Les
enquêteurs d’un meurtre ne commencent pas leur travail en placardant sur tous
les murs des hypothèses non fondées, mais plutôt en amassant méthodiquement et
sérieusement toutes les preuves physiques et circonstancielles. Une liste des
suspects est faite qui énumère les motifs possibles qu’aurait chacun d’entre
eux de commettre le crime.
Une telle
approche systématique est spécialement requise dans le cas du meurtre d’une
personnalité politique importante, où un « crime passionnel » ou un
accident peuvent être exclus et que la voie la plus claire pour déterminer la
responsabilité du crime est la question : qui profite de l’élimination de
cette personne ?
Dans le cas
de l’assassinat du ministre libanais Pierre Gemayel toutefois, l’administration
bush et ses alliés dans les médias américains ne pas procéder ainsi. Avant que
la moindre preuve n’ait été amassée, presque avant que le corps soit refroidi,
le gouvernement américain et ses serviteurs dans les médias ont commencé à
affirmer que l’assassinat était un complot syrien.
La férocité
de cette réponse devrait en elle-même susciter des questionnements. Un autre
programme est à l’œuvre. Ou pire, la clameur qui s’élève pour blâmer la Syrie,
sans preuve et sans tentative de corroboration, représente un processus
prémédité, préparé avant l’acte, ce qui laisse suggérer que certains avaient
connaissance de l’événement en préparation.
Il est
d’une importance capitale que l’assassinat de Gemayel prend place à un instant
charnière du conflit interne au sein de l’Etat américain. Une bataille rangée
prend place au sein de l’élite dirigeante américaine sur la question des
relations avec la Syrie et l’Iran, dans une tentative de sauver ce qui peut
l’être de la débâcle de la conquête américaine de l’Irak et de l’occupation qui
l’a suivie.
On sait que
le Groupe d’étude sur l’Irak, le comité bipartisan établi par le Congrès pour
revoir la politique américaine en Irak et que Bush n’a accepté qu’avec
réticence, considère la proposition que le gouvernement américain entreprenne
des pourparlers avec l’Iran et la Syrie. Des sections de l’administration Bush,
et particulièrement les néo-conservateurs étroitement liés avec la politique
étrangère israélienne, ont commencé une attaque préventive contre cette
proposition en préparation.
Près de
trois semaines avant le meurtre, le 2 novembre, l’administration Bush a émis un
avertissement hystérique sur des plans par l’Iran, la Syrie et le Hezbollah
pour prendre le pouvoir au Liban. Sans offrir le moindre élément factuel, la
Maison-Blanche déclarait que le gouvernement américain était « de plus en
plus inquiet par l’augmentation du nombre des preuves que les gouvernements
syrien et iranien, le Hezbollah et leurs alliés libanais préparaient des plans
pour renverser le gouvernement libanais démocratiquement élu.
Depuis ce
temps, il y a un flux d’informations constant dans les médias américains sur de
soi-disant conspirations syrien et qui a atteint un sommet avec l’éditorial du Wall
Street Journal de mercredi, publié à peine 24 heures après la mort de
Gemayel. L’éditorial écrivait que la Syrie était responsable et appelait le
Groupe d’étude sur l’Irak à reconsidérer ses plans de recommander à
l’administration Bush qu’elle entreprenne des pourparlers avec Damas.
Comment la Syrie en bénéficie-t-elle ?
Pourquoi la
Syrie ordonnerait-elle le meurtre du ministre libanais de l’Industrie? Au
contraire de l’ancien premier ministre Rafik Hariri tué en 2005, Gemayel
n’était pas une personnalité éminente de la soi-disant faction
« anti-syrienne » de l’élite dirigeante libanaise. Très clairement,
il était une personnalité mineure, célèbre simplement à cause de son nom.
Le
grand-père de Gemayel qui portait le même que lui a été le fondateur des
Phalanges, une organisation chrétienne créée à l’exemple des chemises brunes
nazies. Son oncle Bashir et son père Amin ont été tous deux présidents du
Liban. Amin Gemayel dirige toujours ce qui reste des Phalanges, un groupe
aujourd’hui entièrement discrédité pour avoir collaboré à la fois avec la Syrie
et Israël à différents moments de la guerre civile libanaise.
Les
Phalanges ont été bien connues pour leur attitude arrogante et dictatoriale
envers quiconque ne faisait pas partie de la secte des maronites de laquelle
elles ont émergé, que ce soit envers des chrétiens non maronites ou envers les
différentes organisations musulmanes. Son acte le plus sanglant a été réalisé
en 1982, lors de l’invasion israélienne du Liban, où des miliciens membres des
Phalanges ont massacré des Palestiniens du camp de réfugiés de Sabra et
Chatila, avec la permission et l’aide de l’armée israélienne (un crime pour
lequel Ariel Sharon a perdu le poste de ministre de la Défense).
Pierre
Gemayel est tombé sous les balles d’armes automatiques lundi à Beyrouth. Les
assassinats précédents de personnalités anti-syriennes au Liban ont été
réalisées par des bombes placées sous des véhicules que l’on fait exploser à
distance, une méthode demandant un certain niveau de sophistication technique.
L’assassinat de Gemayel a été fait en plein jour par ses assaillants qui
clairement connaissaient la victime, puisqu’ils l’ont criblé de balles, mais
n’ont pas touché à son chauffeur.
S’ils
avaient été capturés — certainement un risque dans une ville très armée comme
l’est Beyrouth —, le commanditaire du crime aurait pu facilement être établi. Si
le régime syrien était responsable, alors il a couru l’énorme risque de voir la
piste du crime remonté jusqu’à Damas et d’offrir un prétexte pour une
intervention militaire de l’étranger, par les Etats-Unis, par Israël, par le
Conseil de sécurité de l’ONU ou une combinaison de ses forces.
L’assassinat
ne pas sensé du point de vue des intérêts du président syrien Bashar Assad. La
position internationale de la Syrie devenait clairement plus favorable, alors
que les relations avec l’Irak se rétablissaient et avec une proposition pour un
sommet tripartite de l’Irak, de l’Iran et de la Syrie pour discuter des
questions soulevées par l’insurrection actuelle contre l’occupation américaine.
Le jour de la mort de Gemayel, le ministre syrien des Affaires étrangères était
reçu à Bagdad pour la première fois en vingt ans.
De plus, Assad entrevoit la
possibilité d’une approche diplomatique imminente de la part des États-Unis,
pour la première fois depuis que l’ambassadeur américain a été retiré de Damas
après l’assassinat de Hariri. L’ancien secrétaire d’État James Baker, le
président du Groupe d’étude sur l’Irak, a déjà eu une longue rencontre face à
face avec des diplomates syriens, montrant ainsi que la politique américaine
visant à isoler la Syrie se décompose.
James Steinberg, ancien
conseiller adjoint à la sécurité nationale sous l’administration Clinton, a
déclaré à l’International Herald Tribune « qu’il y a tellement de
candidats potentiels qui auraient pu jouer un rôle », à part la Syrie.
« Si l’on considère cela rationnellement, ça va plutôt bien pour les
Syriens présentement, alors pourquoi feraient-ils quelque chose du genre
? » a-t-il demandé.
Une analyse dans le journal
israélien Ha’aretz reconnaissait que la « pure logique politique et
diplomatique peut difficilement en arriver à l’implication de Damas dans
l’assassinat. La journée où Gemayel a été tué, la Syrie remportait l’une de ses
victoires diplomatiques les plus significatives depuis sa défaite au Liban en
avril 2005 : le renouvellement des relations diplomatiques complètes avec
l’Irak. La Syrie est aussi en voie d’obtenir l’approbation semi-officielle de
Washington pour calmer la situation en Irak. »
La crise à l’intérieur du Liban
En termes de son impact
politique au Liban, l’assassinat de Gemayel survient au début d’une campagne
par l’allié de la Syrie, l’organisation chiite du Hezbollah, pour forcer une
redistribution du pouvoir politique en faveur des partis chiites. Quelques
jours seulement avant le meurtre, cinq membres chiites avaient quitté le gouvernement
et le chef du Hezbollah, le cheik Hassan Nasrallah, avait annoncé une campagne
de démonstrations de masse pour faire pression sur le gouvernement afin d’en
arriver à une entente pour une plus grande représentation chiite.
Dans son discours du 18
novembre, Nasrallah a exigé du premier ministre Fouad Siniora qu’il quitte son
poste en faveur d’un gouvernement national unifié qui donnerait plus de
représentation au Hezbollah et à un autre parti chiite, Amal, ou qu’il tienne
des élections parlementaires anticipées. Il a insisté sur le fait que le
Hezbollah allait organiser des manifestations de protestations pacifiques et
s’est opposé à toute tentative de vouloir régler la crise politique par la
force. « Personne ne lève les armes », a-t-il dit à ses partisans.
« Personne ne prépare un coup d’État ni une révolution populaire. »
Beaucoup croyaient que
l’appel de Nasrallah allait provoquer d’énormes manifestations au sud de
Beyrouth et dans d’autres régions chiites. Comme l’a fait remarquer le Los
Angeles Times, l’assassinat de Gemayel a miné cette campagne :
« Sa colère nourrie par la mort de Gemayel, le bloc anti-syrien pourrait
bien s’attaquer au Hezbollah dans les rues. La coalition a demandé aux
personnes en deuil de se présenter en grand nombre aux funérailles de Gemayel
jeudi. La procession sera donc en même temps une manifestation politique lourde
de sens. »
Dans ces circonstances, il
est tout à fait possible que le motif de l’assassinat de Gemayel fût
d’affaiblir la position internationale soudainement améliorée de la Syrie et de
renverser les gains obtenus par le Hezbollah dans la politique interne
libanaise. Dans ce cas, les soupçons se porteraient non pas sur la Syrie, mais
sur ses ennemis, en particulier Israël et les États-Unis.
Deux autres facteurs
viennent appuyer ce soupçon. L’assassinat de Gemayel a coïncidé avec la
publication d’un rapport des Nations unies sur l’utilisation par Israël de
bombes à fragmentation au Liban durant la guerre de l’été dernier qui a duré
environ un mois. Les enquêteurs de l’ONU ont découvert qu’Israël avait employé
« une force excessive, systématique et disproportionnée, à
répétition », qui constituait « une violation flagrante » du
droit international.
Quelque 90 pour cent des
bombes à fragmentation utilisées par Israël – ils contiennent des millions de
petits explosifs qui continuent de blesser et de tuer et rendent presque tout
le sud Liban inhabitable – ont été lancées durant les trois derniers jours de
la guerre, alors que le cessez-le-feu et le retrait d’Israël étaient sur le
point de se réaliser suivant la conclusion des derniers détails.
Selon le rapport,
« ces armes ont été utilisées délibérément afin de transformer de larges
zones agricole fertiles en “zones interdites” pour la population civile. »
De plus, le rapport rejette la prétention d’Israël qu’en bombardant les ponts,
les routes, les centres d’énergies et d’autres sites, il visait les combattants
du Hezbollah. Les enquêteurs de l’ONU disent plutôt « être
convaincus que les dommages infligés aux infrastructures l’ont été dans un but
de destruction ».
Cependant, l’assassinat de
Gemayel a remplacé ce rapport de l’ONU de la une des journaux. Les
nouvelles télévisées ont préféré montrer la voiture criblée de balles dans
Beyrouth, plutôt que de souligner les conclusions du rapport produit par cet
organisme international faisant autorité qu’Israël était coupable de crime de
guerre et de « châtiments collectifs » contre le peuple libanais.
L’ambassadeur d’Israël à
l’ONU, Dan Gillerman, a accusé la Syrie pour l’assassinat de Gemayel – sans
pour autant offrir une preuve soutenant cette accusation. Son homologue
syrien, Bashar al-Jafaari, a nié toute responsabilité et noté qu’Israël était
lui-même un « bénéficiaire » du crime. Israël, il n’y que deux jours,
le vendredi, a été condamné par l’Assemblée général de l’ONU pour des crimes
dans Gaza. Il y avait une voix internationale unanime pour condamner le
terrorisme commis par Israël dans les territoires occupés. C’est pour cela, que
le bras assassin d’Israël a intérêt à jeter la lumière sur quelqu’un
d’autre. »
Il y a une dernière
« coïncidence » à noter. Le jour après l’assassinat de Gemayel
dans Beyrouth, une autre personnalité politique importante au Moyen-Orient
était la cible d’une tentative d’assassinat, bien que moins publicisé.
Une bombe a explosé sous un véhicule SUV blindé dans le cortège d'automobiles
du président du Parlement irakien, Mahmoud al-Mashhadani. L’enquête a
découvert une autre bombe beaucoup plus puissante sur une autre voiture du cortège,
mais dont le détonateur n’avait pas encore été actionné.
L’incident était inhabituel
puisque la voiture de Mashhadani était située dans la Zone Verte, la section du
centre de Bagdad contrôlée par les Etats-Unis que les troupes américaines
maintiennent sous haute sécurité. Comment une bombe peut-elle être installée
sous quelque voiture que ce soit dans la Zone Verte sans que les forces de
sécurité américaines ne soient au courant ? Étant donné les opinions politiques
de Mashhadani — il est un nationaliste sunnite strident, qui a condamné
l’occupation américaine pour être « un travail de boucher », et
dénoncé avec véhémence l’attaque israélienne contre le Liban — il est
inévitable de soupçonner que la bombe a été l’œuvre des forces de renseignements
américains ou d’agences alliées qui cherchent à envoyer un message à une
personnalité politique irakienne particulièrement dérangeante.
Il est bien possible,
qu’étant donné la nature secrète des méthodes criminelles d’assassinat
politique, qu’il soit impossible de définitivement savoir qui en est
responsable. Il est possible, bien que peu probable, que la Syrie, ou peut être
une faction voyou des services de renseignement syrien, ait ordonné
l’assassinat de Pierre Gemayel. Il est possible et fort probable, que les
forces de renseignements américaines ou israéliennes aient joué le rôle
principal. Ou encore une autre agence : l’Iran, une faction chrétienne
libanaise ou des éléments au sein des Phalanges même qui aurait des différents
avec le clan Gemayel.
Une chose
est certaine cependant. Le meurtre de Gemayel a été utilisé par
l’administration Bush, les médias américains et l’État d’Israël pour leur
propres fins, de faire pencher l’opinion publique aux Etats-Unis en faveur
d’une action militaire contre la Syrie.
(Article
original anglais paru le 23 novembre 2006)