Le but des pourparlers en Jordanie entre George Bush et le premier ministre
irakien Nouri al-Maliki est clair. Bush, accompagné de la secrétaire d'Etat
américaine, Condoleezza Rice, insistera pour que le chef irakien se plie aux
demandes américaines de répression sanglante contre la plus grande faction de
son propre gouvernement, le mouvement anti-occupation sadriste dirigé par l’imam
Moqtada al-Sadr et sa milice de l'Armée du Mahdi. Un important représentant
américain qui n'a pas été nommé a abruptement affirmé au New York
Times : « Tous savent qu'il est temps de prendre une
décision. »
A la veille des pourparlers, la justification d'une attaque sur les
sadristes a été publiée en première page de l'édition du mardi du New York
Times. Selon les correspondants en vue Michael Gordon et Dexter Filkins, un
« important représentant des services du renseignement » anonyme a
divulgué des allégations selon lesquelles jusqu'à 2000 combattants de l'Armée
du Mahdi auraient été entraînés au Sud-Liban par le Hezbollah, le mouvement
chiite libanais classé comme « organisation terroriste » par
Washington.
L'Iran, soutient le représentant, « a facilité le lien entre le
Hezbollah et les milices chiites en Irak » et « les représentants
syriens ont aussi collaboré », en aidant les sadristes à traverser au
Liban en passant par le territoire syrien. Le représentant anonyme
déclare : « Il semble y avoir eu une décision stratégique prise par
Damas et Téhéran vers la fin de l'hiver ou au début du printemps, en
collaboration avec leurs partenaires du Hezbollah libanais, pour fournir un
plus grand appui à Sadr afin d'augmenter la pression sur les Etats-Unis. »
La promotion sensationnaliste d'un axe sadriste-Hezbollah-Syrie-Iran — qui
n'est appuyé par aucune preuve et qui a tout l'air d'une histoire créée de
toutes pièces par la Maison-Blanche ou le Pentagone — fait directement
l'affaire des éminences grises de l'administration Bush telles que le
vice-président Dick Cheney qui ont toujours vu l'Irak comme le prélude à un
« changement de régime » à Damas et à Téhéran.
Cet article touche directement le Groupe d'étude sur l'Irak dirigé par
l'ancien secrétaire d'Etat James Baker. Beaucoup croient que son rapport, qui
doit être publié le mois prochain, recommandera que les Etats-Unis demandent
l'aide de l'Iran et de la Syrie pour mettre un terme à la guerre civile
fratricide qui fait maintenant rage en Irak. L'article a été publié seulement
quelques heures après que le président irakien Jalal Talabani soit arrivé à
Téhéran pour entreprendre, à ce qu'il paraîtrait, des pourparlers préliminaires
avec le régime iranien.
En Irak, les allégations contre les sadristes peuvent être utilisées pour
justifier un changement de tactique planifié depuis longtemps. Plusieurs
indices durant l'année ont montré que la Maison-Blanche souhaitait remplacer le
gouvernement irakien à Bagdad, qui est dominé par les chiites, par un régime
militaire de style baasiste. En échange de l'amnistie et de la possibilité d'un
retour au pouvoir et de privilèges, on attendrait de l'élite sunnite arabe
qu'elle collabore avec l'agression américaine contre la Syrie et l'Iran et
participe avec les forces américaines à la répression brutale de tout élément
de l'insurrection sunnite qui refuserait de déposer les armes.
Le mouvement sadriste, avec ses millions de partisans de la classe ouvrière
chiite et des quartiers pauvres de Bagdad et du Sud de l'Irak, est perçu par
l'administration Bush comme le principal obstacle à son programme. Sadr avait
refusé les demandes de « réconciliation » avec le précédent
establishment baasiste. Son organisation continue de demander un échéancier pour
la fin de l'occupation américaine et insiste sur le droit de l'Irak à
déterminer la façon dont ses ressources pétrolières doivent être exploitées.
De plus, dans le cas d'un affrontement avec l'Iran chiite, la possibilité
que des attaques soient lancées sur les forces américaines en Irak par l'armée
du Mahdi est considérée comme étant une menace réelle et dangereuse. Selon les
représentants des services du renseignement cités mardi dans le Washington
Post, l'Armée du Mahdi aurait maintenant entre 40 000 et 60 000
combattants.
Les demandes provenant des cercles dirigeants américains
pour un changement de cap en Irak qui donnerait un certain degré de contrôle des
Etats-Unis sur ce pays deviennent très insistantes. Plus de 3700 Irakiens sont
morts en octobre dans les combats opposants sunnites et chiites. Des centaines
d'autres sont morts la semaine dernière dans des explosions sauvages sunnites
et des représailles des milices chiites. Le pays est sur le bord de la
désintégration économique, sociale et politique, alors qu’aucun des objectifs
américains n'a été atteint.
Dans la province d'Anbar à l’ouest du pays, où la résistance
sunnite est la plus enracinée, le Washington Post a révélé cette semaine
qu'un rapport des forces militaires américaines déclarait en août que « la
situation sociale et politique s'est détériorée au point » où les forces américaines
et irakiennes « ne sont plus capables de vaincre militairement
l'insurrection ». Le carnage quotidien et les morts américaines continuelles
alimentent le sentiment anti-guerre de masse aux Etats-Unis et les appels pour
le retrait des troupes. Les tensions politiques intérieures et les
récriminations augmentent continuellement.
Malgré cela, l'administration Bush est très claire qu'elle n’adoptera
pas un « changement de cap » qui impliquerait quelque concession que
ce soit à l'Iran ou la Syrie ou un recul de sa perspective de domination
américaine au Moyen-Orient. Samedi, le vice-président Dick Cheney s'est envolé
vers l'Arabie Saoudite. Alors qu'il refuse de parler avec Téhéran ou Damas, la
Maison-Blanche veut s'assurer d’avoir l'appui de la monarchie saoudienne et d'autres
Etats arabes pour l'ultimatum que Bush livrera à Maliki.
Le New York Times rapportait ce week-end: « Spécifiquement,
les Etats-Unis veulent que l'Arabie Saoudite, l'Egypte et la Jordanie
travaillent pour créer un fossé entre le premier ministre Nouri al-Maliki et
l'ecclésiastique chiite antiaméricain, Moqtada al-Sadr, dont l'Armée du Mahdi a
été derrière plusieurs attaques de représailles en Irak, a dit un représentant
senior de l’administration. Cela nécessiterait que les nations à dominance sunnite
réussissent à convaincre les sunnites modérés en Irak d'appuyer M. Maliki, un chiite.
Ce qui donnerait théoriquement à Maliki la force d'affronter la milice chiite
de M. Sadr. »
Si Maliki refuse de sanctionner le massacre des sadristes,
l'administration Bush est prête à le déloger. Trent Lott, un important sénateur
républicain a dit à Fox News samedi : « Il y a un problème
avec lui [Maliki]. Il va devoir décider s'il va vraiment tenter de contrôler
ces groupes de miliciens… Je ne sais pas si le gouvernement va réussir à
survivre si les circonstances ne changent pas là-bas… Je crois que nous allons
devoir être très agressifs et spécifiques avec lui… s'il ne montre pas de
véritable leadership… si de fait il devient une partie du problème, nous allons
devoir prendre des décisions difficiles. Allons-nous y aller, et essayer de le
faire pour eux ? »
Seulement trois semaines après que les élections au Congrès
le 7 novembre aient produit un rejet sans ambiguïté du Parti républicain et un
vote pour la fin de la guerre, une nouvelle et encore plus sanglante étape du
conflit en Irak est en préparation. Loin d'un retrait des forces américaines de
l'Irak, le scénario le plus probable est une augmentation du nombre de soldats
pour mener des opérations de « stabilisation » de Bagdad et d'autres
villes. Bush a saisi l’occasion que lui procurait une conférence de presse à
Lativia hier pour déclarer : « Je ne vais pas retirer les troupes du
champ de bataille avant que la mission ne soit complétée. »
Le mépris si ouvert qu’affiche Bush et la Maison-Blanche envers
la volonté démocratique du peuple américain est possible seulement parce que les
démocrates et l'establishment des médias appuient essentiellement ce programme.
Quelque soient les différends tactiques exprimés sur la conduite de la guerre
en Irak, ils sont tout autant engagé à maintenir les troupes américaines en
Irak et à compléter la « mission » au Moyen-Orient, c’est-à-dire
que les Etats-Unis contrôlent économiquement et militairement la
région et ses ressources pétrolières.