Un rapport du Pentagone transmis au Congrès américain le 29
août a livré une franche évaluation des divisions sectaires et communautaristes
qui ont été fomentées depuis l'invasion par les États-Unis en 2003. Le rapport
a déclaré que le conflit fratricide entre les mouvements musulmans rivaux
sunnites et chiites pour le contrôle de certaines régions du pays a « créé
des conditions qui pourraient mener à la guerre civile ». Au même moment,
il reconnaît que l'insurrection anti-occupation dans les zones à majorité
sunnite « continuera probablement d'attaquer les forces de la coalition
tant que celles-ci demeureront en Irak ».
Les précédentes assertions américaines selon lesquelles la
création d'un nouveau conseil de ministres par le nouveau premier ministre, le
chef chiite Nouri Al-Maliki, stabiliserait l'Irak, se sont avérées non fondées.
Depuis le 20 mai, déclare le rapport, il y a eu « un nombre croissant
d'exécutions, de kidnappings et d'attaques sur des civils, et davantage de
personnes ont été déplacées. »
Les statistiques du Pentagone sont effrayantes. Au moins
2 000 Irakiens sont massacrés chaque mois dans des incidents qui sont
classifiés par l'armée américaine sous « incidents sectaires ». À
Bagdad, 90 pour cent des 1 800 corps qui ont été examinés par le coroner
en juillet avaient été exécutés. Le rapport a fait mention de données fournies
par l'ONU, qui estime que 137 000 personnes ont fui leurs maisons à cause
de la violence sectaire. La majeure partie du déplacement s'est effectuée
« aux frontières entre les secteurs de Bagdad dominées par des ethnies
différentes et dans la province de Diyala au sud-ouest ». De plus, la
violence s'est intensifiée dans les villes de Mossoul et Kirkouk où les
tentatives kurdes de s'emparer de territoires et de ressources ont fait croître
les tensions communales.
Le nombre d'attaques connues sur les troupes américaines et
étrangères, les forces de sécurité irakiennes, les civils ou les
infrastructures ont augmenté de 15 pour cent durant les trois derniers mois,
atteignant 800 par semaine. Plus de 60 pour cent de ces attaques ont été
dirigées contre des cibles américaines ou les forces de sécurité irakiennes.
Les civils n'ont été les cibles que de 15 pour cent des attaques, mais
constituent la majorité des victimes de cette violence. Près de 120 Irakiens
ont été tués ou blessés chaque jour, ainsi que près de 20 membres des forces
américaines et étrangères.
Au beau milieu de ce carnage, les conditions sociales des
Irakiens sont désastreuses. Le taux de chômage a été évalué par une agence à 18
pour cent et le taux de sous-emploi, à 34 pour cent. Au moins 15,4 pour cent de
la population « n'ont pas assez de nourriture », selon le Programme
alimentaire mondial de l'ONU. 25,9 pour cent des enfants sont victimes d'un
retard de croissance grave ou modéré. L'inflation de juin 2005 à juin 2006 a
été de 52,5 pour cent. Les résidents de Bagdad ne reçoivent encore en moyenne
que huit heures d'électricité par jour.
Les sondages irakiens cités par le Pentagone indiquent que
« la population est généralement plus pessimiste qu'elle ne l'était un an
auparavant ». Une majorité de personnes craignent l'éruption d'une
véritable guerre civile.
Le rapport a indiqué que les communautés font de plus en plus
appel aux milices ethniques et sectaires pour qu'elles les défendent. Dans les
zones chiites de Bagdad et au sud de l'Irak, le rapport a affirmé que la milice
de Moqtada Al-Sadr, l'Armée du Mahdi, « est bien connue et jouit d'un
appui populaire ». Cet appui grandissant pour Sadr provient en grande
partie de l’échec des forces d'occupation des États-Unis à empêcher les
attaques constantes sur les civils chiites. Cet appui provient aussi de la
capacité de réaction des factions à l'intérieur de l'Armée du Mahdi pour
répliquer par des attaques aux extrémistes sunnites et des efforts du mouvement
sadriste pour fournir des services sociaux et de l'assistance aux pauvres et
aux victimes de violence.
Dans les provinces kurdes du Nord, le gouvernement régional
kurde et la milice nationaliste peshmerga sont vus comme les principaux garants
de la sécurité — pas le gouvernement irakien ou son armée.
Dans les régions à l’ouest et au centre de l’Irak largement
sunnites, il existe un large sentiment d’hostilité envers le gouvernement
Maliki et de méfiance à l’égard des forces de sécurité de l’Irak. Les
communautés sunnites en sont venues à considérer les forces de police de l’Irak
ne sont que de potentiels escadrons de la mort chiites. En plusieurs occasions,
le Pentagone a fait référence à l’influence que l’Armée du Mahdi et que la
milice de l’organisation de Badr du Conseil suprême chiite de la
révolution islamique (CSCRI) exerce sur le ministère de la police intérieure et
sur la police irakienne régulière. Le rapport blâmait régulièrement les
« éléments voyous » de l’Armée du Mahdi pour une grande partie des
assassinats sectaires.
Le rapport notait également que les divisions communautaristes
abondaient dans la nouvelle armée irakienne. La majorité des commandants
des 114 bataillons de l’armée irakienne recrutés par les Etats-Unis « commandent
uniquement les soldats ayant la même origine sectaire ou provenant de la même
région ». La majorité des troupes gouvernementales sont d’anciens membres
de milices sectaires et ont peu de loyauté envers le gouvernement de Bagdad.
Récapitulant sur « la sécurité de l’environnement »
en Irak, le rapport du Pentagone conclut : « La montée de la violence
sectaire définit la nature émergente de la violence au milieu de 2006… Le
conflit essentiel en Irak est devenu la lutte entre les extrémistes sunnites et
chiites pour le contrôle des régions clés de Bagdad, pour créer ou protéger des
enclaves sectaires, pour détourner les ressources économiques et pour imposer
leur propre programme politique et religieux. » La violence ethnique
et sectaire, déclare le rapport, « est la plus grande menace à la sécurité
et la stabilité en Irak ».
Une nouvelle
répression en préparation
Cependant, l’impérialisme américain n’a pas de solution à la
catastrophe communale qu’elle a créée. À la place, l’administration Bush et les
médias américains utilisent le rapport du Pentagone pour justifier les préparatifs
d’une intensification des opérations de l’armée américaine et des forces
gouvernementales irakiennes contre le mouvement de Sadr et sa milice de l’Armée
du Mahdi.
Les sadristes sont considérés comme une menace par Washington
non parce qu’ils jouent un rôle particulier dans les attaques sectaires, mais
parce que leurs supporteurs parmi la classe ouvrière chiite et les pauvres
centres urbains dans les régions comme Sadr City dans Bagdad sont hostiles
autant à l’occupation de l’Irak qu’à l’agression plus large des États-Unis au Moyen-Orient.
En juillet, des dizaines de milliers de chiites irakiens manifestaient dans la
capitale de l’Irak contre l’assaut d’Israël contre le Liban. Les
dirigeants sadristes ont aussi déclaré que l’Armée du Mahdi allait se battre en
défense de l’Iran s’il devient la cible d’une attaque des Etats-Unis.
Dans les jours qui ont suivi la publication du rapport du
Pentagone, les troupes gouvernementales irakiennes, soutenues par l’aviation
américaine, ont reçu l’ordre d’attaquer une cellule soi-disant
« voyou » de l’Armée du Mahdi dans la ville de Diwaniyah, au sud de
Bagdad. Des douzaines de troupes de miliciens ont été tué dans ce qui est
largement considéré comme un exercice en vue d’une offensive contre Sadr City.
Le New York Times commentait dans son éditorial du 1er
septembre que « le refus de M. Maliki de s’en prendre au principal bastion
— Sadr City — aide à expliquer l’existence continue d’un haut niveau de
violence à Bagdad ». Les préparatifs sont maintenant engagés pour
une opération majeure du gouvernement des Etats-Unis dans le district,
ostensiblement pour traquer les escadrons de la mort chiite.
Aucune section de l’élite dirigeante
américaine ne se demande comment ou pourquoi le sectarisme en est venu à
définir la vie en Irak — pour des raisons évidentes. Les causes fondamentales
en sont la politique et les méthodes de l’occupation américaine. L’invasion de
2003 visait consciemment à détruire l’Etat existant et éliminer les
institutions nationales telles l’armée et la fonction publique qui
constituaient la base du soutien pour le régime baasiste de Saddam Hussein.
Depuis, les gouvernements appuyés par les Etats-Unis se sont basés sur les
partis kurdes et chiites qui ont collaboré avec l’envahisseur américain surtout
pour enlever le pouvoir économique et politique de l’élite dirigeante
traditionnelle sunnite.
La nouvelle constitution imposée au pays
par les occupants américains l’an dernier dresse la table pour la guerre
civile. Elle établit les mécanismes pour la partition de l’Irak en régions
ethniques et sectaires. Au nord du pays, les partis nationalistes kurdes vont
de l’avant avec leurs plans pour étendre l’autorité de leur gouvernement
« régional » jusqu’à des villes ethniquement mixtes comme Kirkouk et
les plus importants gisements de pétrole au nord du pays. Au cours des
prochains mois, des élections provinciales auront lieu dans lesquelles des
sections de l’élite chiite au sud du pays appelleront pour la formation d’une
« région » chiite qui prendra contrôle des gisements de pétrole
encore plus importants dans cette région.
Les organisations sunnites, chiites et kurdes mènent de
brutales campagnes pour prendre le contrôle du plus grand territoire possible.
À Bagdad, une ville hétérogène de près de six millions d'habitants, les
opérations des escadrons de la mort et des milices, visent jusqu'à un certain
point à diviser la ville en des zones sunnites et chiites homogènes. Le 3
septembre, l’Associated Press a émis ce
commentaire : « Une nouvelle ville, mais pas meilleure, est en
train d'émerger. Beaucoup d'Irakiens craignent que le résultat sera une zone
sunnite à l'ouest et une zone chiite à l'est, séparées par le fleuve Tigre
serpentant entre les deux telle une frontière sectaire. » Une semblable
épuration ethnique se déroule présentement dans des villes hétérogènes arabes
et kurdes comme Kirkouk et Mossoul.
Les forces d'occupation américaines restent, principalement,
là à ne rien faire alors que ce processus prend place. En fait, la partition du
pays continue d'être exigée par d'importants analystes américains pour
sécuriser les intérêts des Etats-Unis. Le mois dernier, Michael O'Hanlon, un
des commentateurs en vue de la politique étrangère pour l'Institut Brookings, a
plaidé pour que l'occupation américaine adopte ouvertement une politique
« qui faciliterait activement une ségrégation ethnique volontaire »
en Irak. « Si nous pouvons encourager que les futures relocalisations
ethniques se fassent volontairement et dans la paix, a écrit Hanlon, plutôt que
dans le meurtre, le viol et l'intimidation, nous pouvons encore en tirer un
certain succès, quoiqu’imparfait, qui ferait qu'en fin de compte, les Irakiens
seraient mieux que sous Hussein. »
De telles propositions ne servent qu'à souligner la vérité
fondamentale derrière l'invasion américaine. L'objectif premier était la
domination à long terme des ressources pétrolières et du territoire de l'Irak,
ainsi que la subjugation de sa population. Si atteindre cet objectif devait
signifier la mort ou la relocalisation de centaines de milliers de personnes,
alors que le pays se verrait divisé en trois petits Etats ou plus, l'impérialisme
américain n'hésiterait pas une seconde à réaliser ce plan.
(article original
anglais paru le 7 septembre 2006)