La conférence de presse qu’ont donnée
l’ambassadeur américain Zalmay Khalilzad et le
général américain George Casey lundi soir à Bagdad,
traçait les grandes lignes du « changement de cap » en Irak annoncé
par la Maison-Blanche et le Pentagone. Au cours des prochains mois, l’administration
Bush a l’intention d’amorcer une intensification téméraire de la violence pour
tenter de sauver les intérêts américains de la catastrophe à laquelle elle fait
maintenant face.
La ruine absolue de l’Irak imposée
par trois ans et demi d’occupation était symbolisée par cette conférence. Comme
Khalilzad présentait ce qu’il a appelé la « stratégie et les plans pour le
succès en Irak », une coupure de courant sur tout Bagdad a plongé la
conférence de presse dans le noir pour près de quatre minutes. L’occupation
américaine est incapable de garantir l’électricité même pour ses quartiers
généraux lourdement fortifiés. Les Irakiens doivent se débrouiller avec deux ou
trois heures de courant par jour, les pénuries d’essence et le chômage de
masse. Des milliers de personnes meurent des conséquences de la guerre civile
sanglante que l’invasion américaine a attisée entre les factions rivales
sunnites et chiites.
La politique fondamentale de l’administration
Bush pour assurer les intérêts américains en Irak a été celle de « diviser
pour mieux régner ». Depuis 2003, les Etats-Unis ont impitoyablement réprimé
la population arabe sunnite qui formait la principale base d’appui du régime
baasiste de Saddam Hussein. Les gouvernements irakiens formés à Bagdad depuis l’invasion
ont été dominés par les fondamentalistes chiites et les partis nationalistes
kurdes, qui se sont vus offrir le pouvoir et les privilèges en échange de leur
collaboration avec l’occupation. La nouvelle constitution adoptée l’an dernier
a été écrite pour permettre aux gouvernements régionaux chiites ou kurdes au
sud et au nord du pays de prendre le contrôle des réserves de pétrole de l’Irak
et d’en superviser la vente aux sociétés transnationales de l’énergie que
favorisent les Américains.
Le résultat a été une insurrection
baasiste et sunnite contre l’occupation et le gouvernement irakien, qui est
devenue un conflit sectaire meurtrier entre les extrémistes sunnites et
chiites. Il a été estimé que 655 000 Irakiens sont morts et que plus d’un
million sont des réfugiés. Le chaos à travers le pays y immobilise 140 000
soldats américains et a empêché toute tentative cohérente de développer la
production du pétrole en Irak.
Khalilzad a esquissé lundi soir ce
qui est un revirement tactique de la politique américaine. L’administration Bush
adopte en grande partie les demandes de l’élite américaine de réaliser une
entente avec les baasistes dans le but de renforcer la « stabilité ».
En opposition aux plans chiites et kurdes de régionalisme inscrit dans la
constitution — dans l’élaboration de laquelle Khalilzad a joué un rôle majeur —,
il demande maintenant une « loi sur le pétrole qui partagera les profits
des ressources de l’Irak d’une façon qui contribuera à l’unification du pays »,
« l’amendement de la constitution » et « la transformation de la
commission pour éradiquer le baasisme en un programme d’imputabilité et de
réconciliation ».
Khalilzad définit la « réconciliation »
comme « la persuasion des insurgés sunnites de déposer les armes ». Pour
cela, des concessions politiques majeures doivent être offertes à l’élite
sunnite, qui restaureront au moins de façon
significative son pouvoir et ses privilèges. Une ouverture possible considérée
dans les médias américains a été le rappel de la caste des officiers de l’ancienne
armée de l’Irak qui avait été complètement dissoute et marginalisée après l’invasion
américaine de 2003.
La terminologie employée
par le général Casey pour décrire les
« insurgés » a mis en évidence le changement qui avait lieu. Durant
des années, l’armée américaine a qualifié sans discrimination tous les
supporters de la résistance en Irak de « terroristes », ou les a
présentés de façon absurde comme des « forces anti-irakiennes ».
Toutefois, dans la nuit de mardi, Casey a fait la
distinction entre les extrémistes religieux sunnites dans des organisations
comme al-Qaïda, et les guérillas baasistes, qu’il a décrites comme des
« insurgés qui combattent surtout contre nous et qui soutiennent être
l’honorable résistance à l’occupation étrangère en Irak ».
Tout en laissant entendre
qu’une amnistie serait offerte aux insurgés bassistes, Casey
a clairement exprimé que les États-Unis voulaient détruire la milice chiite de
l’armée du Mahdi, qui est entretenue à Bagdad et au sud de l’Irak par le
mouvement du clerc anti-occupation MoqtadaAl-Sadr. Ses supporters forment la plus grande faction
chiite de l’actuel gouvernement du premier ministre Nourial-Maliki. Sans directement nommer l’armée du Mahdi,
il a déclaré que des « escadrons de la mort et d’autres groupes armés
illégaux attaquaient et tuaient des civils » et causaient « des
problèmes de sécurité dans les régions au centre et au sud du pays ».
Déclarant qu’un
« effort combiné de la police et de l’armée » était nécessaire contre
les milices, Casey a insisté que l’administration
Bush faisait pression sur le gouvernement Maliki pour que celui-ci sanctionne des mesures
répressives. Durant les deux derniers mois, plusieurs indices ont suggéré que
Washington et les partis sunnites préparaient un coup d’État par des éléments
de la nouvelle armée irakiennesiMaliki
continuait à refuser de sanctionner un bain de sang contre l’armée du Mahdi.
Il y a une logique derrière
les appels simultanés à la réconciliation avec les insurgés sunnites et à une
action militaire contre l’armée du Mahdi. Le mouvement sadriste
tire son appui de millions d’Irakiens chiites pauvres et de la classe ouvrière,
particulièrement dans la banlieue de Bagdad de Sadr
City, qui a souffert une répression brutale sous le régime de Hussein. Ils
s’opposeraient farouchement à tout retour à des positions de pouvoir par des
éléments de l’establishment du Parti baasiste. Une telle action ne ferait
qu’amplifier l’opposition massive qui existe parmi les masses chiites contre
l’occupation américaine et renforcerait la position des éléments les plus
radicaux qui sont partisans de la lutte armée.
Une réconciliation avec
l’insurrection sunnite négociée par les États-Unis nécessiterait
l’anéantissement des milices armées chiites. Un article de la plus récente
parution du magazine Time par son correspondant à Bagdad AparisimGhosh explique
directement la conclusion à laquelle arrivent les cercles politiques et
militaires américains. Rejoignant principalement ce dont Khalilzad et Casey avaient donné un aperçu, le Time a défini les
moyens pour empêcher la situation en Irak « d’empirer », soit la
purge des supporters des partis chiites des nouvelles forces de sécurité
irakiennes, des mesures « pour s’occuper de Moqtadal-Sadr et des efforts pour « ramener les
sunnites ».
En faisant référence aux sadristes, Ghosh a
écrit : « En public, l’armée américaine affirme que al-Sadr, qui contrôle une section considérable au
parlement, est une figure politique importante et qu’il doit être traité en
conséquence... Toutefois, en privé, les commandants américains disent qu’ils
voudraient ne plus être entravés juste assez longtemps pour porter quelques
coups à l’armée du Mahdi. Ça ne serait pas simple : un assaut frontal sur
la très populeuse Sadr City n’est pas une option
intelligente... mais les États-Unis pourraient bien réussir quelque chose en
frappant ces éléments de l’armée du Mahdi qui sont responsables des pires
atrocités sectaires et activités criminelles ».
À la conférence de presse
de Bagdad, Casey a laissé entrevoir un assaut contre Sadr City. Il a déclaré que l’objectif militaire dans la
capitale était de nettoyer les quartiers d’où vient la violence sectaire
alléguée et indiquait qu’il allait peut-être réquisitionner des troupes
additionnelles pour ce qui se prépare à être l’opération la plus sanglante de
la guerre en Irak.
Les forces d’occupation
américaine envahissent déjà des résidences et bureaux des dirigeants de l’armée
du Mahdi en préparation pour une offensive majeur. L’agence de presse KUNA
rapportait que les troupes américaines ont défoncé lundi les bureaux de l’armée
du Mahdi à Holla, la capitale de la province de Babel
dans le sud de l’Irak. La même journée, la résidence d’un dirigeant de la
milice dans la province de Diwaniya était
perquisitionnée.
Jeudi dernier, les troupes
américaines ont arrêté le commandant de l’Armée du Mahdi à Hindiya,
une ville près de Karbal, et envahirent une mosquée chiite
à Bagdad contrôlé par le mouvement sadriste. Au moins
un Irakien a été tué dans le raid et deux autres emmenés. La détention arrive
juste 24 heures après l’intervention personnelle de Maliki
demandant aux militaires américains de relâcher un dirigeant sadriste en vue, Masenal-Saedi, qu’ils avaient appréhendé la semaine dernière. Ces
raids pourraient très bien être des tentatives conscientes pour provoquer la
branche armée des sadristes dans une confrontation
ouverte pour justifier l’assaut américain.
Cependant, les implications
des plans de l’administration Bush vont beaucoup plus loin que l’horrible bain
de sang à Bagdad.Sinistrement, alors
que Khalilzad déclarait que les Etats-Unis allaient chercher auprès des Etats arabes voisin, tel que l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et la Jordanie pour de l’aide, il
caractérisait la Syrie et le Liban comme étant les forces « au travail
pour nous empêcher et les Irakiens de réussir ».
Casey a déclaré que ces deux Etats « donnent un appui aux différents groupes
extrémistes et terroristes opérant à l'intérieur de l’Irak ».Ces remarques suggèrent que l’administration
Bush n’a pas encore embrassé l’appel à l’ouverture vis-à-vis la Syrie et l’Iran
lancé par des personnalités tel James Baker, le dirigeant du Groupe d’Etude sur l’Irak.Sa
politique demeure celle du « changement de régime » à Damas et
Téhéran, en tant que partie constituante de son ambition d’étendre la
domination des Etats-Unis sur les ressources et territoires du Moyen-Orient.
Le porte-parole de la
Maison-Blanche, Tony Snow, a déclaré la semaine
dernière que les discussions en cour sur la situation en Irak « ne changent
certainement pas notre position diplomatique à l’égard de la [Syrie ou de l’Iran] ».
Pour sa part, la théocratie
iranienne chiite, qui a mené un combat sanglant de huit ans contre les baasistes
d’Irak, a peu d’incitation pour appuyer le programme américain à moins que des
concessions majeures soient accordées par Washington sur des questions comme l’énergie
nucléaire et les sanctions commerciales. Une offensive contre la milice chiite va
probablement mener à l’effondrement du gouvernement irakien à dominance chiite
et son remplacement par un régime hostile à Téhéran. .
Le « changement de cap »
de l’administration Bush, dévoilé la nuit dernière ne va pas seulement coûté la
vie de milliers d’Irakiens et d’Américains, mais pourrait bien provoquer une
escalade dans une région déjà très volatile.
(Article original anglais paru le 25
octobre 2006)