Chris Marsden, le secrétaire national du
Parti de l’égalité socialiste (PES) en Grande-Bretagne a prononcé le discours
suivant lors d’une réunion électorale organisée par le PES en Allemagne le 16
septembre 2006.
Pour mieux comprendre les événements en
Allemagne, nous nous attarderons sur la Grande-Bretagne.
Par ceci, je ne veux pas dire que nous
allons simplement comparer le gouvernement d’Angela Merkel avec celui de la
première ministre conservatrice Margaret Thatcher des années 1980, bien
qu’assurément on pourrait tirer de cette comparaison des leçons sur l’impact
qu’aura sur les conditions sociales de travailleurs l’offensive pro-marché et
néolibérale actuellement en cours en Allemagne contre l’Etat-Providence et les
lois protégeant le travail.
La vie politique britannique a fait œuvre
de pionner dans un autre aspect. On peut dire que c’est dans ce pays que la
dégénérescence politique de la social-démocratie a atteint son expression la
plus achevée.
Tout le monde ici sait que le gouvernement
travailliste est ravagé par une intense lutte de factions, qui a été amorcée
par la compréhension que plus longtemps Tony Blair restera premier ministre,
moins le Parti travailliste aura de chance de se faire réélire. Mais ce qui se
développe est beaucoup plus qu’une crise conjoncturelle qui sera résoute en
remplaçant Blair par le chancelier Gordon Brown. Nous sommes témoins du
processus de désintégration non seulement de Blair et du blairisme, mais du
Parti travailliste lui-même.
Au milieu des années 1990, Blair a été
choisi pour diriger le projet politique de transformation du Parti travailliste
en un parti de droite de la grande entreprise. Pour réaliser cet objectif, il
n’est pas parti de rien. Ne vous y trompez pas, le réformisme social avait déjà
été enterré bien avant que Blair obtienne un rôle dirigeant.
Les jours où le Parti travailliste
proposait des réformes sérieuses dans l’intérêt des travailleurs étaient depuis
longtemps chose du passé. Le baroud d’honneur réformiste a eu lieu au début des
années 1970 et s’est terminé lorsque le gouvernement Callaghan a imposé les
mesures d’austérité dictées par le Fonds monétaire international. Cela a
provoqué un mouvement de grève de masse contre les travaillistes et s’est
terminé avec l’arrivée au pouvoir de Thatcher en 1979.
Pendant 18 ans, les conservateurs ont pu
mettre leur programme économique monétariste en œuvre principalement parce que
les travaillistes et les syndicats sabotaient toute lutte contre Thatcher,
alors qu’eux-mêmes allaient toujours plus à droite. Ce changement politique était
un phénomène international qui a trouvé son expression la plus importante avec
la liquidation de l’Union soviétique. Cet événement a ensuite donné l’occasion
de proclamer la « mort du socialisme », ce qui a trouvé un accueil
enthousiaste au sein de la direction des travaillistes.
Blair est monté au sommet non à cause de
ses convictions politiques, mais plutôt parce qu’il en manquait. Il était une
nullité, prêt à s’adapter entièrement aux nouvelles réalités politiques
qu’établissait la grande entreprise. Sa tâche n’a pas simplement été
d’officialiser l’abandon du réformisme par les travaillistes en rayant
l’Article 4 de sa constitution. Il a été chargé de remodeler le parti en tant
que véhicule politique des grandes sociétés qui ne pouvaient plus compter sur
la survie du gouvernement conservateur.
Les conservateurs ont joui de l’avantage de
ne pas avoir d’adversaires idéologiques de la soi-disant gauche de la politique
officielle qui s’opposeraient à leur glorification du « libre
marché » dans un monde post-soviétique. Néanmoins, après 18 années, des
millions de travailleurs qui portaient les cicatrices de ses expériences
sociales brutales ont voulu se débarrasser du gouvernement conservateur.
Blair a déclaré qu’il ferait du Parti
travailliste un parti « que l’on pouvait élire », ce par quoi il
voulait dire un parti acceptable à l’oligarchie qui est devenue proéminente
mondialement dans les années 1980, tout en pouvant obtenir un mandat pour
gouverner.
Voilà la signification du lancement par
Blair du « New Labour » [le nouveau travaillisme] et de sa promotion
de la « Troisième Voie », qui combinaient les politiques économiques
fondamentales de Thatcher avec des mesures qui, déclara-t-il, protégeraient les
plus vulnérables et maintiendraient la cohésion sociale.
Etant donné la vague de sentiments
anti-conservateurs, ce fut suffisant pour donner le pouvoir à Blair, avec le
soutien enthousiaste de Rupert Murdoch et de nombreuses autres personnalités de
la grande entreprise.
A la fin, toutefois, le New Labour n’a pas
signifié la renaissance du Parti travailliste, mais son chant du cygne.
Blair a pu prendre avantage de la confusion
idéologique créée par des décennies de mauvaise direction par les staliniens et
la social-démocratie et capitaliser sur l’animosité envers les conservateurs.
Mais cela ne pouvait pas durer. Même la meilleure machine de propagande et
l’appui de médias dociles ne peuvent tromper tout le monde, toutes les fois.
Finalement, la vérité, telle qu’elle est révélée par les dures expériences, se
fait connaître.
Le quasi-effondrement du gouvernement Blair
est avant tout une confirmation qu’il n’est pas possible de conserver un appui
populaire pour des politiques qui visent à l’enrichissement d’une élite par
l’appauvrissement systématique de la majorité. La politique économique et
sociale de l’oligarchie, que ce soit dans l’emballage du thatchérisme ou dans
celui du New Labour, est profondément antidémocratique et ne peut au bout du
compte être imposée que par la force.
Ni les travaillistes ni tout autre parti
bourgeois qui aspire à gouverner ne peuvent dévier de ce programme économique
et social, dicté par les sections les plus importantes de la bourgeoisie. Au
contraire, les critiques de Blair au sein du parti qui se sont regroupés autour
de Brown ont clairement fait savoir qu’ils sont des « modernisateurs
implacables » qui ne veulent que sauver le projet du « New
Labour » en se distanciant de ses représentants les plus détestés.
Un cours nouveau ne peut être élaboré que
par un parti dévoué à l’établissement d’un ordre social complètement différent
de celui basé sur la propriété privée des moyens de production pour une élite
ultra riche.
Il faut comprendre que c’est là la cause
essentielle de la crise qui a englouti le gouvernement Blair, une crise qui est
enracinée dans l’effondrement de sa base de soutien sociale. Toutefois, c’est
une crise qui a atteint son paroxysme et qui est centrée sur l’opposition de
masse engendrée par la participation de Blair dans la guerre contre l’Irak et
les terribles conséquences de son alliance avec l’administration Bush.
Blair était en cela aussi déterminé à
avancer les intérêts de l’oligarchie financière qui dicte la campagne
américaine pour établir son hégémonie sur les régions du monde riches en
pétrole.
Il y a un aspect extraordinaire de la
guerre de factions qui a englouti le gouvernement travailliste. Les adversaires
de Blair sont désespérés de sauver le parti du désastre électoral et sont prêts
à lui trancher la gorge politiquement parlant pour y arriver. Malgré cela, ils
peuvent à peine discuter de la principale raison pour laquelle Blair est devenu
le politicien le plus largement détesté de l’histoire britannique.
Blair vit sur du temps emprunté depuis
qu’il a entraîné la Grande-Bretagne dans l’aventure irakienne sur la base de
mensonges et en défiant le sentiment anti-guerre de masse. Tout comme Aznar en
Espagne et Berlusconi en Italie, il ne s’en est jamais relevé.
Il a espéré que la victoire — et une partie
du butin de guerre — allait faire taire ses adversaires. Mais au lieu de cela,
l’impérialisme britannique a été entraîné dans un bourbier sanglant et pas
seulement celui de la résistance à l’occupation et de la descente vers la
guerre civile en Irak. La situation en Afghanistan est tout aussi grave et tout
le Moyen-Orient a été radicalisé contre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
La brindille qui a fini par faire s’effondrer Blair a été l’attaque criminelle
et finalement désastreuse d’Israël contre le Liban dans laquelle il a léché les
bottes de Bush comme jamais auparavant.
J’aimerais citer une appréciation de Blair.
Il s’agit de celle de l’ancien président américain Jimmy Carter.
Il a dit au Daily Telegraph à la fin
du mois dernier, « J’ai été surpris et extrêmement désappointé par le
comportement de Tony Blair… Dans plusieurs pays où j’ai rencontré des
dirigeants et des citoyens ordinaires, on associe la politique américaine avec
la Grande-Bretagne, association dans laquelle la Grande-Bretagne joue le second
rôle.
« Nous sommes maintenant dans
une situation où les États-Unis sont si impopulaires à l’étranger que même dans
des pays comme l’Égypte et la Jordanie notre indice de popularité est à moins
de cinq pour cent. C’est honteux et pitoyable et je tiens en grande partie
responsable votre premier ministre britannique pour être aussi accommodant et
servile. »
Mais, malgré une opposition massive et une
demande de plus en plus importante à l’intérieur de la bourgeoisie pour un
changement de politique étrangère, Brown n’a rien dit qui pourrait signaler que
le Parti travailliste prendrait ses distances avec l’impopulaire administration
Bush, qui subit crise après crise.
Anatole Kaletsky, éditeur adjoint du Times,
était incité à demander : « Est-ce que Gordon a remarqué
l’éléphant dans la pièce ? S’il ne l’a pas fait, il est dans de beaux
draps. »
L’Irak « a détruit la popularité de
Tony Blair et a éclipsé les nombreux succès de son gouvernement », a-t-il
affirmé. « Pour être plus précis, "l’éléphant" n’est pas la
guerre elle-même, mais l’abandon par le premier ministre des intérêts nationaux
de la Grande-Bretagne par son obéissance au président Bush. Mais, chose
étonnante, la catharsis du Parti travailliste de la semaine dernière n’était
pas cathartique du tout. Dans tous les tourments de la semaine dernière,
personne n’a mentionné le traumatisme fondamental : que tous les
activistes travaillistes et la plupart des électeurs en sont venus à détester
Blair et à ne plus lui faire confiance à cause de son appui à la politique
étrangère américaine, et pas seulement en Irak, mais aussi au Liban, en
Israël et en Iran. »
Le débat à l’intérieur du Parti
travailliste, a-t-il conclu, devrait être « à propos de la politique
étrangère, les Etats-Unis et l’Irak. Si Gordon Brown s’en tient aux politiques
étrangères de M. Blair, il va perdre la prochaine élection. »
Il n’y a rien de progressiste dans de
telles tardives critiques de Blair. Elles proviennent d’éléments de la
bourgeoisie qui ont été obligés de reconnaître que les politiques qu’ils
appuyaient pleinement ont totalement failli. Kaletsky se plaint que « M.
Rumsfeld et M. Cheney ont fait passer les États-Unis d’une superpuissance
militaire à un tigre de papier » et en appelle à « une nouvelle
politique étrangère qui n’est pas anti-américaine, pas même anti-Bush, mais une
politique qui s’oppose clairement aux gaffes du président Bush ».
Le Parti travailliste au complet, et pas
seulement Blair, est devenu tellement lié aux néo-conservateurs américains que
le chef du Parti conservateur, David Cameron, a critiqué davantage la politique
étrangère britannique et américaine que n’importe quel candidat sérieux à la
succession de Blair dans son propre parti.
Donnant un aperçu au British American
Project de ce qu’il appelait « Une nouvelle approche pour les affaires
étrangères : le conservatisme libéral », Cameron a pris ses distances
avec Bush et les néo-conservateurs, mais pas avec les États-Unis.
Le néo-conservatisme a tenté de combattre
la menace terroriste sur la base de la « conviction qu’une action
militaire préventive » était appropriée et nécessaire et que « la
liberté et la démocratie » défendues « par le changement de régime
étaient le meilleur moyen de garantir notre sécurité. »
Cela a eu une « conséquence inattendue
et inquiétante : attiser l’anti-américanisme, ici en Grande-Bretagne et à
travers le monde ».
Afin de protéger les intérêts américains et
britanniques, la « relation spéciale » doit être maintenue, mais
« nous ne servirons ni nos intérêts, ni ceux des États-Unis, et ni ceux du
monde, si nous sommes perçus comme l’associé inconditionnel des États-Unis dans
n’importe quelle entreprise... Notre amitié avec les États-Unis devrait être
solide, mais pas servile. »
Cameron a lancé un appel pour un
« nouvel accent sur le multilatéralisme » basée sur « les
institutions internationales et les alliances internationales » et formulé
des critiques spécifiques sur l’abus des droits démocratiques à Guantanamo,
« les détentions excessives sans procès » en Angleterre et le
« bombardement disproportionné du Liban par Israël ».
Le Guardian — un indéfectible
supporteur du Parti travailliste — faisait les commentaires suivants sur les
remarques de Cameron : C’est un autre signe de la paralysie qui afflige
maintenant le Parti travailliste que Gordon Brown, même s’il le voulait, n’a
pas pu faire un tel discours sur la politique étrangère, sensible, franc et
tourné vers l’avenir comme le leader conservateur David Cameron l’a fait
hier. »
Précisément parce que le Parti travailliste
est si distinctement à droite, les travailleurs n’ont aucune raison de faire
écho aux louanges adressées à Cameron.
Que signifient ses remarques ?
Des sections de la bourgeoisie à travers
l’Europe voient la catastrophe qui a été créée au Moyen-Orient avec une
véritable inquiétude quant à ce qu’elle implique. Cependant, leur principal et
premier objectif est d’exploiter la faiblesse de l’administration Bush qui en
résulte afin d’avancer leurs propres intérêts impérialistes dans la région.
Aucune des puissances européennes ne
considère la possibilité d’entrer en conflit ouvert avec Washington, mais ils
calculent que les efforts américains de monopoliser l’exploitation du pétrole
et des autres ressources et marchés a subit un revers. Leur réponse va être
une combinaison de gestes politiques et militaires indépendants et une attitude
moins soumise à la table de négociation afin de s’assurer la plus grosse part
possible dans la division du monde de style colonial.
La réponse de la bourgeoisie britannique a
un caractère similaire. C’est pourquoi Cameron a lancé son appel pour une
relation plus indépendante avec les Etats-Unis tout en insistant sur le fait
que la Grande-Bretagne n’arrivera à rien en politique internationale sans
l’Amérique, déclarant également son appui pour l’utilisation de la force
militaire, incluant la guerre préventive.
L’émergence de telle tension entre l’Europe
et l’Amérique ne va pas aider à faire diminuer le danger de guerre. C’est
plutôt le contraire : ça va entraîner le développement du militarisme
européen et nécessiter encore plus d’attaques contre les droits démocratiques
et sociaux. Comme pour la tâche de renverser la croissance des inégalités —
qui, à l’échelle du globe revendique des millions vie — tout dépend de la
mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière sur la base d’une
perspective socialiste et internationaliste.
L’effondrement de l’appui pour le Parti
travailliste créé les conditions les plus favorables pour une telle
réorientation fondamentale de la classe ouvrière – autant que la légitime
hostilité des travailleurs de Berlin et des jeunes envers la coalition
« Rouge-Rouge ».
Telle est la signification de la campagne
menée par nos camarades en Allemagne. Elle vise à l’unification de la classe
ouvrière d’Europe, des Etats-Unis et à travers le monde pour la construction de
leur propre parti, le Comité international de la Quatrième Internationale.
(Article original anglais paru le 25
septembre 2006)