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Par Keith Jones
Traduction d'un article paru le 16 mars 2006
Cette semaine, le premier ministre canadien Stephen Harper a fait une visite très publicisée de trois jours en Afghanistan. Le but avoué de cette visite, le premier voyage à l'étranger de Harper en tant que premier ministre, était de démontrer qu'il soutenait le déploiement de 2200 soldats des Forces armées canadiennes (FAC) au sud de l'Afghanistan, de rencontrer le président afghan Hamid Karzaï et de rallier l'opinion publique canadienne à l'intervention canadienne en Afghanistan.
Toutefois, en visitant Kandahar et Kaboul, Harper visait beaucoup plus large que l'Afghanistan. En fait, le nouveau premier ministre conservateur du Canada veut utiliser la présente intervention canadienne en Afghanistan, qui consiste en un déploiement militaire important doublé d'une aide au développement de type néocolonial, pour changer fondamentalement l'orientation militaire et géopolitique du Canada.
À plusieurs reprises, Harper a affirmé que le Canada devait jouer un plus grand rôle sur la scène internationale. Au cours de la campagne menant aux élections fédérales du 23 janvier, il a promis d'augmenter les dépenses de l'armée canadienne jusqu'au point où les autres grandes puissances devraient en tenir compte. Au même temps, Harper n'a pas cessé de critiquer le précédent gouvernement libéral pour avoir inutilement mis en colère Washington en ne soutenant pas assez l'administration Bush dans sa «guerre au terrorisme» internationale. Il a aussi glorifié le passé militaire des FAC, incluant sa participation dans les deux Guerres mondiales et dans la guerre de Corée.
En bref, avec des FAC plus nombreuses et équipées de neuf, les conservateurs veulent faire du Canada, pour dire comme Harper, «un leader» de la réorganisation géopolitique du monde.
Lundi, devant un millier de soldats des FAC à Kandahar, Harper a repris l'affirmation habituelle que les troupes canadiennes avaient été déployées en Afghanistan pour combattre le terrorisme international pour ensuite ajouter que leur mission était aussi de «faire la démonstration du rôle de leadership international de notre pays.»
Dans une critique à peine voilée du précédent gouvernement libéral, qui à la toute dernière minute avait décidé de ne pas se joindre aux États-Unis et à l'Angleterre dans leur invasion illégale de l'Irak, Harper a affirmé que le rôle du Canada ne devait pas être de «critiquer sur les lignes de côté mais de prendre position dans les dossiers qui comptent réellement.»
«On ne peut pas être un leader en restant dans les gradins. Je veux que le Canada soit un chef de file Un pays qui mène vraiment. Pas un pays qui se contente de suivre», mais qui fait «preuve de leadership dans les dossiers mondiaux».
Harper a souligné son hostilité face à la rhétorique traditionnelle des libéraux et des sociaux-démocrates du Nouveau parti démocratique (NPD) selon laquelle l'armée du Canada a une vocation spéciale de gardien de la paix, déclarant que le déploiement canadien à Kandahar était «une mission immense». «Je ne crois pas qu'il y ait de meilleur exemple au cours des dernières décennies où le Canada s'est vraiment tenu debout, allant au front et exprimant clairement ses valeurs»
À la fin du mois dernier, le Canada ont officiellement pris la tête de la mission de l'OTAN dans la région de Kandahar en Afghanistan, le centre de l'insurrection menée par les Taliban contre le régime instauré par les États-Unis de Hamid Karzaï. Des représentants des FAC et du gouvernement canadien ont à plusieurs reprises averti que les troupes canadiennes à Kandahar, contrairement à celles déployées précédemment à Kaboul, s'engageront dans des opérations offensives et qu'il est inévitable qu'il y aura des blessés et des morts. L'Afghanistan est aussi devenu, depuis 2002, le plus grand bénéficiaire, et de loin, de l'aide internationale canadienne.
Dans son discours à Kandahar, Harper a déclaré que le Canada aura une présence à «long terme» significative en Afghanistan et a promis qu'«aussi longtemps que je dirigerai le pays», le Canada «ne laissera pas tomber» son déploiement militaire en Afghanistan, même en cas de pertes considérables.
En effet, le premier ministre a pratiquement accueilli la perspective de morts chez les FAC, affirmant que loin de signifier un échec, elles indiqueraient «le début de la fin du conflit militaire».
Derrière ces mensonges et la soif de sang se cache la conviction du haut commandement des FAC, de l'élite du monde des affaires canadien et de la majorité de l'establishment politique qu'il faut se débarrasser de l'image du Canada en tant que nation pacifique et de celle des FAC en tant que gardiens de la paix (images qui ont été intégrées au nationalisme canadien refaçonné dans années 70). Elles sont devenues un obstacle à la défense et à la revendication des intérêts mondiaux du capital canadien dans une nouvelle ère d'instabilité géopolitique mondiale et d'intensification de la concurrence pour les marchés et les ressources naturelles.
Déjà, le gouvernement libéral de Jean Chrétien et Paul Martin avait réalisé d'importants changements dans les FAC et dans la position militaire et géopolitique du Canada. Le Canada a joué un rôle important dans la campagne de bombardements de la Yougoslavie par l'OTAN en 1998. Les libéraux ont adopté la guerre au terrorisme de Bush, ont déployé les FAC pour supporter la conquête et la pacification de l'Afghanistan par les États-Unis, ont lancé un important programme de développement et de réarmement des FAC, ont agi de mèche avec Washington dans l'orchestration du coup d'état de 2004 qui a destitué le président élu d'Haïti, Jean-Bertrand Aristide et ont négocié avec les Émirats arabes unis afin d'établir une base permanente des FAC au Moyen-Orient riche en pétrole.
Le voyage de Harper et tout particulièrement sa promesse d'augmenter la présence canadienne sur la scène mondiale ont été applaudis par tous les grands médias presque sans exception. «La décision qu'a prise M. Harper de consacrer son premier voyage international en tant que premier ministre à démontrer sa solidarité avec nos troupes était une prise de position très puissante» s'est enthousiasmé le National Post dans un éditorial intitulé «Un premier ministre dont nous pouvons être fiers».
Le Globe and Mail, la voix traditionnelle de Bay Street, le coeur de la finance canadienne, était tout aussi enthousiaste dans son appui à Harper et a publié, en plus d'un éditorial intitulé «Les discours vibrants de Harper sur la mission afghane», toute une flopée de textes décrivant les moindres faits et gestes du premier ministre canadien en Afghanistan. «Le précédent gouvernement», se plaint le comité éditorial du Globe, «a demandé à des experts d'étudier quel devrait être le rôle du Canada dans le monde. Ils nous ont donné une bouillie de platitudes vite oubliée. L'Afghanistan donne au Canada la chance de faire la démonstration, pas sur papier mais bien en pratique, de ce qu'il peut faire. Comme M. Harper l'a dit, «On ne peut pas être un leader en restant dans les gradins». Il est grand temps d'affirmer notre présence sur la scène mondiale.»
Le quotidien montréalais Le Devoir, identifié avec les nationalistes québécois et l'option indépendantiste, a exprimé son appui pour la mission des FAC au sud de l'Afghanistan. Mais il était mortifié par l'empressement des médias à se joindre aux conservateurs pour louanger le militarisme. «Ce qui agace, écrit l'éditorialiste du Devoir Jean-Robert Sansfaçon, c'est cette mise en scène de propagande militaire à laquelle les grands médias du pays, dont la télévision d'État, se prêtent si gentiment, tout sens critique éteint, pour mousser la version conservatrice du rôle du Canada dans le monde de George W. Bush. Le Canada doit contribuer au maintien de la paix dans le monde, parfois même au prix d'actions offensives stratégiques, mais faut-il pour autant adhérer au virage militariste que les conservateurs et leur chef ont décidé de nous imposer sans autre débat?»
Sans surprise, le NPD qui avait déclaré avoir d'importantes réserves à ce que les FAC s'engagent dans «un combat aux côtés des troupes américaines» dans le sud de l'Afghanistan, s'est depuis adapté à la campagne de l'élite du monde des affaires pour rallier l'appui à la mission des FAC. Dimanche, le chef du NPD Jack Layton a dit que les sociaux-démocrates sont «fiers» de «ceux qui sont sur la ligne de front et risquent leur vie» en Afghanistan. Les Canadiens «les appuient, sont inquiets pour eux et pensent à eux sans arrêt». Puis, mardi dernier, Layton a annoncé que le NPD continue à se renseigner sur le déploiement des FAC à Kandahar et qu'il en était toujours à établir sa position.
Le NPD concentre maintenant son tir sur la tenue d'un débat et d'un vote au Parlement qui porterait sur la mission canadienne en Afghanistan. Le Globe and Mail et plusieurs autres quotidiens appuient ces demandes, croyant tous qu'un appui de la Chambre des communes à la mission des FAC pour supprimer l'opposition au régime Karzai lui donnerait une plus grande légitimité et aiderait à rallier l'appui d'une population pour le moins sceptique.
Harper, toutefois, a insisté qu'il ne voulait pas tenir un tel vote et a suggéré, à la George W. Bush, que ses opposants politiques bourgeois frôlaient la trahison en faisant pression pour ce vote. À tout le moins, selon Harper, ils sapent le moral des troupes canadiennes en Afghanistan et aident ainsi l'ennemi.
Cette position est d'autant plus remarquable que Harper a l'appui garanti des libéraux qui ont pris la décision l'an dernier que le Canada prendrait la tête des forces de l'OTAN à Kandahar. Le Bloc québécois a aussi annoncé qu'il appuierait le déploiement des FAC. Ainsi, toute motion d'appui pour la mission des FAC dans le sud de l'Afghanistan gagnera sans le moindre doute un appui massif à la Chambre des communes.
Si Harper ne veut pas d'un débat et d'un vote, c'est parce que il ne veut pas créer de précédent qui pourrait l'empêcher de déployer les FAC ou de déclarer le pays en guerre sans l'appui du Parlement. (Selon la constitution canadienne, la branche exécutive contrôle les FAC et est l'unique autorité constitutionnelle pour déclarer la guerre.)
Tout comme l'administration Bush a utilisé la conquête
de l'Afghanistan en 2001 comme d'un marchepied pour l'invasion
américaine de l'Irak, le gouvernement conservateur de Harper
considère la mission actuelle des FAC dans le sud de l'Afghanistan
comme une préparation pour les interventions militaires
et les guerres à venir.
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