Les tensions entre les gouvernements des
Etats-Unis et de l’Irak ont encore augmenté cette semaine. Dans un geste sans
précédent, le premier ministre irakien Nouri al-Maliki a émis un communiqué de
presse mardi après-midi disant qu’il avait « ordonné » à l’armée
américaine de mettre un terme à l’encerclement de Sadr City qui durait depuis
près de sept jours, supposément en tant que partie des opérations de recherche
d’un soldat américain qui a été prétendument enlevé par des militants chiites.
Sadr City est le bastion du mouvement chiite dirigé par l’imam Moqtada al-Sadr
et son Armée du Madhi.
Il y a peu de doute que Maliki a émis sa
déclaration sans auparavant en avertir les forces d’occupation. Le New York
Times a rapporté que les responsables américains ont gardé « le
silence pendant des heures sur cette question » avant de déclarer que
l’ordre était une décision conjointe de l’Irak et des Etats-Unis prise par
Maliki, l’ambassadeur américain Zalmay Khalilzad et le général George Casey.
Plus tôt, toutefois, un porte-parole de l’armée américaine n’avait pu cacher sa
surprise lorsqu’il fut questionné par le Times. Il a dit que les
commandants américains avaient obtenu le communiqué de presse et
« considéraient quelle était la meilleure façon de répondre à ces
questions ».
Maliki a déclaré que l’ordre était
nécessaire pour « ouvrir les routes et faciliter la circulation ». La
raison véritable est le niveau très élevé de tension au sein de la population
chiite en Irak. Depuis des mois maintenant, l’administration Bush demande
constamment au gouvernement Maliki, dominé par l’Alliance irakienne unie (AIU),
une coalition de partis chiites, d’autoriser un assaut sanglant sur Sadr City
pour « désarmer » l’Armée du Mahdi, ce que Maliki a refusé à
plusieurs reprises.
Le mouvement sadriste est la plus
importante faction au sein de l’AIU. Une attaque contre elle signifierait la
fin de la coalition et minerait sérieusement le gouvernement. De plus, l’Armée
du Mahdi bénéficie du soutien des masses chiites qui, après avoir subi des
dizaines d’années de répression par le régime baasiste, considèrent qu’il est
vital de maintenir une force armée indépendante de tout gouvernement à Bagdad.
A Sadr City, la milice est vue comme l’unique moyen sérieux de défense contre
les extrémistes sunnites et les forces américaines d’occupation, dont la
présence suscite une opposition farouche de la population du district,
principalement composée de la classe ouvrière et de la population pauvre.
En conséquence du refus de Maliki de lâcher
les sadristes, les médias américains et irakiens sont remplis de spéculation
que l’administration Bush prépare un coup d’Etat pour mettre au pouvoir une
junte militaire qui donnerait le feu vert à une offensive contre la milice
chiite. Dans les rues de Sadr City et les autres villes largement chiites,
telles Najaf, Kufa, Karbala, Amarah et Basra, les actions américaines ont
provoqué une opposition féroce.
La mise en place la semaine passée de
barrages routiers et de points de contrôle sur toutes les routes importantes
permettant d’accéder à Sadr City a provoqué des tensions fiévreuses. Lundi,
reflétant la pression d’en bas pour répondre ouvertement à l’armée américaine,
Moqtada al-Sadr a émis une déclaration menaçante : « si le siège
continue longtemps, nous recourrons à des actions que je n’aurai d’autres choix
que de prendre ». Il a dénoncé les membres du parlement irakien pour
garder le silence.
Mardi, le septième jour du « siège », le
mouvement sadriste a annoncé une grève générale de protestation. Toute la
banlieue de 2,5 millions de personnes s’est arrêtée, faisant place à des
patrouilles de miliciens dans les rues. L’intervention de Maliki a reflété de
profondes inquiétudes à l’intérieur du gouvernement qu’un mouvement de grève
ferait rapidement boule de neige, car les Irakiens évacueraient leur haine
contre l’occupation et les conditions sociales désastreuses. Un porte-parole
sadriste, Jalil Nouri, a déclaré à l’agence de presse United Press :
« S’ils n’avaient pas levé le siège, notre grève se serait propagée au
reste de Bagdad le lendemain et partout en Irak le jour suivant. »
Les actions de Maliki ont attisé le débat à Washington sur
l’avenir de son gouvernement. Il se développe un consensus dans
l’administration Bush et les médias, et parmi les républicains et les
démocrates que le gouvernement chiite ne constitue pas un moyen viable de
réaliser les ambitions des États-Unis en Irak. Tout ce verbiage à propos de la
« démocratie » en Irak a été mis de côté, avec une intense
frustration face au fait que Maliki n’ait pas suivi les ordres américains de se
réconcilier avec les élites sunnites et de réprimer les milices chiites.
Hillary Clinton, un important sénateur démocrate, a dénoncé
mardi le gouvernement Maliki dans un discours devant le Conseil sur les
relations étrangères, l’accusant d’avoir échouer à créer les conditions pour un
règlement politique. « La crédibilité américaine est prise en otage par un
gouvernement irakien qui ne respectera pas son engagement de trouver une
résolution politique aux droits et aux rôles de la minorité sunnite et de
déterminer la distribution des revenus du pétrole », a-t-elle déclaré.
On reconnaît de plus en plus à Washington que le
gouvernement irakien est incapable de réaliser le type de « règlement
politique » qui est proposé par les États-Unis. Atteindre une
« réconciliation » avec la « minorité sunnite » signifie
redonner aux anciennes élites baasistes au moins une partie du pouvoir dont elles
profitaient sous le régime de Saddam Hussein. Avant tout, cela signifie changer
complètement les plans d’une autonomie régionale significative pour le Nord
kurde et le Sud chiite, incluant le contrôle d’énormes réserves de pétrole dans
ces régions.
Pour les partis chiites, ces plans sont une abomination.
Même si les chefs chiites en arrivaient à une entente de partage de pouvoir
avec leurs homologues sunnites pour mettre fin à l’insurrection, rien ne
garantit que les masses de travailleurs ordinaires accepteraient un tel accord.
La réinstallation de généraux, de policiers et de bureaucrates baasistes dans
des positions de pouvoir pour réprimer l’opposition à l’occupation américaine
entraînerait inévitablement une colère et une hostilité généralisées. C’est
pourquoi les appels à la « réconciliation » vont de pair avec les
demandes américaines pour un règlement de comptes sanglant avec l’Armée du
Mahdi et sa base de la classe ouvrière à Sadr City.
Le gouvernement Maliki pose aussi des difficultés à la
réalisation de plans plus larges de Washington au Moyen-Orient. Tous les partis
chiites au pouvoir ont des liens étroits avec l’Iran, qui est la cible des
États-Unis pour un « changement de régime ». Toute agression
américaine contre Téhéran provoquerait l’opposition des masses chiites de
l’Irak, entraînant ainsi plus d’instabilités et de confrontations avec
l’occupation américaine. L’ancien secrétaire d’État américain James Baker, qui
préside l’éminent Groupe d’étude sur l’Irak qui étudie les options en Irak, a
proposé d’obtenir l’appui de l’Iran pour arriver à un règlement en Irak. Mais
rien ne garantit que l’administration Bush puisse ou veuille en arriver à une
telle entente.
Les commentaires de Clinton reflètent l’accord des deux
partis sur le fait que le régime de Bagdad doit être démis. Comme elle l’a dit
au Conseil des Affaires étrangères : « En termes politiques, nous
avons finalement atteint le point de l’absurdité complète. L’administration [américaine]
annonce qu’elle propose un échéancier ou une date limite, et le premier
ministre irakien les dénonce. » Cette déclaration annonce que les
démocrates vont appuyer toute action visant à éjecter Maliki.
Ce ne sera pas la première fois que l’impérialisme
américain se défait d’un de ses propres laquais. Hier marquait le 43e
anniversaire du coup d’Etat appuyé par les Etats-Unis contre le président du
Sud Vietnam, Ngo Dinh Diem. Bien que complètement loyal aux Etats-Unis, les
méthodes autarciques de Diem avaient provoqué l’opposition populaire et miné
les efforts de Washington de renforcer l’armée sud-vietnamienne dans la guerre
civile contre le Front de libération nationale.
Le premier novembre 1963, des unités rebelles de l’armée
marchèrent sur le palais présidentiel à Saigon. Diem, qui s’était enfui, courut
frapper à la porte de l’ambassadeur américain, Henry Cabot Lodge, et se fit
rassurer à l’effet que les Etats-Unis n’étaient pas impliqués dans le coup.
Quelques heures plus tard, Diem se rendit, seulement pour être fusillé au côté
de son infâme frère Ngo Dinh Nhu et remplacé par une junte.
Il y a maintenant de plus en plus une discussion ouverte à
Washington sur le type de régime qui serait nécessaire à Bagdad. Disposer du
gouvernement nominalement élu de Maliki et effectuer un tournant vers des
sections de l’élite baasistes ne peut vouloir dire qu’une chose :
l’établissement d’une junte soutenue par les Etats-Unis et basée sur les forces
de sécurité et l’appareil bureaucratique de l’Etat. Une telle formation ne
serait pas différente de la dictature d’Hussein, de laquelle les Etats-Unis ont
prétendu avoir « libéré » le peuple irakien.
Considérant les options pour les Etats-Unis en Irak, Eliot
Cohen écrivit dans le Wall Street Journal le 20 octobre que
« l’hypothèse la plus plausible » était « un coup que nous
allons endosser silencieusement ». Cohen est associé à l’American
Entreprise Institute, un groupe de réflexion de droite qui avait encouragé
l’invasion de l’Irak en tant que premier pas vers la « démocratie » au
Moyen-Orient. Il en est maintenant arrivé à la conclusion qu’« une junte
militaire modernisatrice pourrait bien être le seul espoir pour un pays dont la
culture démocratique est faible et dont les politiciens sont soient corrompus
ou incapables ».
Malgré les assurances de Bush envers Maliki, la brèche
ouverte entre l’administration américaine et le gouvernement irakien a été
évidente cette semaine. Dans cette confrontation, le conseiller à la sécurité
nationale Stephen Hadley s’est rendu à Bagdad sans s’annoncer pour un entretien
avec Maliki. Hadley a clairement livré le message au premier ministre que des
changements étaient requis. Mais le choix du conseiller à la sécurité nationale
comme messager soulève des questions à savoir à qui d’autre il s’adressait et
de quels plans ils ont discuté.
A Bagdad, les discussions sur le « changement de
régime » sont encore plus ouvertes. Le New York Times commentait
dans un article mardi : « les journaux irakiens ont adopté le thème
du changement de gouvernement, spéculant sur la possible composition d’un
“gouvernement de salut national”, appuyé par les Etats-Unis, qui enlèverait le
pouvoir de l’alliance chiite qui avait choisi Maliki pour premier ministre. De
hauts responsables irakiens ont dit que M. Maliki avait été profondément
ébranlé par les rumeurs qu’il pourrait être forcé de quitter son poste d’ici la
fin de l’année. »
Le pendant à toute action contre Maliki, va être un assaut
sanglant contre l’opposition anti-américaine, particulièrement contre les
masses chiites de Sadr City.
(Article original anglais paru le 2
novembre 2006)