foyer de la réaction mondiale que représente l’administration
Bush, et à entraîner le Canada dans des aventures néo-coloniales en Asie centrale
tout en sacrifiant les conditions sociales des travailleurs au pays devant
l’autel des profits, la lutte « antiterroriste » constitue un
prétexte idéal pour intimider et étouffer l’opposition populaire. Que des
innocents comme Maher Arar en fassent les frais est
le dernier des soucis de Harper.