L’enlèvement le 14 novembre de douzaines d’employés arabes
sunnites du ministère de l’Education supérieure et les menaces gouvernementales
d’arrêter un important imam sunnite ont résulté encore une fois en une
augmentation de la violence sectaire sanglante à travers le pays. Les partis
politiques sunnites sont sous pression pour quitter le conseil des ministres d’« unité
nationale » du premier ministre Nouri al-Maliki à Bagdad.
Le ministre de l’Intérieur Jawad Bolani a annoncé à la
télévision nationale jeudi dernier qu’il avait ordonné l’arrestation de Harith
Dhari, le dirigeant du Comité des oulémas musulmans (COM), le principal
regroupement d’organisations du clergé sunnite. Bolani a déclaré que le
dirigeant sunnite avait « incité à la violence » en condamnant les
tribus sunnites de l’Ouest de l’Irak qui avaient accepté de coopérer avec l’occupation
américaine.
L’annonce a suscité de furieuses dénonciations. Le mandat d’arrêt
émis contre Dhari a été perçu comme une attaque sectaire visant à éliminer un
des porte-parole sunnites les plus connus. Dhari est actuellement en Jordanie
et se trouve ainsi en exil forcé à cause de la menace.
Ajoutant à la colère des sunnites, le mandat a été lancé
seulement deux jours après le raid téméraire sur le ministère de l’Education
supérieur dirigé par les sunnites, durant lequel de supposés membres de milices
chiites qui portaient l’uniforme de policiers du ministère de l’Intérieur, ont
enlevé des douzaines d’employés sunnites au grand jour. Alors que le gouvernement
de Maliki affirme que toutes les victimes ont été relâchées sans mal, les
politiciens sunnites insistent qu’au moins 80 d’entre eux manquent toujours à l’appel.
Depuis que le ministre de l’Intérieur est passé sous contrôle
des partis chiites en 2005, des milliers de sunnites — particulièrement d’anciens
membres du parti Baas de Saddam Hussein — ont été enlevés et brutalement assassinés
par des escadrons de la mort composés d’hommes portant des uniformes de la
police et de l’armée irakienne. Les milices des partis chiites, qui ont
profondément infiltré les forces de sécurité irakiennes créées par les Etats-Unis,
sont considérées comme les principales suspectes.
Le représentant du COM Mohammed Bashar Faidi a exprimé la
colère des sunnites lorsqu’il a déclaré que le mandat d’arrêt contre Dhari « représentait
la banqueroute d’un gouvernement sectaire » et a accusé Bolani — un
politicien chiite — de « couvrir les milices qui tuent le peuple irakien ».
Salim Abdullah Jabouri, un porte-parole du Front de l’accord irakien sunnite, a
déclaré que le gouvernement Maliki était « soit faible, soit en collusion
avec les kidnappeurs, soit avait perdu le contrôle des milices ». Des imams
sunnites dans tout l’Irak ont condamné la menace contre Dhari lors des prières
de vendredi dernier.
Le vice-président Tariq al-Hashimi, un sunnite, a dénoncé la
menace d’arrêter Dhari pour « détruire le plan de réconciliation nationale »
qui a mené les partis sunnites à joindre le conseil des ministres de Maliki. Sous
pression de Washington, la coalition chiite de Maliki a donné des postes dans
le gouvernement à toutes les factions parlementaires. Les membres des partis
sunnites contrôlent les ministères comme la Défense et l’Education supérieure
ainsi que plusieurs autres postes moins importants.
Au cours des derniers mois, l’administration Bush a fait
pression sur le bloc chiite pour qu’il donne un rôle plus grand aux sunnites
dans l’espoir que cela mènera un nombre significatif d’insurgés sunnites à
mettre fin à leur guérilla contre les forces américaines. Au même temps, les Etats-Unis
exercent une grande pression sur Maliki pour qu’il donne son approbation à une
attaque sur les milices chiites liées à des partis faisant partie de sa
coalition.
L’échec de Maliki à réaliser une politique de « réconciliation
nationale », le mot de code désignant les ouvertures politiques faites aux
élites sunnites et aux anciens baasistes, est une des principales critiques de
l’administration Bush et des commentateurs américains. Il y a des spéculations
plusieurs fois reprises aux Etats-Unis et en Irak que la Maison-Blanche fait
des plans pour le renversement de la coalition chiite et pour l’installation de
la junte militaire.
Pour empêcher que les sunnites ne quittent le gouvernement,
et d’autres récriminations de Washington, Maliki a distancé son gouvernement de
la menace d’arrêter Dhari. Selon une déclaration révisée, aucun mandat d’arrêt n’a
été lancé et l’imam sunnite n’est simplement que l’objet d’une « enquête ».
Un dirigeant important du Front de l’accord irakien, Ayad al-Samarraie, a plus
tard annoncé que les partis sunnites demeureraient, pour l’instant, dans le gouvernement
après que Maliki eut personnellement garanti que Dhari ne serait pas détenu.
L’enlèvement et l’affaire Dhari, toutefois, ont aggravé les
divisions sérieuses entre les factions sunnites et chiites de l’élite
irakienne. Les discussions dans la zone verte sous haute protection, là où le
parlement et l’ambassade américaine sont situés, ont très peu d’impacts sur les
organisations rivales qui se font une guerre sectaire brutale dans les rues de
Bagdad et dans d’autres villes irakiennes.
L’Associated Press a rapporté dimanche :
« Les chiffres sont ahurissants. Dans les huit derniers jours, 714
Irakiens ont été victimes du bain de sang sectaire qui fait rage au pays. Ils
ont été décapités, torturés et victimes d’explosions alors qu’ils cherchaient
un emploi. Ils ont été tués, kidnappés et abattus par des tirs de mortiers. Le
nombre de meurtres des huit derniers jours est plus élevé que ce que l’on peut
observer dans presque chaque Etat des Etats-Unis durant une année. Le bilan des
morts en Irak a déjà atteint 1 319 en novembre, un chiffre bien au-delà
des 1 216 qui sont morts durant tout le mois d’octobre, qui a été le plus
meurtrier en Irak depuis que l’Associated Press a commencé à étudier les
données en avril 2005. »
Dimanche seulement, 112 personnes ont perdu la vie. Des
attentats à la voiture piégée ont été perpétrés dans le district de Bagdad,
tuant 11 personnes et en blessant plus de 50. Les corps torturés de 45
personnes, que l’on présume être les victimes des escadrons de la mort chiites,
ont été retrouvés gisant dans plusieurs parties de la capitale. Un tueur
kamikaze a fait exploser un véhicule dans la ville chiite de Hillah, massacrant
22 journaliers alors qu’ils attendaient pour travailler et en blessant au moins
40 autres.
Une vague d’assassinats et de kidnappings visant des
politiciens chiites est aussi en train de se produire. Ali al-Adhadh, un important
chef du Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak (SCIRI) et celui
qui a été choisi par Maliki pour être le représentant irakien à l’ONU, a été
tué dans sa résidence samedi. Sa femme a aussi été tuée. Dimanche, des hommes
armés ont kidnappé le ministre chiite adjoint de la Santé, Ammar al-Saffar,
alors qu’il était chez lui. On ne sait pas ce qui lui est arrivé.
Le carnage s’est poursuivi sans interruption lundi, alors
que l’on a rapporté 90 décès, dont 60 à Bagdad. L’un des plus importants humoristes
de l’Irak, Walid Hassan, dont l’émission a fait la satire de l’occupation
américaine et de sa prétention d’apporter la « démocratie », a été
tué alors qu’il tentait de lutter contre ses agresseurs qui voulaient le
kidnapper. Des conférenciers universitaires ont été abattus dans la capitale et
dans la ville de Mossoul au nord. Lors d’une deuxième attaque sur des membres
importants du ministère de la Santé, les assaillants ont attaqué un convoi qui
protégeait le deuxième ministre chiite adjoint, tuant deux de ses gardes du
corps. Un autre parlementaire chiite a échappé de peu à l’explosion d’une bombe
sur la route.
Le mouvement chiite sadriste du clerc Moqtada al-Sadr
contrôle le ministère de la Santé. Les attaques contre celui-ci sont, fort
probablement, des actes de vengeance de la part d’extrémistes sunnites. Des
éléments de la milice chiite de l’Armée du Mahdi ont été accusés par les partis
sunnites d’être les responsables des kidnappings au ministère de l’Education.
Les Etats-Unis attisent le conflit
Au cours du week-end et lundi, des troupes américaines et
du gouvernement irakien ont mené des raids de nuit contre la forteresse de
l’Armée du Mahdi, la banlieue de Bagdad constituée principalement de la classe
ouvrière chiite, Sadr City, apparemment pour chercher les victimes kidnappées.
Aucune n’a été trouvée.
Les opérations américaines contre l’Armée du Mahdi ont
causé de profondes divisions entre le gouvernement Maliki et Washington durant
les derniers mois. Les sadristes constituent le principal appui de Maliki parmi
la coalition chiite. Plus tôt ce mois-ci, il avait ordonné à l’armée américaine
de retirer des barrages routiers qui avaient été érigés autour de Sadr City afin
de retrouver un soldat américain.
La violence sectaire est la conséquence directe des
politiques américaines depuis mars 2003. Dans les premières étapes de
l’occupation, la population sunnite a été soumise à la répression de masse afin
de réprimer toute résistance à la prise de pouvoir américaine de la part des
partisans du régime de Hussein. Les occupants américains ont alors entrepris un
programme d’éradication baasiste, encourageant les partis chiites à l’intérieur
du gouvernement fantoche des Etats-Unis, tels que le SCIRI, à persécuter les
anciens membres du Baas. Les extrémistes sunnites ont réagi à leur
marginalisation politique en tuant des chiites, déclenchant ainsi le cercle
vicieux de vengeance auquel on assiste actuellement.
Les conséquences de la désintégration de l’Irak sur des
bases ethniques étaient résumées dans le sombre témoignage devant le Congrès la
semaine dernière par le directeur l’agence du renseignement de la Défense,
Michael Maples et du directeur de la CIA Michael Hayden.
Maples décrivait la situation comme « une atmosphère
de peur et polarisation sectaire encourageant les milices et les groupes d’autodéfense,
accélérant l’exode de la classe moyenne et minant la confiance dans le
gouvernement et les forces de sécurité ». Hayden déclare que « plus
cette situation perdure, moins la violence est contrôlable, plus la violence se
propage vers les banlieues… Le centre disparaît et les gens normaux qui
n’agissent pas irrationnellement finissent par se comporter en extrémistes. »
Le conflit sectaire, dit-il, « se propage à des groupes de plus en plus petits,
luttant pour des questions de plus en plus petites, sur des bouts de territoire
de plus en plus petits ».
Maple dit que la violence était motivée par « la lutte
entre Arabes pour le partage du pouvoir et de l’autorité ». Faisant
référence aux pressions exercées par les Etats-Unis pour obtenir des
concessions de l’establishment sunnite, Hayden mentionnait que les partis chiites
– qui ont connu des décennies de répressions aux mains du régime de Saddam Hussein
– étaient déterminés à garder leur prise sur le nouvel Etat irakien. Leur peur
« d’un retour au baasisme est quasi palpable ».
Pour le peuple irakien, la situation actuelle constitue un
véritable enfer. Plus de 600 000 personnes ont été tuées, des millions
blessées ou traumatisées, plus de 1,6 million forcées de quitter leur maison et
une société entière est sur le bord de l’effondrement.
Pour l’élite dirigeante américaine, qui espérait utiliser
la guerre en Irak pour réorganiser le Moyen-Orient et son pétrole sous la
domination des Etats-Unis, le résultat de l’invasion est un désastre. Après
trois ans et demi, l’instabilité a empêché que les conglomérats américains puissent
profiter des ressources pétrolières irakiennes. Quelque 150 000 soldats
sont coincés en Irak dans le soulèvement contre l’occupation, un sentiment anti-guerre
de masse s’est développé parmi la population américaine et la position globale
des Etats-Unis s’est érodée.
Le caractère criminel de toute l’entreprise américaine en
Irak est incarnée par « le changement de cap » maintenant en
discussion à Washington. Pour sauver les intérêts américains, on discute de
plans pour tuer encore plus d’Irakiens. Juste après une élection dans laquelle
le peuple américain a répudié la politique de guerre de Bush, les
planificateurs militaires et les politiciens exploitent le cauchemar sectaire
créé par l’occupation américaine pour justifier une augmentation substantielle
des troupes en Irak et une campagne pour « stabiliser » Bagdad.
Dans le jargon militaire aseptisé, le terme « stabiliser »
signifie opération sanglante pour détruire l’Armée du Mahdi et les autres
milices chiites. Elles sont considérées comme étant le principal obstacle pour
forcer le gouvernement de Maliki à accepter un arrangement dicté par les Etats-Unis
avec les éléments sunnites en insurrection contre l’occupation.
Les incursions américaines répétées ayant maintenant lieu
dans Sadr City présagent le commencement de l'opération. Le 20 novembre, lors
d’une conférence de presse à Bagdad, le général américain William Casey a
déclaré que tandis que Maliki cherchait à désarmer des milices chiites, « il
y va y avoir ces éléments qui sont irréconciliables, qui ne seront pas capables
de travailler dans le processus politique et ceux-là seront traités énergiquement
avec l'action directe ».
Le jour suivant, les troupes américaines et irakiennes,
appuyées par des hélicoptères, sont entrées en confrontation avec l’Armée du
Mahdi et ont tué deux hommes et un bébé de six mois durant le troisième raid
nocturne en quatre jours, provoquant la colère à travers la communauté chiite.
(Article original anglais publié le 22 novembre 2006)