L’assaut sur les droits démocratiques
fondamentaux par le gouvernement australien de John Howard a franchi une étape
lourde de sens alors que le procureur général Philip Ruddock a déclaré sur l’Australian
Broadcasting Corporation qu’il ne considérait pas « la privation du
sommeil comme de la torture ». Dans l’émission The Insiders du
réseau de télévision ABC, Ruddock a déclaré que la privation du sommeil n’était
qu’une mesure « coercitive » et qu’il n’avait jamais entendu qu’elle
constituait de la torture.
Ruddock a fait cette déclaration après une
série de discussion au plus échelons à Washington avec le secrétaire américain
de la Justice Alberto Gonzales sur la récente Loi sur les commissions militaire
et le prochain procès militaire de David Hicks, un citoyen australien incarcéré
à Guantanamo depuis janvier 2002. Elle constitue une attaque non équivoque sur
l’article 3 des Conventions de Genève qui définie « les
atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et
dégradants » de prisonniers de guerre comme étant de la torture et un
crime de guerre.
Nonobstant la déclaration sans fondement de
Ruddock, la privation de sommeil est une des formes les plus cruelles de
torture est est considérée comme telle par la Croix rouge, Amnistie
Internationale et tous les organismes internationaux de droits de l’homme et
légaux, y compris la Convention contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants, de laquelle l’Australie est un
signataire.
En 1997, le comité des Nations unies contre
la torture a catégoriquement établi que la privation prolongée du sommeil constituait
de la torture. De plus, des rapports officiels du département d’Etat américain
(les Country Reports on Human Rights, 2000-2002) ont
dénoncé plusieurs pays, y compris la Birmanie, l’Egypte, l’Erythrée, l’Iran,
l’Irak, la Jordanie, Israël, le Pakistan, l’Arabie saoudite et la Turquie, pour
avoir fait usage de cette technique et l’ont décrit textuellement comme de la
torture.
La privation du sommeil diminue la capacité
des globules rouges à transporter l’oxygène au cerveau, ce qui entraîne des
pertes de mémoire, la léthargie, des douleurs intenses et des effets
psychologiques à long terme. Les victimes de cette technique deviennent
délirantes et connaissent des hallucinations et d’autres effets psychotiques.
Des experts médicaux ont aussi signalé que la privation du sommeil peut causer
des dommages au cerveau et induire le diabète et d’autres conditions
débilitantes.
John Schlapobersky, qui a été torturé sous
l’apartheid de l’Afrique du Sud durant les années 1960 et qui est maintenant
psychothérapeute consultant pour la Fondation médicale pour les victimes de la
torture a dit à la BBC en 2004 que « Faire un programme dans lequel
les individus sont privés de sommeil est comme les traiter avec un médicament
qui les rend psychotique… Cela est l’équivalent des combats d’ours et de
chiens, et cela fut interdit il y a des siècles.
« On m’a empêché de dormir pour une
semaine au total. Je peux me rappeler des détails de l’expérience, même si elle
a eu lieu il y a 35 ans. Après deux nuits sans sommeil, les hallucinations ont
commencé, et après trois nuits, vous avez des rêves tout en étant réveillé, ce
qui est une forme de psychose.
« Après une semaine, vous perdez votre
sens de l’orientation dans l’espace et le temps — vous croyez que ceux à qui
vous parlez sont dans le passé ; une fenêtre peut devenir une vision de la
mer que vous avez vue dans votre jeunesse. Priver une personne de sommeil est jouer
avec son équilibre et sa santé mentale. »
Le récent livre du professeur d’histoire
américain Dr Alfred McCoy, A Question of Torture: CIA Interrogation, from
the Cold War to the War on Terror [Une question de torture :
interrogatoires de la CIA, de la guerre froide à la guerre au terrorisme] offre
une analyse détaillée sur les recherches financées à coup de millions par
Washington dans la période de l’après-guerre qui visaient à raffiner les
techniques de tortures, y compris la privation du sommeil.
La CIA a inscrit ses méthodes dans le manuel
d’entraînement KUBARK en 1963 et l’a utilisé pour entraîner des centaines
d’agents de police et des services du renseignement d’Amérique du Sud et
d’autres pays durant les années 60 et 70.
Le manuel explique que le but des
interrogateurs est d’instiller à ses victimes un sentiment de « débilité,
de dépendance et de terreur ». Cela est accompli au moyen de
« dérangement homéostatique, de fatigue, de douleur, de privation du
sommeil ou d’anxiété », qui engendre « une régression de la
personnalité » du prisonnier et « un genre de choc ou de paralysie
psychologique » requis pour « dissoudre la résistance ».
Opposition
des organisations pour les droits de l’homme
Amnistie internationale, le Conseil pour les libertés civiles du New South Wales et d’anciens
prisonniers de guerre ont immédiatement condamné la déclaration de Ruddock.
Cyril Gilbert, maintenant 86 ans, a été
prisonnier de guerre en Thaïlande durant la Deuxième Guerre mondiale et victime
de privation de sommeil par l’armée japonaise. En colère, il a dénoncé Ruddock
dans le Daily Telegraph de Sydney.
« On ne sait pas si on arrive ou si on
part [sous cette torture] », a-t-il affirmé, expliquant que c’était l’une
des pires techniques employées par l’armée japonaise.
« J’ai été chanceux de n’avoir été
maintenu réveillé que durant quelques jours à la fois. D’autres étaient gardés
réveillés beaucoup plus longtemps que ça », a expliqué Gilbert. « Il
[Ruddock] n’a jamais rien vécu, n'est-ce pas ? »
David Bernie, vice-président du Conseil
pour les libertés civiles du New South Wales, était plutôt abasourdi lorsqu’il
a déclaré au World Socialist Web Site que les affirmations de Ruddock
étaient « incroyables, et particulièrement venant du procureur général
d’une nation qui est supposée être démocratique ».
« Ruddock semble dire que c’est
correct si vous ne laissez aucune trace physique sur les prisonniers, mais la
privation de sommeil, utilisée conjointement avec des techniques de privation
sensorielle, peut rendre des gens complètement dysfonctionnels. Il est
révoltant d’affirmer que cela n’est pas de la torture et cela montre à quel
point les valeurs démocratiques fondamentales sont sacrifiées dans cette
soi-disant guerre au terrorisme.
« C’est ce que souhaite entendre
n’importe quel dictateur dans le monde et c’est un feu vert donné à tout
gouvernement pour accuser quelqu’un de terrorisme, ou d’appui à des
terroristes, et ensuite le torturer, affirmant la nécessité de découvrir de
futurs actes potentiels de violence », a-t-il poursuivi.
« L’Australie est signataire de la
Convention contre la torture. Est-ce que Ruddock insinue que l’Australie
devrait se retirer de cette convention ? »
Comme l’a fait remarquer Bernie, bien que
le Conseil pour les libertés civiles du NSW continue de condamner publiquement
la déclaration de Ruddock, aucune opposition n’est venue du leadership du Parti
travailliste australien.
C’est une véritable accusation contre
l’opposition fédérale, a-t-il affirmé, qu’ils ne veuillent rien dire à ce
propos. À moins que ces questions ne soient abordées au parlement, rien de plus
ne sera dit.
« L’année dernière, il y avait la
position extraordinaire de Beazley [chef du Parti travailliste] sur le projet
de loi anti-terrorisme du gouvernement, où il avait déclaré au caucus qu’il
appuyait la loi même s’il n’avait pas vu ses dispositions. Sur ces questions,
une décision a sûrement été prise dans le Parti travailliste de ne pas
s’opposer au gouvernement Howard. C’est une situation très dangereuse. »
Cette observation est importante. Les
déclarations de Ruddock ont provoqué peu de réactions de la part des partis
d’opposition parlementaire — les travaillistes, les verts ou les démocrates —
qui ont tous accueilli pleinement la « guerre au terrorisme » de
l’administration Bush et qui se sont accommodés de l’assaut du gouvernement
Howard sur les droits fondamentaux.
C’est sans surprise que Beazley n’a pas même pris la peine
de faire une déclaration à la presse, laissant au procureur général du cabinet
fantôme, Nicola Roxon, le soin de faire quelques remarques superficielles.
Roxon a présenté un appel mitigé à Ruddock afin d’assurer les Australiens que
le gouvernement « demeure opposé à toutes les formes de traitements cruels
et dégradants ».
Le site Web du dirigeant du Parti vert, Bob Browns,
affichait une déclaration de trois phrases s’opposant à la prétention du
procureur général et condamnant Ruddock de « jeter par-dessus bord des
valeurs australiennes de longue date ».
Aucun de ces partis n’a demandé que Ruddock soit congédié
pour sa répudiation des Conventions de Genève ou que lui est ses collègues ministres
du gouvernement soient mis en accusation pour crime de guerre en raison de leur
appui donné à Washington et de l’emprisonnement illégal et la torture de David
Hicks et de Mamdouh Habib, maintenant libéré.
Fer de lance de l'attaque sur droits démocratiques
La prétention de Ruddock que la privation du sommeil n’est
pas de la torture est conforme à son histoire politique. Comme ministre de l’Immigration
sous le gouvernement de Howard de 1996 à 2003, il s’est fait connaître pour enlever
leurs droits les plus fondamentaux aux demandeurs d’asile, les décrivant comme
étant des « fraudeurs » et des terroristes potentiels.
Durant ce temps, le gouvernement Howard utilisait des
navires de guerre pour repousser au large des bateaux de réfugié en détresse.
Des milliers de demandeurs d’asile — hommes femmes et enfants — ont été traités
comme des criminels et incarcérés dans des camps de concentration faisant
office de prison dans des régions désertiques de l’Australie ou déplacés vers
Nauru ou ailleurs dans les îles du Pacifique Sud pour y être emprisonné. Nommé
procureur général en 2003, Ruddock a mené l’attaque du gouvernement Howard
contre des principes légaux et droits fondamentaux en existence depuis
longtemps. Son attitude à l’égard de la privation du sommeil soulève la
question de savoir quelles pratiques cruelles et illégales il a déjà sanctionnées
et ce qu’il planifie pour le futur.
Alors que Hickes et Habid étaient soumis à diverses formes
de torture à Guantanamo et ailleurs, le gouvernement Howard louangeait
Washington pour son traitement de deux Australiens et clamait publiquement
qu’ils étaient en bonne santé et bien traités.
Les prétentions de Ruddock à propos de la privation du
sommeil ont été largement rapportées dans la presse, mais un autre commentaire
encore plus sérieux et terrifiant du procureur général a été virtuellement
ignoré.
Ruddock a dit à ABC qu’il était préoccupé par la nouvelle
loi de Washington, qui remet sur les rails les tribunaux militaires et donne au
président Bush le pouvoir exclusif d’interpréter les Conventions de Genève et
de désigner virtuellement n’importe qui comme combattant ennemi illégal,
l’incarcérer pour ensuite suspendre ses droits fondamentaux, incluant l’habeas
corpus. Selon le procureur général, cependant, la nouvelle loi est trop
restrictive et « pourrait bien limiter la capacité des services du
renseignement dans le futur ».
En d’autres termes, la nouvelle loi répressive américaine
ne va pas assez loin. Est-ce que Ruddock aimerait voir lever toute interdiction
sur la torture ?