Le 6 juin 2006, le tribunal de Toulouse a reconnu l’Etat
français et la SNCF coupables de collaboration avec les nazis dans la
déportation de Juifs vers les camps de concentration, lors de la Seconde Guerre
mondiale.
Après une bataille judiciaire de cinq ans menée par un député
Vert du Parlement européen, Alain Lipietz et sa sœur Hélène, le tribunal a
condamné la SNCF à payer 62 000 euros de réparation à la famille. Leur
père, Georges avait initié la procédure, mais est mort avant la fin du procès.
Leur avocat, Rémi Rouquette a déclaré, « Oui, c’est un
procès historique parce que pour la première fois, l’Etat et la SNCF ont été
condamnés en raison de leurs exactions de la période sombre de la seconde Guerre
mondiale. Pour la première fois, la déclaration du président Chirac
reconnaissant que la France avait une dette envers les victimes de
l’antisémitisme prend un sens juridique. »
Les gouvernements de droite comme de gauche, dont celui de
François Mitterrand du Parti socialiste, n’ont pas voulu reconnaître cette
culpabilité de l’Etat. Le Général Charles de Gaulle avait toujours insisté sur
l’absence de lien avec l’Etat français du gouvernement collaborationniste de
Vichy du Maréchal Philippe Pétain pendant la guerre, l’appelant « une
parenthèse » dans l’histoire de la France.
Georges Lipietz et sa famille avaient été dénoncés aux
autorités comme Juifs par des voisins dans la ville méridionale de Pau en 1944
et transférés par train de la SNCF au camp de concentration de Drancy dirigé
par le SS Hauptsturmführer Aloïs Brunner et encadré par la police française. La
famille Lipietz avait attendu à Drancy son transfert, comme des milliers
d’autres, vers une mort quasi certaine en Allemagne. Elle y avait passé trois
mois.
Par chance, on ne les mit pas dans les trains de la mort. Le
train dans lequel ils devaient voyager fut bloqué du fait des activités de la
résistance. Ils furent libérés du camp de Drancy le 18 août. Mais ils virent
partir vers la mort 200 enfants juifs et bien d’autres victimes jusqu’au départ
de l’ultime convoi le 17 août, deux mois après le Débarquement. Alain Lipietz
a expliqué que, « Quarante ans après, notre père voulut être un des
derniers témoins de l’ignominie de l’Etat français. »
Le Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah écrit: « La
réaction de l’opinion après 1942 et l’attitude courageuse d’un certain nombre
de Français ont permis de sauver entre 220 et 250 000 Juifs. Il n’en reste
pas moins que près de 80 000 déportés et quelques milliers de résistants
et d’otages ont été délivrés aux bourreaux sur ordre de Vichy ou avec sa
complicité active. »
Près de 2 000 travailleurs de la SNCF engagés dans la
résistance furent arrêtés et tués par les occupants et leurs collaborateurs.
L’historien Henri Rousso, qui s’est rangé du côté de la SNCF
dans ce procès a reconnu que « Les cadres du « service
technique » de la SNCF ont participé aux négociations les plus importantes
concernant la question de la déportation des Juifs » dès 1942. « Ce
point me semble très important, car cela signifie que d’entrée de jeu au même
titre que la police, la gendarmerie ou les préfets certains responsables de la
SNCF ont été associés à l’élaboration technique de la déportation. »
La famille Lipietz n’a pu mettre l’affaire devant les
tribunaux qu’en 1992, après que la SNCF ait finalement accepté d’ouvrir ses
archives sur ses activités pendant la guerre. Les historiens ont pris quatre
ans pour examiner les informations qui ont conduit au Rapport Bachelier long de
1 500 pages. Il n’était pas possible d’engager de poursuites judiciaires
contre l’Etat français avant 2001, car jusque-là une loi de 1944 ne
reconnaissait pas la responsabilité du régime de Vichy dans l’application des
lois anti-juives. Depuis 2001, un décret du Conseil d’Etat donne
l’autorisation d’engager de telles poursuites, mais seulement jusqu’en décembre
2007. Passé cette date, tout délit commis par l’Etat durant la guerre devient
imprescriptible.
La famille Lipietz cherchait à faire condamner l’Etat français
pour crimes contre l’humanité. Les juges ont remplacé ceci par un verdict de
« faute grave » de l’Etat et de la SNCF. Ils ont fait
remarquer : « L’administration française ne pouvait manifestement
ignorer que leur transfert a facilité une opération qui devait normalement être
le prélude à la déportation des personnes concernées. »
L’avocat de la SNCF, Yves Baudelot, a fait valoir que sous
l’occupation nazie « La SNCF a agi sous le régime de la réquisition sans
marge de manœuvre. » Néanmoins, le tribunal a trouvé que la compagnie
« ne faisait nullement état d’une quelconque contrainte susceptible de
justifier de tels agissements. »
La SNCF a en fait cherché à se faire payer pour ces
déportations en émettant des billets de troisième classe aux gens jetés dans les
wagons à bestiaux. Le tribunal a considéré que « la compagnie n’a jamais
émis ni objection ni protestation sur l’exécution de ces transports. » Au
contraire, elle « avait continué à réclamer le paiement de telles factures
après la libération. »
L’avocat Avi Betton a dit, « La SNCF a organisé le
transport dans des conditions effroyables, sans eau, sans hygiène, de
vieillards, d’enfants, de femmes enceintes alors qu’elle avait une marge de
manoeuvre. Elle a utilisé ces wagons dans une logique économique. »
Bitton représente 200 familles vivant au Canada, aux
Etats-Unis, en Belgique, Israël et France qui se sont manifestées après le
verdict de l’affaire Lipietz. Deux cents lettres ont été envoyées à la SNCF
exigeant qu’elle reconnaisse sa responsabilité pour le transport volontaire des
déportés et pour qu’elle paie des réparations. La compagnie a deux mois pour
réagir, sinon elle sera traînée devant la justice. Le PDG de la SNCF, Guillaume
Pepy persiste à nier toute responsabilité. « La SNCF était réquisitionnée.
Elle agissait sous la contrainte », déclara-t-il. La SNCF fait appel du
jugement du tribunal de Toulouse.
Dans la rubrique « opinions » du journal Le Monde,
daté du 11 septembre, Avi Betton et son collègue Matthieu Delamas ont écrit: « Pendant
plus de quarante ans, les familles de déportés ont été tenues dans l’ignorance
de la responsabilité de la SNCF dans la déportation de milliers d’hommes, de
femmes et d’enfants, français ou étrangers, juifs, résistants, homosexuels,
communistes et tziganes, parce que la SNCF refusait de révéler ses archives. Ce
n’est qu’en 1992 que la SNCF, qui reproche maintenant aux familles d’agir trop
tard, a accepté pour la première fois que certains historiens, agrées par elle,
se penchent sur son rôle dans la déportation. »
La priorité du Général Charles de Gaulle dans son opposition à
l’occupation allemande de la France était d’empêcher que la lutte de la
résistance ne se développe d’une lutte nationaliste contre l’occupation et la
bourgeoisie collaboratrice en une révolution socialiste, comme cela avait été
le cas en Russie pendant la Première Guerre mondiale. Les alliés américains et
britanniques n’avaient accepté de Gaulle comme libérateur officiel de la France
que parce qu’ils croyaient qu’il était en mesure d’accomplir cela.
Une autre priorité pour De Gaulle était que la France conserve
ses colonies. Pour atteindre ces deux objectifs, il fallait la continuité de
l’Etat bourgeois français, de sa fonction publique, de son réseau de
fonctionnaires du gouvernement central dans les régions et départements, de son
système judiciaire, de sa police, de l’Education nationale – y compris de la
SNCF– dont tous avaient largement collaboré avec l’occupant nazi.
Suite à la Libération en 1944, de Gaulle était plus préoccupé
de garder intact l’Etat que de punir les criminels de guerre tels René Bousquet
et Maurice Papon. Pour ce faire, il fallait dissimuler bon nombre des crimes
commis par le régime de Vichy et protéger les fonctionnaires qui les avaient commis.
Le PDG de la SNCF, Pepy, n’est pas le seul à dénoncer le
verdict de l’affaire Lipietz. Des historiens, chercheurs, avocats et même des
familles de déportés juifs qui ont péri dans les camps sont montés au créneau
pour prendre la défense de la SNCF et de l’Etat français. Ils disent que ce
jugement représente une attaque à la mémoire des milliers de combattants de la
résistance, parmi les employés de la SNCF, qui furent fusillés ou déportés.
Alain Lipietz a clairement dit que les actes des résistants étaient entièrement
indépendants de la direction de la SNCF qui ne pouvait pas se cacher derrière
leur héroïsme. Il a insisté pour dire que la résistance de la SNCF c’était « la
résistance cheminote. »
L’historien Henri Rousso, directeur du CNRS (Centre national
de la recherche scientifique) et spécialiste de l’étude de la Shoah, a pour sa
part estimé que « la latitude d’action de la SNCF était, sous l’occupation
particulièrement limitée. Demander réparation est le droit absolu de ces gens,
mais n’oublions pas que, à cette époque, la SNCF n’avait tout simplement pas le
choix. »
La même apologie de la bureaucratie de l’Etat et du régime
collaborationniste de Vichy a été reprise par l’avocat Serge Klarsfeld,
chasseur de nazis, et président de l’Association des fils et filles de Juifs
français déportés. Il a déclaré : « La SNCF ne le voulait pas, mais
elle l’a fait. Comment lui reprocher aujourd’hui de ne pas avoir caché ses
trains ? Cela reviendrait à faire le procès d’un Français qui n’est pas
entré dans la résistance. » (Le Figaro du 1er septembre 2006.)
Son fils, l’avocat Arno Klarsfeld, est encore plus virulent
contre le verdict du procès Lipietz, le qualifiant de
« démagogique ». Klarsfeld a été engagé pour défendre la SNCF aux
Etats-Unis dans des procès similaires. De son point de vue, « Les convois
étaient allemands, pas français » et l’affaire Lipietz ne sert qu’à « diluer
la responsabilité ».
Dans l’article du Monde du 3 juin, « La
SNCF et les trains de la mort », Arno Klarsfeld a attaqué Lipietz: « Ces
plaintes sont contraires à la vérité historique. Elles souillent la mémoire des
1 647 cheminots fusillés ou déportés sans retour, elles effacent le rôle
des autorités allemandes, de l’Etat français de Vichy et diluent la
responsabilité de ceux qui furent chargés de la déportation des Juifs de
France… La réquisition était un acte d’autorité de l’Etat auquel la SNCF ne
pouvait se soustraire, ni soustraire les wagons, la locomotive, le chauffeur et
son mécanicien. »
Il a justifié en ces termes la collaboration de la SNCF: « Ceux
qui l’ont fait [participer à la résistance] sont des héros, les autres ont
toujours été, sont et resteront la norme. L’indifférence aux malheurs des
autres n’est pas un crime, elle est partie de la condition humaine. »
Klarsfeld est sioniste et proche collaborateur du ministre de
l’Intérieur gaulliste Nicolas Sarkozy. En 2005, le gouvernement Chirac avait
essayé d’introduire une nouvelle loi obligeant les professeurs à enseigner dans
les établissements scolaires le rôle « positif » de la colonisation
française, mais avait été forcé de faire marche arrière face à l’opposition
populaire. Sarkozy avait engagé Klarsfeld avec pour mission d’analyser et de faire
un rapport sur les « attitudes négatives » face à l’histoire
coloniale.
Klarsfeld argumenta qu’il fallait faire une distinction entre
les régimes coloniaux qui s’étaient livrés à des massacres et à la répression
et ceux qui avaient investi dans l’infrastructure, la santé et les transports. Sur
cette base et malgré son bilan dans des pays comme le Vietnam et l’Algérie, il
accorda à la France un satisfecit.
Dans son rôle de “médiateur en matière d’immigration” au
service de Sarkozy, Klarsfeld a pour tâche de décider qui de tel ou tel immigré
sans papiers peut rester en France. Sur les 30 000 immigrés sans papiers
ayant des enfants scolarisés en France et qui ont fait la demande pour
bénéficier d’une dispense spéciale pour pouvoir rester en France Klarsfeld a
participé au rejet de plus de 23 000 demandes.
Ceux qui justifient le rôle joué par l’Etat dans le passé sous
l’occupation nazie continuent à le faire en ce qui concerne les crimes
perpétrés aujourd’hui.