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Le coroner (juge spécialisé) du comté d’Oxfordshire a déclaré vendredi 13 octobre que le journaliste de la chaîne de télévision privée britannique ITN, Terry Lloyd, avait été abattu illégalement par les forces américaines en mars 2003 dans le sud de l’Irak.
Après une enquête qui a duré six jours, le coroner adjoint, Andrew Walker, a dit à la cour, « après avoir minutieusement examiné l’ensemble des preuves, je peux dire avec certitude que si ce meurtre relevait de la loi anglaise, il aurait constitué un homicide illégal… Je vais écrire au plus haut magistrat de Grande-Bretagne et au procureur général en vue de prendre les mesures nécessaires pour poursuivre en justice les personnes impliquées dans cette affaire. »
Walker a insisté, « je n’ai aucun doute sur le fait que M. Lloyd a été tué par une balle traçante tirée par un fusil américain. »
Lloyd, tout comme son interprète libanais, Hussein Osman, le caméraman français Fred Nérac et le caméraman belge, Daniel Demoustier, furent parmi les premiers journalistes non-« embedded » (non intégrés aux forces américaines) à être entrés dans le sud de l’Irak. Avant cela, les uniques reportages en provenance des médias occidentaux étaient des reportages revus et corrigés venant de journalistes incorporés dans des unités américaines et britanniques.
Comme la cour l’a entendu à maintes reprises durant la semaine, Lloyd n’était pas un preneur de risques, mais un professionnel averti et compétent. Au moment de sa mort, il travaillait depuis vingt ans pour ITN et était l’un de leurs journalistes les plus expérimentés ayant couvert des conflits aux quatre coins du monde.
Le 22 mars 2003, l’équipe de Lloyd s’était rendue à Basra pour interviewer des civils afin de recueillir leurs sentiments sur la guerre. L’équipe a été prise dans un échange de tirs entre les forces américaines et irakiennes près du pont de Shatt Al Basra. Lloyd et Osman ont été tués et Nérac, toujours porté disparu, est présumé mort.
Demoustier qui a survécu à l’incident a dit aux enquêteurs que la voiture de l’équipe se dirigeait vers le pont « en circulant parmi d’autres voitures civiles quand ils ont vu des troupes irakiennes s’approcher d’eux et faire demi-tour. » Il a dit que la voiture du deuxième convoi dans laquelle se trouvaient Lloyd et Osman avait été arrêtée par un véhicule militaire irakien. Il a alors vu un véhicule militaire irakien s’arrêter près de lui et les soldats se trouvant à l’intérieur leur faire un signe avec le pouce tourné vers le haut.
Demoustier a expliqué : « Au même moment, les tirs ont commencé. Ils venaient de loin. Je me suis immédiatement jeté sous le volant. Puis ça a été infernal. Les tirs des mitrailleuses visaient directement ma voiture. J’étais absolument sûr de mourir, j’étais cent pour cent sûr de mourir. J’ai tourné la tête vers la droite et j’ai vu que la portière passager était ouverte et que Terry n’était pas dans la voiture. »
Demoustier a dit au tribunal qu’il avait regardé en l’air et vu que le toit de la voiture était en feu, des bidons d’essence qu’ils transportaient s’étaient enflammés. Demoustier s’était alors jeté hors de la voiture juste avant que la voiture n’explose. Il a décrit comment il était resté couché dans le sable et la boue pendant une bonne demi-heure avant d’essayer de se relever.
Il s’était retourné en quête de ses collègues et avait vu la deuxième voiture d’ITN en stationnement avec les portières ouvertes. Leurs voitures qui étaient clairement identifiées « Presse » avaient été frappées par des tirs de tanks américains :
« Il n’y a aucun doute que la majorité des balles venaient de tanks américains. »
Lloyd avait été sérieusement, mais pas mortellement blessé et fut transporté dans une ambulance de fortune. Mais ce véhicule avait alors essuyé les tirs des forces américaines et il fut tué.
Au cours de l’enquête, une séquence vidéo relatant l’incident fut montrée en public pour la première fois. Elle avait été tournée par un caméraman intégré à la division de tanks qui aurait tiré sur le convoi de Lloyd ; la séquence avait été remise à la police militaire royale par les autorités américaines quelques mois plus tard.
Le commandant Kay Roberts de la police militaire royale a dit que les autorités américaines leur avaient dit que la séquence vidéo qu’elles leur avaient transmise était « tout ce qu’ils avaient ». Toutefois, un expert lui avait dit qu’« au début de l’enregistrement, les références de temps sautent d’environ quinze minutes. » La vidéo commence alors avec des prises de vue des voitures carbonisées de l’équipe.
Roberts a dit à la cour que des soldats irakiens avaient emmené Nérac et Osman alors qu’ils se dirigeaient vers Basra et qu’ils les avaient transférés dans une camionnette irakienne. « Peu de temps après avoir chargé les deux hommes, le véhicule avait essuyé des tirs continus et explosé. Aucun des deux témoins ne se souvenait des événements qui avaient suivi l’explosion qui les avait éjectés du véhicule. »
La séquence montre la voiture en feu dans laquelle Demoustier et Lloyd avaient voyagé et la deuxième voiture portant le sigle ITN. On peut entendre des cris « C’est la presse, ici c’est la presse ».
Le deuxième clip vidéo montre des Irakiens qui passent en camionnette et des soldats américains qui crient, « contrôlez les véhicules, contrôlez les véhicules. Vous devez arrêter ces véhicules pour vérifier s’il y a des armes. »
Ceci montre que les soldats américains ne disposaient pas de suffisamment d’information, car ils n’avaient pas vérifié s’il y avait ou non des armes, néanmoins ils avaient tiré sur les véhicules au lieu de tirer au-dessus.
L’expert en balistique, le docteur Thomas Warlow, a dit que Lloyd avait d’abord été touché par une balle irakienne tirée de la camionnette et qu’il aurait pu survivre à cette blessure si des soins médicaux avaient été pratiqués. Il avait ensuite été touché à la tête par une balle américaine au moment où on l’emmenait dans le minibus civil pour lui prodiguer des soins, et c’est ce qui l’avait tué sur le coup.
Warlow a précisé que « si le véhicule avait été perçu comme une menace il aurait subi des tirs avant d’avoir fait demi-tour. Ce qui aurait provoqué des dégâts sur le devant du véhicule. Je suis sûr que c’est le fait que le véhicule se soit arrêté pour emmener des survivants qui a incité les Américains à tirer sur ce véhicule. »
Dès le début, les collègues de Lloyd à ITN ont mené leur propre enquête pour découvrir la vérité sur sa mort. L’ancien directeur général d’ITN, Stewart Purvis, a dit à la cour qu’il y avait eu si peu d’informations fournies sur l’incident qu’ITN avait été obligé d’envoyer deux de ses propres journalistes à Basra pour enquêter. ITN avait adressé de « nombreuses demandes » au ministre de la Défense de l’époque, Jack Straw, sur ce qui s’était passé, mais n’avait reçu que des informations limitées : « J’en ai conclu que les éléments de haut niveau de l’armée britannique en savaient plus sur ce qui s’était passé qu’ils ne voulaient bien nous révéler. »
Purvis a expliqué que l’armée américaine ne reconnaissait pas les journalistes qui n’étaient pas intégrés dans leurs troupes et, de ce fait, déclinait toute responsabilité pour les « unilaterals » (journalistes indépendants). C’en était même « au point où, dans un sens, ils ne reconnaissaient pas leur existence. »
Purvis dit à la cour qu’il avait parlé aux militaires des projets de voyage de son équipe de journalistes mais qu’il n’avait reçu aucune information concernant les mouvements de troupes. « Ils n’étaient pas disposés à dialoguer, et donc je ne sais pas ce qui aurait pu être fait de plus. Nous ne pouvions pas forcer les militaires à nous communiquer les mouvements de troupes pour les transmettre à nos correspondants de guerre. »
Angela Frier, directrice générale d’ITN, a parlé des efforts qu’elle avait entrepris pour savoir ce qui s’était passé et de la bataille qu’elle avait menée pour retrouver les corps de ses collègues décédés. Après que Demoustier lui ait dit ce qui s’était passé, elle fit appel à la Croix Rouge pour identifier le corps de Lloyd et le faire transporter au Koweït quelques jours après le meurtre et aussi pour fouiller les hôpitaux de Basra à la recherche des traces d’Osman et de Nérac. Mais, entre-temps la situation qui régnait à Basra était devenue chaotique. « Ce jour là, 25 personnes avaient été tuées et 70 personnes avaient été admises à l’hôpital central de Basra », dit-elle.
Elle avait demandé à l’armée britannique de balayer la route sur laquelle l’équipe de Lloyd avait été attaquée pour rechercher les corps, mais on lui avait dit qu’elle était sous contrôle de l’armée américaine. Le lendemain, elle était passée sous contrôle britannique vu que les forces américaines remontaient vers le nord, mais l’armée britannique avait refusé de faire des recherches, malgré des appels quotidiens lancés, tant qu’elle ne recevrait pas « une demande formelle de Londres », qui ne vint jamais.
Johnathen Munro, le directeur du service d’information d’ITN, a dit que les forces britanniques pouvaient non seulement se montrer très peu serviables, mais pouvaient parfois être « obstructives. » Cette préoccupation était partagée par des collègues d’autres réseaux et leurs opinions furent communiquées au ministère de la Défense.
Le coroner adjoint a dit qu’on n’avait pas tenu compte des preuves fournies par les soldats américains parce que les autorités américaines avaient refusé que des soldats qui avaient témoigné soient nommés ou participent à l’enquête. Walker a dit qu’il ne serait pas pertinent d’accepter les témoignages des soldats sans les soumettre à un contre-interrogatoire.
Toujours est-il, qu’il y a de sérieux doutes quant à l’exactitude de leurs déclarations. Anthony Hudson qui représente la famille de Lloyd a expliqué qu’il était possible qu’ils ne soient pas venus de peur de risquer eux-mêmes d’être poursuivis pour crime de guerre en application de la Convention de Genève.
Daniel Friedman, représentant ITN, a déclaré au coroner que l’armée américaine avait attendu jusqu’au 19 avril pour recueillir les témoignages des soldats, soit quatre semaines après la mort de Lloyd. Il a également dit à la cour que, le même jour, l’armée américaine avait écrit à l’épouse de Nérac pour nier toute implication des forces américaines.
Les preuves présentées à la cour du coroner montrent que toute personne cherchant à faire un reportage indépendant de la guerre en Irak aurait connu le même sort que Lloyd. Des représentants de l’armée britannique ont clairement exprimé l’opinion que si des journalistes ne s’intégraient pas aux unités de l’armée, alors l’armée se déchargerait de toute responsabilité pour ce qui adviendrait. Comme l’a dit Purvis, « Selon mon expérience, les armées britannique et américaine ne veulent pas d’équipes de journalistes indépendants (« unilaterals »), un point c’est tout. »
Après le jugement, les deux chefs des services de collecte des informations électroniques (news-gathering) d’ITN et de la BBC ont insisté sur le droit des médias à traiter des conflits de façon indépendante.
Tout au long de ces trois dernières années, la famille Lloyd et le syndicat national des journalistes britanniques (NUJ) ont présenté maintes requêtes réclamant la réouverture de l’enquête. La famille n’a jamais reçu de lettre expliquant la raison du retard.
La veuve de Lloyd, Lyn a déclaré dans un communiqué, « Ceci est un crime de guerre très grave. Comment pourrait-on interpréter autrement le mitraillage d’un véhicule dans de telles circonstances ? Il ne s’agissait pas d’un incident impliquant des tirs de son propre camp ou de tirs croisés, c’était un acte méprisable, délibéré, vindicatif et ce d’autant plus qu’il s’est produit de nombreuses minutes après l’échange initial.
« Les forces américaines semblent avoir permis à leurs soldats de se comporter comme des cowboys fous furieux dans un endroit où circulaient des civils. »
La fille de Lloyd, Chelsey a dit, « La mort de mon père semblerait n’être rien moins qu’un meurtre, ce qui est profondément choquant. »
L’éventualité de poursuivre quelqu’un en justice pour le meurtre de Lloyd paraît être très improbable. Mais même la poursuite des soldats impliqués laisserait les coupables impunis. Le meurtre de Terry Lloyd et le ciblage d’autres journalistes tels le personnel d’Al-Jazira était une politique délibérée pour laquelle les gradés de l’armée américaine et le gouvernement Bush doivent rendre des comptes.
(Article original anglais paru le 16 octobre 2006)
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