wsws : Nouvelles et analyses : Australie
Première partie
Par Barry Grey
(Article original publié le 4 mars 2006)
Nous publions ci-dessous la première partie d'un rapport présenté par Barry Grey lors d'une réunion élargie du comité de rédaction international du WSWS qui s'est tenue à Sydney du 22 au 27 janvier 2006. Grey est membre du comité de rédaction international du WSWS et du comité central du SEP (Socialist Equality Party - Parti de l'égalité socialiste Etats-Unis).
Afin d'apporter une réponse à la question posée par David North dans ses remarques introductrices (le capitalisme mondial se trouve-t-il sur une pente ascendante ou bien est-il sur le déclin et se dirige-t-il vers des bouleversements explosifs?) il est particulièrement important de faire un bilan de la trajectoire suivie par le capitalisme américain.
Connaître l'état de force ou de faiblesse, de santé ou de maladie relatives du capitalisme américain et savoir quelle trajectoire il a suivi pendant une période historique prolongée est, au sens le plus profond et le plus objectif, une question concernant le monde entier. Le destin du capitalisme mondial au siècle dernier a plus été lié au sort des Etats-Unis qu'à celui de toute autre économie ou Etat national.
En 1924 déjà, Léon trotsky, dans un discours fameux publié à l'époque sous le titre : « Les prémisses de la révolution prolétarienne », résumait ainsi le rôle prépondérant de l'Amérique dans les affaires du capitalisme mondial:
« Camarades, quiconque souhaiterait discuter du sort de l'Europe ou du prolétariat mondial ou essaierait de le faire sans tenir compte de la puissance et de l'importance des Etats-Unis, ferait dans un certain sens un bilan sans consulter le maître. Car le maître du capitalisme mondial, comprenons le bien, c'est New York, avec Washington en tant qu'instrument étatique.»
Les Etats-Unis sont devenus la puissance capitaliste dominante grâce à leur énorme puissance industrielle et technologique. Au début du vingtième siècle, ils étaient devenus le moteur industriel du monde et c'est ce qui leur permit de supplanter l'Angleterre au moment de la Première guerre mondiale.
Le capitalisme américain avait, même durant la dépression des années 1930, conservé d'énormes réserves économiques, principalement son énorme puissance industrielle. Cela lui permit d'être, au sortir de la Deuxième guerre mondiale, la principale puissance militaire et de déterminer en grande partie le contenu des accords d'après-guerre.
C'est essentiellement le capitalisme américain qui remit sur ses pieds un capitalisme mondial se trouvant dans la plus grande partie de l'Europe et de l'Asie, à l'état de ruines sanglantes. Il s'appuya bien, afin de réprimer les menaces révolutionnaires auquel le capitalisme faisait face sur une bonne partie du globe, sur les trahisons commises par les bureaucraties staliniennes, social-démocrates et syndicales, mais il possédait aussi les moyens industriels et financiers permettant de redonner vie au capitalisme mondial, de manière naturellement, à favoriser ses propres intérêts.
A la fin de la guerre, les Etats-Unis jouissaient d'une suprématie économique incontestée. Ils produisaient la plus grande partie de l'acier, de l'électricité, des automobiles etc. produites dans le monde, et ils possédaient la presque totalité des réserves d'or du monde. Cela leur permit, à travers le Plan Marshall et d'autres mesures semblables, de subventionner une renaissance économique de l'Europe et de l'Asie capitaliste qui rendit possible une croissance rapide de l'économie mondiale et qui devait durer deux décennies. La période d'essor de l'après-guerre constitua le fondement économique de la politique réformiste qui atténua les antagonismes de classe, du moins en Amérique, en Europe de l'ouest et au Japon.
Mais la tentative du capitalisme américain de reconstruire le capitalisme mondial, devait inévitablement se heurter aux contradictions inhérentes à la contradiction fondamentale opposant l'économie mondiale au système des Etats-nations. En favorisant un renouveau financier et industriel de l'Europe et du Japon, les Etats-Unis renforcèrent leurs rivaux impérialistes. Dans les années 1960, le dollar subit une pression grandissante et des pays comme l'Allemagne et le Japon commencèrent à remettre en cause la domination exercée par l'Amérique sur les marchés mondiaux et même celle exercée sur son propre marché.
L'onde de choc sociale et politique provenant de ces mouvements tectoniques de la base économique prit des formes de plus en plus explosives. Il suffit de mentionner l'assassinat de J.F. Kennedy en 1963 et les assassinats politiques du reste de la décennie, les luttes pour les libertés civiles, les luttes syndicales militantes pour les salaires dans presque chaque secteur de l'économie, les émeutes urbaines et le mouvement de masse contre la guerre du Vietnam. Ces bouleversements sociaux et économiques agirent à leur tour sur la crise économique qui leur était sous-jacente et l'intensifièrent.
L'érosion de la position jusque là hégémonique du capitalisme américain dans l'économie mondiale trouva son expression définitive dans les mesures prises par Richard Nixon le 15 août 1971. Face à une ruée sur le dollar et à l'amenuisement des réserves d'or, Nixon mit fin à la convertibilité du dollar en or, qui avait été la cheville ouvrière des règlements financiers internationaux établis par les accords de Bretton Woods de 1944.
Cela représentait un tournant majeur et marquait d'une façon générale tant la fin du boom économique d'après- guerre que celle de l'hégémonie industrielle et financière de l'Amérique. Il s'ensuivit le choc pétrolier de 1973-74, l'inflation galopante et, aux Etats-Unis, la récession la plus importante depuis les années 1930.
Durant toutes les années 1970, les Etats-Unis furent la proie d'un profond malaise économique qu'on dénomma « stagflation », une combinaison de faible croissance économique et de forte inflation. Parallèlement, le capitalisme américain dut subir un défi de plus en plus pressant de la part de ses principaux concurrents européens et asiatiques, l'Allemagne et le Japon en particulier. Les entreprises américaines de l'industrie sidérurgique, automobile, électronique et d'autres branches encore, perdirent très rapidement leurs parts de marché sur le plan international et aux Etats-Unis, les importations d'automobiles et d'acier étranger augmentèrent, réduisant considérablement la part du marché domestique contrôlée par les « Trois Grands » de l'automobile et les géants de la sidérurgie, comme US Steel.
La classe ouvrière américaine avait, malgré une subordination politique au bipartisme capitaliste imposée par la bureaucratie syndicale, conservé pour une bonne part le militantisme dont elle avait fait preuve lors de la naissance des syndicats industriels dans les grèves sur le tas des années 1930 et dans les grèves menées au niveau des industries, qui se poursuivirent après la guerre. Des grèves dures se produisirent durant toutes les années 1970, accompagnées, dans pratiquement toutes les industries, d'une forte radicalisation politique des jeunes ouvriers.
Le point culminant de ce soulèvement militant fut, en 1977-1978, la grève nationale des mineurs de charbon qui dura presque quatre mois ; au cours de cette grève, les mineurs rejetèrent les contrats négociés par la direction syndicale et portèrent un coup humiliant au prédisent démocrate Jimmy Carter, ignorant son décret Taft Harley de reprise du travail, avant d'accepter finalement et de mauvais gré un contrat représentant un compromis.
Ce militantisme était lié à tout un train de réformes sociales et de réglementations imposées aux entreprises et remontant au New Deal de Roosevelt. Elles étaient généralement considérées, et à juste titre, comme des concessions arrachées par la classe ouvrière à la classe dirigeante américaine. Devant le déclin rapide et évident de sa position économique mondiale, la croissance économique nulle, l'agrandissement de sa dette, l'inflation chronique et les taux de profit en baisse, l'élite au pouvoir se vit forcée d'attaquer ces réformes et réglementations du passé qui imposaient à bien des égards des limitations aux opérations du marché capitaliste, d'affaiblir de cette façon la position de la classe ouvrière et de saper sa résistance militante.
Déréglementation
Le premier pas décisif dans cette direction fut la politique de déréglementation introduite par l'administration Carter et promue par des libéraux comme le sénateur Edward Kennedy. Visant d'abord le secteur des transports comme les transports aériens et les transports routiers commerciaux, la déréglementation représentait le début de la contre-offensive de la classe dirigeante. La prémisse politique et idéologique de la déréglementation était la supériorité immanente du marché sur le contrôle et la réglementation gouvernementale.
Le renversement du Shah d'Iran en 1979 et la hausse du prix du pétrole qui s'ensuivit aggravèrent encore la crise économique aux Etats-Unis, menant, avec la nomination d'un banquier de Wall Street, Paul Volcker, un démocrate, à la tête du Federal Reserve Board (la Banque centrale américaine) à un autre tournant important. Volcker introduisit la variante américaine de la « thérapie de choc », la hausse des taux d'intérêts à des niveaux inconnus jusque là afin d'« expurger l'économie de l'inflation » en plongeant les Etats-Unis dans une profonde récession.
Il s'agissait là d'une démarche spectaculaire et au plus haut point délibérée destinée à forcer la fermeture d'usines, à faire monter le chômage et à créer les conditions d'un assaut frontal des conquêtes passées de la classe ouvrière. Chrysler, le plus faible des trois grands constructeurs automobiles, se retrouva au bord de la faillite. L'entreprise ne fut sauvée que par une opération de renflouement de l'administration Carter et qui avait exigé l'accord du syndicat des travailleurs de l'automobile (UAW) acceptant des baisses de salaires et faisant encore d'autres concessions. La direction de l'UAW avait volontiers donné son accord en échange d'un siège au conseil d'administration de Chrysler.
Tandis que les usines sidérurgiques, les fabriques de pneumatiques, et d'autres industries fermaient à travers le pays, les revues d'affaires tels que Business Week commençaient à parler ouvertement de la « désindustrialisation » de l'Amérique. Très rapidement, des centres industriels traditionnels tels que Detroit, Cleveland, Pittsburgh, Youngstown et certaines parties de Los Angeles furent dévastées par les fermetures d'usines et les licenciements de masse. Des villes entières furent transformées en foyers de délocalisation économique, de pauvreté et de misère. Des centaines de milliers, puis des millions de travailleurs se retrouvèrent du jour au lendemain, ou presque, privés d'un travail leur assurant un salaire convenable.
Ce fut la naissance de qu'on appela la « ceinture de rouille » et qui existe encore en grande partie dans de nombreuses régions du pays. Ce qui se manifestait dans ces ruines de béton et de mortier et ces êtres humains abandonnés, c'était le déclin objectif de la position du capitalisme américain dans le monde.
L'élection à la présidence du candidat républicain droitier Ronald Reagan en 1980, annonçait une intensification de l'offensive contre la classe ouvrière lancée sous la précédente administration démocratique. « Reaganomics », (désignant le programme économique de Reagan), devint le slogan d'une politique brutale d'attaque des syndicats, de la baisse des salaires, de l'évidage des structures de protection sociale, des baisses d'impôts pour les entreprises et les riches et de la levée de la réglementation sur la pollution industrielle, la sécurité et la santé sur le lieu de travail et bien d'autres aspect de la vie économique.
On formula sans s'en cacher une politique économique destinée à faciliter un vaste transfert de richesse de la population travailleuse vers les couches les plus riches et les plus privilégiées grâce au « downsizing », la réduction massive des coûts et des effectifs dans l'industrie, et à une forte augmentation de la dette nationale, des mesures à caractère essentiellement parasitaire. La bourse devint plus que jamais pour l'élite financière la principale source d'accumulation de la richesse personnelle et faire monter la valeur des actions en bourse devint un des principaux soucis de la politique économique et sociale du gouvernement.
Durant les années 1980, on vit revenir des pratiques comme l'attaque ouverte des grèves, l'emploi d'équipes de nervis, des polices privées, des montages judiciaires et des brimades, des tactiques dont l'usage avait reculé fortement dans la période de l'après-guerre. La classe ouvrière résista, organisant des dizaines de grèves dures dans pratiquement tous les secteurs de l'économie. Mais chacune de ces luttes fut trahie par l'AFL-CIO, qui les isola, exploitant leur défaite pour rejeter les traditions militantes du passé et pour établir des rapports corporatistes avec le patronat, s'opposant dans le même temps à toute démarche pour rompre avec le Parti démocrate et pour créer un parti politique indépendant.
A la fin de cette décennie, le mouvement ouvrier américain avait été en grande partie détruit en tant qu'instrument social de résistance au grand patronat américain.
Politique du « retrenchment », banqueroutes et parasitisme
Le « retrenchment » dans l'industrie de base et d'autres secteurs industriels est allé bon train et a été marqué par une suite de faillites spectaculaires. Des entreprises symbolisant la puissance du capitalisme américain ont disparu : viennent spontanément à l'esprit des entreprises comme Panamerican Airlines et Eastern Airlines. Depuis la fin des années 1990 plus de cinquante producteurs d'acier américains ont fait faillite, y compris des géants comme Bethlehem, LTV, Republic, National and Wheeling Pittsburgh. Les Trois Grands de l'automobile ont sans cesse fait baisser leurs coûts et leurs effectifs, réduisant leur main-d'oeuvre de plus de moitié.
On peut parler d'un véritable évidement de l'économie américaine, au cours duquel le profit réalisé par le patronat et l'enrichissement personnel de l'élite dirigeante devinrent de plus en plus séparés de la production de biens utiles et de l'expansion des équipements productifs et de plus en plus liés à la spéculation avec les actions et les obligations et d'autres formes d'activité de nature principalement parasitique. L'escroquerie pure et simple, la fraude comptable et d'autres formes de criminalité des entreprises proliférèrent. L'investissement dans la recherche et le développement, le maintien et l'amélioration de l'infrastructure sociale, y compris l'éducation, les soins et même les routes, les ponts, les ports, les digues, le réseau électrique, les parcs de logements, l'environnement, tout cela fut relégué à l'arrière-plan.
Pour donner une idée de l'ampleur du déclin industriel, je citerai quelques statistiques de la Résolution sur les perspectives du Comité International de la Quatrième Internationale, de 1988.
« La part de la production automobile des Etats-Unis tomba de 65 % en 1956 à 20% en 1980. Entre 1980 et 1984, les Etats-Unis perdirent 23% de leur part des exportations dans ce domaine. La position de l'industrie sidérurgique illustre de façon parlante la perte par l'Amérique de sa suprématie, jadis incontestée, en tant que première puissance industrielle. En 1955, les Etats-Unis produisaient 39,3% de l'acier dans le monde. En 1975, ils n'en produisaient plus que 16,4%. En 1984, cette part ne se montait plus qu'à 8,4%. Entre 1973 et 1983, la production sidérurgique américaine baissa de 44%. Dans les années 1950, les aciéries intégrées des Etats-Unis fournissaient plus de 95% du marché américain. A présent leur part est de moins de 60% »
Ce processus s'est poursuivi et même accéléré depuis 1988.
L'élévation du « marché libre » au statut de dogme politique et de religion continue d'avoir des résultats désastreux. On a vu se produire ces dernières années une nouvelle vague de faillites d'entreprises, de celle d'United Airlines et d'US Air à celle de Delphi, le plus grand producteur de pièces automobiles du monde. Même General Motors, jadis la plus grande entreprise au monde et le symbole par excellence de la puissance industrielle américaine, flirte avec la faillite, et il en est de même de Ford.
Ces changements profonds ont eut des conséquences majeures sur les rapports entre les classes et sur la physionomie sociale des diverses classes aux Etats-Unis mêmes. L'élite dirigeante américaine a elle-même changé. Le processus général de déclin trouve une expression malsaine dans la déchéance politique, intellectuelle et même morale des couches dirigeantes. D'une façon générale, ce sont les plus rapaces, les plus ignorants, les plus bornés et les plus réactionnaires qui sont parvenus au sommet.
Dans la suite de mon exposé, je parlerai de la liste actuelle des 400 américains les plus riches, publiée par le magazine Forbes. Pour l'instant je me contenterai de noter que l'actuelle cuvée de multi-millionaires et de multi- milliardaires se différencie, généralement parlant et sous un aspect important, des capitalistes sans scrupules qui régnaient sur la société américaine il y a un siècle. Les Rockefeller, Carnegie, Ford, Edison, Firestone qui dominaient la vie économique à cette époque, étaient des hommes brutaux et politiquement réactionnaires. Mais ils firent leur fortune à travers la création d'empires industriels. Leur nom est associé à un immense développement des forces productives.
L'actuel lot de sommités ne possède pas, pour la plupart de ceux qui le composent, ce genre de relation vis-à-vis du développement de l'industrie ou de la capacité de production. Warren Buffett, Kirk Kerkorian, Carl Icahn, Sumner Redstone ne laissent pas derrière eux d'empires industriels. Dans de nombreux cas, ces derniers et leurs semblables ont fait leurs fortunes par le « downsizing » et le « dégraissage d'actifs », démantelant ce que les chevaliers brigands du siècle dernier avaient mis en place. Ils sont les bénéficiaires des super-fusions, des achats d'entreprises et de diverses formes, souvent louches, de spéculation.
Ce parasitisme atteignit de nouvelles dimensions durant les jours frivoles de l'administration Clinton, où la bourse n'arrêtait pas de grimper et où la fraude comptable prit des formes malignes. La mise à sac générale de l'économie américaine par l'élite dirigeante fut renforcée par le pillage généralisé des entreprises par leurs propres directions.
Inégalité sociale
L'énorme concentration de richesse au sommet de la société américaine et l'accroissement de l'inégalité sociale font partie du même processus de déclin sur les marchés internationaux et de décrépitude à l'intérieur. Le fait que la société américaine prenne de plus en plus la forme d'une ploutocratie n'est pas un signe de bonne santé et de vigueur, mais bien le contraire. L'aptitude de la classe dirigeante américaine à engendrer, en réaction à une colossale pression d'en bas et non sans frictions internes, une hausse générale du niveau de vie de la classe ouvrière et une atténuation des disparités économiques, était l'expression d'une force économique et d'une confiance dans l'avenir.
Mais ces conditions n'existent plus. Il y a à présent des centaines d'études et des milliers de statistiques qui illustrent l'incroyable gouffre existant entre les couches sociales les plus riches et la grande majorité de la population américaine. De grandes parties de la population vivent dans la désolation et dans un état proche de la misère. Mais d'une façon plus générale encore, les salariés et la plupart des travailleurs indépendants, des professions libérales et des cadres ont été happés par une tourmente permanente d'insécurité économique et de délocalisation.
Pour ne citer qu'une statistique: le New York Times écrivait récemment que les américains très riches (quelques 45.000 contribuables au revenu dépassant les 1,6 millions de dollars et qui représentent les 0,1% les plus riches de la société américaine) ont vu leur part de la richesse nationale plus que doubler entre 1970 et l'an 2000 où elle atteignait 10%. C'est là un taux de concentration des revenus tel qu'on ne l'avait pas connu depuis les années 1920.
Les médias ne s'aperçoivent qu'occasionnellement, et le Parti démocrate qui continue de prétendre qu'il est le « parti du peuple » encore plus rarement, de l'existence de richesses aussi obscènes et d'inégalités aussi grotesques. L'état d'esprit prévalant dans les cercles dirigeants, tant chez les « libéraux » que chez les conservateurs, fut révélé brutalement lors de la récente grève des travailleurs des transports new-yorkais. Même au moment où on traitait sans ménagement des travailleurs gagnant 50.000 dollars par an de voyous et de rats voraces, on pouvait lire dans la presse que Wall Street s'apprêtait à octroyer en primes annuelles et en bonus aux dirigeants d'entreprises quelque 21,5 milliards de dollars.
Au sein de l'establishment politique et dans celui des médias ce fait n'a pas provoqué de réaction particulière. Cela fut considéré comme faisant plus ou moins partie de l'ordre des choses. Certains applaudirent et défendirent ce généreux cadeau de Noël.
« Les gens en ont assez d'entendre des mauvaises nouvelles », dit Glenn Mazzella de la World Wide Yacht Corporation. « Ils veulent faire du yachting et ils veulent faire du ski et ils veulent conduire une Maybach [une voiture allemande qui se vend 325.000 dollars]. Ils en ont assez de se gêner. »
"Voilà quelqu'un de Wall Street qui emmène vingt de ses meilleurs copains à une fête pour enterrer sa vie de garçon, loue un yacht pour une croisière dans les Caraïbes et finit à Sandy Lane, sur l'île de la Barbade, pour jouer au golfe", dit Tatiana Byron, la présidente de 4pm Events, une société de New York qui organise des réunions et événements. Le coût : 200.000 dollars.
Parmi ceux qui ont touché les plus gros bonus à Wall Street à Noël, il y avait le directeur de la firme Goldman Sachs, Henry Paulson Junior qui finit l'année 2005 avec un ensemble de primes compensatrices de 38 millions de dollars. Ce qui correspond à 731.000 dollars par semaine, ou encore 104.000 dollars par jour, ou encore 4.300 dollars de l'heure. Ce qui revient à 330 fois le salaire horaire du revenu moyen d'un américain.
Il faut travailler dur pour dépenser des sommes pareilles. Il faut être créatif et inventer des choses vraiment décadentes.
Mais ainsi va la vie pour une élite toute petite par le nombre dans le pays, mais pas si minuscule que çà dans une ville comme New York, où seules quelques rues séparent des ghettos de misère d'enclaves fabuleusement riches.
A suivre