Le 25 octobre, le quotidien populaire allemand
Bild a publié des photos montrant des soldats allemands profanant un crâne
humain en Afghanistan. Les photos prises en 2005 montrent des membres d’une
unité bavaroise patrouillant près de Kaboul, la capitale afghane, et posant
avec un crâne humain fixé sur le capot d’un véhicule militaire. Sur une des
photos, on voit un soldat non identifié tenant un crâne à côté de son pénis dénudé.
L’authenticité des photos est confirmée par la
présence de véhicules portant des inscriptions en allemand ainsi que ceux
appartenant à la Force internationale d’assistance à la sécurité (Isaf), la
« force de paix » placée sous commandement de l’OTAN. L’Allemagne
participe à la mission de l’Isaf et déploie actuellement 2.800 soldats en
Afghanistan, à Kaboul et dans le nord du pays.
La publication des photos dans le Bild a
été suivie de nouvelles photos montrées à la télévision allemande. Ces
dernières qui avaient été prises en mai 2004 et montrent des scènes identiques
de soldats allemands exhibant un crâne humain.
Ces photos rappellent les images tristement
célèbres des forces américaines dans la prison d’Abou Ghraib en Irak humiliant sexuellement
et torturant les détenus. Leur publication a provoqué une avalanche de
déclarations de la part des milieux politiques et militaires allemands qui
cherchent absolument à contenir la révulsion populaire provoquée par ces images
et à détournerl’opposition populaire au rôle joué par l’Allemagne dans
la suppression de la résistance afghane à l’occupation étrangère. Le
gouvernement de grande coalition formé par les partis conservateurs et les
sociaux-démocrates du SPD s’est embarqué dans un ambitieux programme visant à
accroître la présence militaire de l’Allemagne de par le monde.
Le lien entre les photos allemandes et celles
des atrocités américaines en Irak a été immédiatement fait par Volker Perthes,
directeur de l’Institut allemand des Affaires internationales et de Sécurité,
qui a déclaré : « Nos soldats sont censés être en Afghanistan pour
contribuer à stabiliser les choses et non pour malmener des prisonniers… Ceci
nous embarrasse et influence quelque peu notre discussion sur ce que les
soldats américains sont en train de faire à Abou Ghraib. »
Des politiciens allemands en vue ont très vite
condamné ces photos.La chancelière Angela Merkel (CDU, Union des chrétiens
démocrates) a dit que les photos étaient « dégoûtantes » et le
ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier (Parti
social-démocrate d’Allemagne, SPD) a déclaré que le comportement inexcusable
des soldats « entache l’image de l’armée et de notre pays. » Le
ministre de la Défense, Franz Josef Jung (CSU, Union social-chrétien) a ordonné
une enquête sur les sept soldats de la Bundeswehr qui apparaîtraient sur les
photos.
Alors que les hommes politiques allemands critiquent
le comportement obscène des soldats, les gradés militaires ont eu tôt fait
d’affirmer que l’incident ne concernait que quelques « individus
isolés » qui ne sont pas représentatifs de la Bundeswehr en précisant que
ceci ne devrait pas inhiber les activités de l’armée allemande. L’ex-général,
Klaus Reinhardt, ancien commandant de la Force internationale de sécurité au Kosovo
(KFOR), a déclaré que les photos étaient « absolument répugnantes… mais
qu’il ne fallait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. » Il a mis en garde
contre toute critique à l’encontre du rôle joué par l’Allemagne en Afghanistan.
Le scandale a été révélé à un moment délicat pour
le ministre de la Défense, Jung, qui avait présenté, le jour de la publication
des photos, un nouveaurapport stratégique pour la Bundeswehr (« un
livre blanc ») destiné à consolider son rôle en tant que « force
d’intervention internationale ». « Un tel rôle », affirme le rapport,
est « vital pour la redéfinition des priorités sécuritaires
allemandes. »
Egalement le même jour, avait lieu la réunion
du conseil des ministres pour proroger le mandat des troupes d’élite de la
Bundeswehr (KSK) en Afghanistan.
L’affirmation que les photos publiées dans le Bild
ne sont qu’un égarement est démentie par des faits similaires qui se sont
produits dernièrement au sein de la Bundeswehr. En juin dernier, des articles
de presse avaient fait état de « rites initiatiques » dégradants et
obscènes pratiqués dans un bataillon d’élite de parachutistes stationné à
Zweibrücken. Les allégations étaient tellement graves que l’envoi prévu de ce
bataillon au Congo avait été annulé.
En 2004, le magistrat du Parquet avait ouvert
une enquête contre 18 officiers instructeurs de la caserne Freiherr-vom-Stein
qui auraient soumis de jeunes recrues à la torture, y compris à l’aide de câbles
électriques. Et, en 1996, la police avait confisqué un film vidéo tourné par
des troupes allemandes en partance pour la Bosnie. Figuraient dans la vidéo de
jeunes soldats répétant des scènes de torture et jouant une scène impliquant le
viol d’une femme.
En dépit de l’affirmation qu’il ne s’agissait
que de « cas isolés » émanant « d’individus isolés », les
photos publiées dans le Bild donnent une bonne idée de la vraie nature
de la mission allemande en Afghanistan et dans d’autres pays. La
déshumanisation des jeunes recrues est devenue la norme dans une armée qui est
de plus en plus utilisée pour des interventions impérialistes aux quatre coins
du monde.
Les photos parues dans le Bild ébranlent
la campagne si soigneusement cultivée par pratiquement tous les partis
politiques allemands et, aux dires desquels, les interventions de la Bundeswehr
à l’étranger sont des missions de paix ne nécessitant pas d’engagements
militaires directs. L’Allemagne ré-émerge en fait au vingt-et-unième siècle comme
une grande puissance impérialiste prête à mettre tout en œuvre pour défendre et
étendre ses intérêts.
Dans l’Allemagne d’après-guerre, un consensus
en faveur du pacifisme avait régné durant de nombreuses décennies. En réaction
aux horreurs du fascisme et de la guerre d’agression barbare menée par les
troupes d’Hitler, la constitution de l’Allemagne de l’Ouest attribuait aux
troupes allemandes, qui étaient désignées dans la phraséologie d’après-guerre
de « citoyens en armes », un rôle exclusivement défensif. Les
principaux architectes de la renaissance du militarisme allemand ont été les
sociaux-démocrates et le parti des Verts qui durant sept ans ont formé le
gouvernement. Ils ont ouvert la voie à la première intervention militaire
internationale des troupes allemandes depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Le
Kosovo et l’Afghanistan
La rupture ouverte avec le principe d’« armée
de défense uniquement » a été initié avec l’élection de la coalition
SPD-Vert en 1998. Fin 1998, le chancelier Schröder (SPD) avait ordonné l’envoi
de troupes allemandes dans l’ex-Yougoslavie. La justification idéologique d’un
tel revirement politique sans précédent, la première intervention officielle de
troupes allemandes en territoire étranger depuis la Deuxième Guerre mondiale, avait
été fournie par le ministre de la Défense, Rudolph Scharping (SPD) et le
ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer (Verts) qui tous deux avaient
justifié avec cynisme la participation allemande dans la guerre aérienne de
l’OTAN contre la Serbie, en la présentant comme une défense humanitaire pour
sauver les Albanais du Kosovo d’un génocide, faisant référence à l’holocauste
nazi contre les juifs.
Les deux représentants gouvernementaux, poussés
par les médias qui avaient amplement exagéré l’étendue des attaques serbes
contre les Albanais du Kosovo, avaient déclaré que le comportement du président
yougoslave, Slobodan Milosevic, était comparable à celui d’Adolf Hitler.
Fischer dit en parlant du rôle de l’Allemagne dans la guerre aérienne,
« Pour la première fois du siècle, l’Allemagne se trouvait du bon
côté. »
La participation allemande dans l’intervention
impérialiste au Kosovo représentait une rupture avec la politique
d’après-guerre strictement défensive et depuis lors le gouvernement allemand a
fait tout ce qui était en son pouvoir pour dissiper les craintes, enracinées de
longue date dans la population allemande, d’un renouveau du militarisme
allemand.
Pour commencer, l’Allemagne n’avait envoyé en
2001 que quelques centaines de soldats en Afghanistan afin de soutenir les
Etats-Unis dans leur « guerre contre le terrorisme ». Mais la
participation allemande augmentait au fur et à mesure que les Etats-Unis
étaient de plus en plus obligés de se concentrer sur leur principal front de bataille,
l’Irak.
En 2003, année où les photos reproduites dans
le Bild avaient été prises, le chancelier Schröder et le ministre des
Affaires étrangères, Fischer, s’efforçaient de justifier le grossissement du contingent
allemand en Afghanistan en insistant sur le caractère pacifique de
l’intervention. Ils déclarèrent que le déploiement des troupes allemandes dans
le pays nord du pays qui est éprouvé par des années de conflits, avait pour
objectif d’aider à la reconstruction des routes, des écoles et des hôpitaux
ainsi que pour former la police. La tâche de l’armée allemande, disaient-ils,
serait de protéger les équipes de travailleurs humanitaires. Le chancelier
allemand avait fait référence à un « dividende de reconstruction »
pour le peuple de l’Afghanistan.
A peine quelques semaines plus tôt, le
président américain avait loué le « travail remarquable fait par l’armée
allemande en Afghanistan » et le chef du Comité sénatorial des Affaires
internationales, Richard Lugar, s’était fait l’écho des déclarations positives
de Bush. Suite à l’approbation de Washington, Schröder avait poursuivi ses
projets de développer l’intervention en Afghanistan et avait réuni son
« cabinet de sécurité » pour rendre publiques ses intentions.
L’intervention
impérialiste dans le monde entier
Depuis lors, l’Allemagne est devenue une puissance
militaire majeure en Afghanistan et a déployé ses troupes aux quatre coins du
monde. Le rôle historique joué par le gouvernement Schröder dans l’abandon du
consensus pacifique a été reconnu par Constanze Stelzenmüller du bureau
berlinois du German Marshall Fund : « S’il y a une réussite historique
à l’actif du gouvernement Schröder, c’était celui de surmonter ce tabou tout en
sauvegardant les apparences d’une politique de puissance civile. »
L’initiative lancée par Schröder et Fischer a
été poursuivie et intensifiée par leurs successeurs du gouvernement de grande
coalition dirigé par Angela Merkel. Quelque 10.000 soldats allemands sont actuellement
déployés à l’étranger et participent à dix missions militaires internationales
dans des régions telles que le Kosovo, la Bosnie, le Cap Horn en Afrique du Sud,
le Soudan et la Géorgie. En tout, 200.000 soldats allemands ont participé à des
opérations internationales depuis 1998.
En plus de la reconduction cette semaine de la
participation de ses forces spéciales en Afghanistan, le gouvernement Merkel a donné
son feu vert au déploiement de troupes allemandes au Congo, pays ravagé par la
guerre civile, ainsi qu’au déploiement du plus gros contingent de soldats
allemands à l’étranger qui doit prendre le commandement de la force navale
patrouillant devant la côte libanaise pour le compte des forces militaires de
l’Union européenne dans la région. La politique étrangère du gouvernement
allemand qui, depuis le début des années 1990, est devenue de plus en plus
agressive a coûté jusqu’à ce jour la vie à 63 soldats allemands.
Les photos publiées cette semaine représentent
une pièce supplémentaire dans le puzzle qui révèle les méthodes et les
opérations totalement impérialistes de l’Etat allemand et de son armée. Au
commencement de cette année, on a pu apprendre que le service du renseignement
allemand avait coopéré avec les services secrets américains en matière de
renseignement avant et après l’invasion américaine de l’Irak. En dépit du
« non » officiel de Berlin quant à une participation directe dans la
guerre en Irak, les services de renseignement allemand et des unités militaires
spéciales ont continué de travailler étroitement, en coulisse et indépendamment
de tout contrôle parlementaire, avec l’armée américaine et la CIA.
Pas plus tard que cette semaine, il a été
révélé que la troupe d’élite KSK avait été impliquée dans la surveillance des
centres de détention secrets de la CIA en Afghanistan, et ce, au moins depuis
2002, et qu’elle avait participé à l’interrogatoire d’un citoyen allemand
d’origine turque, Murat Kurnaz.
Indépendamment des cris d’orfraie émanant des
milieux politiques et militaires officiels en Allemagne au sujet des photos
publiées dans Bild, tout indique que le carnage et la brutalité ne
feront qu’augmenter en Afghanistan. Juillet 2006 a été le mois le plus sanglant
en Afghanistan depuis l’invasion du pays en octobre 2001 par les Etats-Unis.
L’on estime qu’entre janvier et août au moins 1.700 personnes ont été tuées au
combat dans l’ensemble du pays et le nombre de morts a fortement augmenté ces
derniers jours. Selon des sources afghanes, 90 civils ont été massacrés au
début de la semaine dans un bombardement aérien de l’Isaf à Kandahar.
Alors que les forces impérialistes perdent de
plus en plus le contrôle en Afghanistan, le gouvernement allemand a clairement
exprimé sa détermination d’intensifier son engagement. Son nouveau « livre
blanc » a pour but de fournir la couverture indispensable à ses opérations
militaires à l’étranger. L’on s’attend également à ce que l’Allemagne subisse
une pression renforcée de la part d’autres pays pour intensifier ses engagements
militaires dès 2007 quand elle devra prendre la présidence de l’Union
européenne et du G-8.
La voie du militarisme et du réarmement qui a reçu,
il y a moins d’une décennie, une formidable impulsion du gouvernement SPD-Verts
suit sa propre logique de fer. Cette voie requiert que le haut commandement éveille
les instincts les plus primitifs, les plus bas et les plus dégénérés dans ses
jeunes recrues. Les photos de Bild révèlent la progression de ce
processus au sein de l’armée allemande. En empruntant la voie du militarisme,
le gouvernement allemand et ses alliés politiques réveillent des forces et des
traditions politiques et militaires qui, il y a tout juste un peu plus d’un
demi-siècle avaient conduit à une catastrophe mondiale.
(Article original anglais paru le 27 octobre 2006)