Dans son célèbre ouvrage Le 18 brumaire de
Louis Bonaparte, Karl Marx décrit comment les hommes, lorsqu’ils entrent
dans un avenir incertain, cherchent à revêtir les atours consacrés du passé.
S’ils sont engagés à révolutionner les choses et à créer une société
progressiste, ils évoquent les esprits des héros de l’époque passée. Lorsque le
développement social fait marche arrière et lorsque la société se retrouve
derrière son point de départ, alors l’évocation du passé tourne à la farce.
Ce qui s’est produit la semaine dernière en
Hongrie à l’occasion du 50e anniversaire du soulèvement ouvrier de 1956 ne peut
être décrit que comme la parodie d’une farce. Les ailes ennemies de la nouvelle
clique dirigeante se sont disputé le manteau des insurgés de 1956 et, ce
faisant, l’ont déchiré en morceaux.
Les conflits entourant les cérémonies
officielles, insultes mutuelles, interventions policières et batailles de rue,
sont l’expression de profondes divisions au sein de la société hongroise et qui
nécessitent urgemment une solution progressiste. Le manque de compréhension
politique qui est apparu avec une telle évidence le jour de la commémoration,
est en soi un obstacle de taille à une telle solution.
Les cérémonies officielles avaient été
organisées par la coalition gouvernementale socialiste-libérale dirigée par le
premier ministre, Ferenc Gyurcsany. Gyurcsany appartient au Parti socialiste
hongrois (MSZP), organisation ayant succédé au Parti ouvrier hongrois (MDP)
dont le pouvoir fut assuré par l’écrasement sanglant, au moyen de tanks et de
troupes soviétiques, du soulèvement ouvrier de 1956.
Gyurcsany avait invité vingt chefs d’Etat à la
cérémonie de commémoration sur la Place Kossuth devant le parlement. La veille
au soir, la police avait dégagé de la place les manifestants hostiles au
gouvernement qui avaient été organisés et qui étaient menés par des forces de
droite.
D’autres grandes puissances occidentales, dont
l’Union européenne et l’OTAN, avaient également envoyé des représentants de
haut rang à la cérémonie. Ils ont célébré la révolution de 1956 comme une lutte
pour la liberté et la démocratie dont les objectifs ont à présent été atteints
par la mise en place d’une constitution bourgeoise, d’une économie de
« libre marché » et la restauration de la propriété privée.
Ceci est en fait une déformation complète des
vrais objectifs du soulèvement. Ceux qui avaient participé en 1956 au
soulèvement, la majorité d’entre eux étaient de simples ouvriers d’usine, ne
cherchaient pas à établir un régime capitaliste en Hongrie. De toute son
histoire, la bourgeoisie hongroise n’avait jamais développé de formes de
gouvernement démocratiques. Suite à la chute de la monarchie des Habsbourg, la
bourgeoisie hongroise, après l’écrasement sanglant de la République soviétique
qui avait été établie un an auparavant, avait pris le pouvoir en 1920. Elle avait
ensuite gardé le pouvoir 25 ans durant grâce à un régime autoritaire, d’abord
sous la dictature de Miklos Horthy puis en proche collaboration avec les nazis
allemands.
L’objectif du soulèvement de 1956 contre la
dictature stalinienne était d’établir une démocratie ouvrière. L’émergence de
conseils ouvriers et le rôle significatif qu’ils jouèrent au cours du
soulèvement montraient clairement que pour les ouvriers impliqués l’objectif
était le contrôle démocratique de toutes les sphères de la société, y compris
l’économie, et non la restitution des usines à leurs anciens propriétaires
bourgeois.
Ce n’était pas la révolution, mais en réalité
sa répression sanglante qui fut décisive pour ouvrir la voie à la réintroduction
du capitalisme, processus qui fut achevé quatre décennies plus tard.
L’initiative d’un tel développement n’émanait pas des ouvriers oppositionnels
de 1956, mais de la bureaucratie stalinienne elle-même qui, dans une situation
de crise politique aiguë, ne pouvait défendre sa position privilégiée qu’en
introduisant de nouvelles formes de propriété de type capitaliste.
La carrière de Ferenc Gyurcsany, âgé de 45
ans, est exemplaire à cet égard. Il a débuté en tant que fonctionnaire de haut
rang dans le mouvement des jeunesses staliniennes, il a accumulé des millions
lors des privatisations des années 1990 et, aujourd’hui en tant que premier
ministre applique un programme de coupes drastiques conformément aux critères
dictés par l’Union européenne et les banques internationales. Il continue
néanmoins à se qualifier de « socialiste. »
Ce n’est donc pas une surprise que les
dirigeants des gouvernements européens aient été tout à fait disposés à accepter
que Gyurcsany revendique l’héritage de 1956 et qu’ils aient donc été si nombreux
à répondre à l’invitation.
Les cérémonies ont été boycottées par
l’opposition hongroise qui est dirigée par le parti nationaliste conservateur
Fidesz (Parti civique hongrois). Le Fidesz revendique lui aussi l’héritage de
1956 qu’il s’efforce de dépeindre comme un mouvement anticommuniste et
nationaliste. Ce faisant, le parti se contente de réitérer les mensonges
propagés par les staliniens en 1956. La bureaucratie soviétique et ses vassaux
en Europe de l’Est ainsi que les dirigeants du Parti communiste de par le monde
avaient, à l’époque, condamné le soulèvement comme étant l’œuvre de
l’extrême-droite et de fascistes, dans le but de justifier la répression
brutale du mouvement.
Les racines du Fidesz remontent à l’Alliance
des Jeunes démocrates qui a été formée en 1988, à la fin de l’ère stalinienne,
par un groupe de jeunes intellectuels qui revendiquaient des élections libres.
Aujourd’hui, le plus important parti d’opposition de Hongrie représente avant
tout des couches rurales et des couches de la classe moyenne qui s’étaient opposés
au stalinisme, car il les avait empêchés de profiter du pouvoir et de la
richesse au même titre que leurs homologues à l’Ouest. Ils considèrent les
anciens fonctionnaires staliniens qui sont devenus des multimillionnaires avec
envie et jalousie. C’est là la principale raison pour laquelle ils déversent
leur haine sur Gyurcsany et le MSUP.
Le Fidesz représente un mélange divers qui
combine anticommunisme, nationalisme et glorification de la propriété privée
avec une démagogie sociale qui diabolise l’Union européenne et le capital
international. Le dirigeant du Fidesz, Viktor Orban, est un démagogue talentueux
et un virtuose quand il s’agit de manipuler ce clavier contradictoire.
Bien qu’affilié officiellement au Parti
populaire européen, alliance européenne regroupant les partis chrétiens et
conservateurs, le Fidesz travaille étroitement avec les forces de l’extrême
droite. Celles-ci figuraient au premier plan dans de nombreuses manifestations
du Fidesz et arboraient des symboles fascistes et en hurlaient des slogans
antisémites.
Quant au contenu programmatique du Fidesz, il
ne se différencie guère de celui du MSZP. En tant que chef du gouvernement
entre 1998 et 2002, Orban avait poursuivi la politique d’austérité de ses
prédécesseurs et avait préparé le pays à l’entrée dans l’Union européenne.
C’est sous sa direction que la Hongrie a aussi adhéré à l’OTAN.
Le principal champ d’activité du gouvernement
d’Orban avait cependant été de distribuer des postes lucratifs à ses propres
partisans. Son régime a adopté de plus en plus des mesures autoritaires et s’est
finalement effondré dans un tourbillon de scandales de corruption.
Depuis septembre, Orban cherche à se venger de
sa défaite aux élections de 2002. La publication du discours à huis clos de
Gyurcsany, dans lequel il avait engagé son parti sur la voie d’une politique de
rigueur stricte en admettant avoir « menti du matin au soir », avait
provoqué une vague d’indignation que le Fidesz tente de maintenir depuis — avec
le soutien de l’extrême droite.
Suite aux manifestations de septembre durant
lesquelles des affrontements avec la police se sont produits, le Fidesz a organisé
des manifestations 24 heures sur 24 en face du parlement pour demander la
démission du gouvernent. Conformément aux projets du Fidesz, l’anniversaire de
la Révolution hongroise devait constituer le summum de ces manifestations.
Le gouvernement a réagi avec force en
dispersant les manifestants de la place en face du parlement et en usant d’une
force excessive contre les manifestations qui se déroulaient au centre-ville.
Selon les chiffres de la police, quelque 130 personnes ont été blessées, dont dix
policiers. Les manifestants d’extrême droite ont cherché à se présenter dans la
tradition des ouvriers révoltés de 1956, et ont même volé un tank soviétique
dans un musée pour le parader dans les rues devant les représentants des médias
internationaux présents.
Selon l’agence de presse hongroise MTI, une
foule de 100.000 personnes s’étaient rassemblées pour la manifestation appelée
par le Fidesz à l’occasion de la commémoration du 50e anniversaire de la
révolution.
Jusque-là, Gyurcsany a tenu tête à tous les
appels réclamant sa démission comme chef du gouvernement. Il sait qu’il
bénéficie du soutien des gouvernements et milieux d’affaires occidentaux qui
pour l’heure placent plutôt leur confiance dans l’homme d’affaires millionnaire
Gyurcsany que dans le démagogue sans scrupule qu’est Orban. A ce stade, tout
changement à la tête du gouvernement ébranlerait la confiance des investisseurs,
a prétendu la présidente du groupe parlementaire socialiste, Ildiko Lendvai. Le
partenaire de la coalition libérale de « libre marché » du MSZE a
également exprimé sa pleine confiance à Gyurcsany.
Orban est décidé cependant à poursuivre sa
campagne de déstabilisation du gouvernement. Son projet suivant est la tenue
d’un référendum contestable du point de vue constitutionnel sur la politique de
réforme du gouvernement. Il cherche par là à exploiter la colère largement
ressentie à l’encontre du programme d’austérité poursuivi par Gyurscany et dont
les conséquences sociales sont dévastatrices. Le Fidesz a pu enregistrer des
gains substantiels lors des élections régionales du 1er octobre en
remportant la majorité dans dix-huit régions hongroises sur dix-neuf.
Le Fidesz et ses partisans d’extrême droite ne
sont capables d’exercer une telle influence que parce qu’une vraie alternative
socialiste au MSZP fait défaut. La répression de la classe ouvrière par la
bureaucratie stalinienne durant des décennies et le cynisme avec lequel la
« gauche » autoproclamée du MSZO défend les intérêts du capital
international ont créé un vide politique dans lequel les démagogues de droite
du Fidesz peuvent s’engouffrer.
Il est du devoir de la classe ouvrière
hongroise de défendre l’héritage de la révolution de 1956 contre les
affirmations présomptueuses à la fois du MSZP et du Fidesz. Le soulèvement de
1956 était une rébellion d’ouvriers contre l’oppression stalinienne et non un
mouvement nationaliste pour la restauration du capitalisme. En tant que tel, il
avait été une source d’inspiration pour les travailleurs de par le monde. De
nombreux membres des partis communistes qui n’avaient pas renié leurs idéaux
socialistes avaient rompu avec le stalinisme et rejoint le mouvement trotskyste
sur la base des leçons que le mouvement trotskyste mondial, le Comité international
de la Quatrième Internationale avait tirées de la répression brutale du
soulèvement.
Durant de nombreuses décennies, le stalinisme
et la bourgeoisie oeuvrent dans le but de couper la classe ouvrière de sa
propre histoire, l’histoire de la Révolution hongroise et des traditions anciennes
du mouvement socialiste et communiste. Une génération entière de révolutionnaires
socialistes fut victime des purges staliniennes des années 1930, dont
pratiquement l’ensemble des éminents dirigeants de la Révolution russe et de
nombreux communistes hongrois. Le dirigeant de l’Opposition de gauche contre le
stalinisme et le fondateur de la Quatrième Internationale, Léon Trotsky, fut
déclaré personne non existante (non-person) et assassiné par un agent stalinien
en 1940.
L’appropriation de cette histoire est
aujourd’hui une priorité urgente. Seule la perspective défendue par Léon Trotsky
et la Quatrième Internationale — l’unité internationale de la classe ouvrière
dans la lutte pour une société socialiste — offre une alternative à la misère
sociale et à la politique réactionnaire que la restauration capitaliste en
Hongrie et dans le reste de l’Europe de l’Ouest a entraînée.