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Les leçons politiques d'une décennie de mouvements sociaux en FrancePar Peter Schwarz Utilisez cette version pour imprimer L'exposé suivant fut présenté par Peter Schwarz lors d'une semaine internationale d'étude, organisée par le Parti de l'égalité sociale et la rédaction du World Socialist Web Site, du 17 au 21 avril 2006 à Berlin. Nous en publions aujourd'hui la première partie. La deuxième partie sera publiée demain. Première partie La France fait depuis plus de deux cent ans figure de pays où les conflits entre les classes sont menés de façon ouverte et d'où partent les impulsions menant à des bouleversements dans toute l'Europe. Ce fut le cas de la période révolutionnaire de 1789 à 1815, puis de 1831, de 1848, de 1871 et finalement de 1968, lorsque la révolte de mai-juin 1968 se répandit comme une trainée de poudre dans toute l'Europe. Le conflit du «Contrat première embauche» qui a secoué la France ces deux derniers mois a valeur de symptôme et sa portée va bien au-delà des frontières françaises. Il montre de façon exemplaire le véritable état social et politique de l'Europe. Même si la population française tend, par tradition historique, à descendre plus massivement dans la rue que la population allemande par exemple, les mêmes tensions explosives et les mêmes conflits politiques existent tant en Allemagne que dans le reste de l'Europe. Les événements qui viennent de se dérouler en France constituent une expérience stratégique internationale et doivent être analysés avec soin. Il n'existe pas de solution nationale aux problèmes auxquels font face la jeunesse et la classe ouvrière françaises. Ces problèmes donnent clairement pour tâche de construire une nouvelle direction révolutionnaire sur la base d'une perspective socialiste. Le World Socialist Web Site est intervenu de façon soutenue dans les récents événements et il a placé cette tâche au centre de son intervention; plusieurs membres de la rédaction du WSWS ont travaillé régulièrement à Paris. Nous avons analysé les événements au quotidien et publié nos articles en français et en anglais. Nous avons examiné le rôle joué par les syndicats et les différentes tendances politiques et nous avons publié des articles sur les leçons à tirer des événements historiques comme le front populaire de 1936 et la grève générale de 1968. Notre objectif central a été de développer la conscience politique, de montrer la nécessité d'une rupture politique d'avec les vieilles organisations réformistes et de révéler le rôle des partis radicaux petit-bourgeois qui protègent ces organisations sur leur gauche. Nous avons commencé à poser les fondations d'une section du Comité International de la Quatrième Internationale en France. Il n'y a en France, hormis le Comité International, aucune tendance politique qui se donne ou même essaierait de se donner une telle tâche. Les trois courants de la soi-disant «extrême gauche», la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), LO (Lutte Ouvrière) et le PT (Parti des Travailleurs), ont tous publié, après le retrait du CPE par le gouvernement, des déclarations dont la principale fonction était de brouiller les questions politiques essentielles. Tous les trois ont vanté ce retrait comme une grande victoire. Ils en tirent la conclusion que la classe ouvrière peut imposer toutes ses revendications par une amplification toute quantitative du mouvement et par le maintien de son «unité». Ce qu'ils entendent par «unité» c'est l'unité avec les syndicats. Aucun d'entre eux ne dit mot sur la question d'une nouvelle orientation politique, sans même parler d'une perspective socialiste. Pas un ne défend un programme qui irait au-delà des frontières françaises; pour eux, hors de l'hexagone, le monde n'existe pas. Aucun ne critique les syndicats et les partis réformistes; lorsqu'il leur arrive de prononcer une parole critique, c'est tout au plus sur des questions tactiques secondaires. Bref, tous trois défendent une perspective purement syndicale et tout à fait nationaliste. La LCR écrit à propos du retrait du CPE: «Ce succès est un premier pas, décisif, pour aller vers un mouvement d'ensemble des jeunes, des salariés, de toute la population, afin d'imposer de véritables mesures contre la précarité et le chômage. Le mouvement de la jeunesse a tracé la voie : la lutte paie quand elle épouse la démocratie, fait de la politique, conteste les institutions, dépasse les divisions et unit les forces du travail et les générations.» Le texte ne va pas au-delà d'une revendication adressée à «l'ensemble des organisations syndicales» qui «devraient maintenant préparer une mobilisation générale» pour imposer d'autres revendications. Lutte Ouvrière fait ce commentaire: «Le retrait du CPE est un succès surtout en ceci que la façon de l'obtenir par la rue montre la voie () La crise sociale () ne pourra être stoppée que par l'entrée massive des travailleurs dans la lutte, par des manifestations, par la grève, avec le poids social qui est le leur, capable de faire reculer patronat et gouvernement.» Le PT déclare que le succès est dû au fait que «les salariés [étaient] dans l'unité avec leurs organisations syndicales». Il souligne plusieurs fois que la question de l'unité est la question fondamentale. Seule parmi ces trois organisations, le PT parle de l'Union Européenne. «La nécessité de rompre avec l'Union Européenne s'impose et s'imposera pour ouvrir la voie de la satisfaction des revendications fondamentales». Mais le PT n'oppose pas à l'Union Européenne des Etats-Unis socialistes d'Europe par exemple, mais la «démocratie» à l'intérieur de l'hexagone, démocratie étant ici synonyme de l'Etat français. Le PT organise ainsi à la fin du mois de mai, une grande réunion «pour la reconquête de la démocratie, pour la rupture avec l'Union Européenne». Cette perspective nationale et syndicaliste est réactionnaire et frôle l'inconscience. Elle est formulée en 2006 et non pas dans les années 1960 ou 1970 du siècle précédent. Dans l'état avancé où se trouve la globalisation, après des années de démolition sociale permanente dans toute l'Europe et au moment où la Chine et l'Inde incorporent des salariés à bas prix par millions dans la production mondiale, ces trois organisations déclarent en chur que tout ce qui est nécessaire, c'est que les travailleurs luttent un peu plus pour arrêter la crise sociale. Il ne s'agit pas seulement ici de bêtise ou de naïveté. La glorification de la lutte syndicale sert avant tout à défendre les appareils syndicaux et les partis de la gauche officielle et à ramener le mouvement dans leur sillage. De grands mouvements sociaux auxquels participaient par moment des millions de personnes ont eu lieu à plusieurs reprises en France durant la dernière décennie. A chaque fois, les syndicats et les partis de la gauche officielle ont eu pour fonction de réprimer ces mouvements et de défendre l'ordre bourgeois existant. Le résultat en a été que ces organisations sont à présent discréditées et affaiblies. Le taux de syndicalisation est de tout juste 8 pour cent, un des plus bas d'Europe; et les partis de gauche officiels ont dû subir en 2002 une défaite électorale cuisante. S'il y a une leçon essentielle à tirer des mouvements sociaux de la dernière décennie, c'est bien que la classe ouvrière doit absolument rompre avec ces appareils syndicaux et réformistes moribonds et construire un mouvement politique indépendant. Le rôle de l'«extrême gauche» consiste à empêcher une rupture politique d'avec ces organisations et, au cas où le gouvernement actuel venait à échouer, à contribuer à faire accéder au pouvoir un «gouvernement de la gauche» nouvelle version sous la direction du Parti socialiste. Les événements qui viennent de se dérouler en France montrent très clairement que le World Socialist Web Site et le Comité International de la Quatrième Internationale sont les seuls à pouvoir poser les bases d'un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière, ce que toutes les autres tendances rejettent. La tâche à accomplir ce n'est pas d'être l'élément le plus radical du mouvement spontané, mais d'engendrer la clarté politique, d'éveiller la conscience socialiste et de tirer les leçons de l'histoire. Ce qui se retrouve dans toutes les luttes des dix dernières années, c'est la crise de la direction et de l'orientation révolutionnaire. Des phénomènes importants se sont produits au cours de cette période. Tout d'abord, de nouvelles couches sociales ainsi qu'une nouvelle génération sont entrées dans la lutte et qui n'ont pas grand-chose en commun avec les organisations réformistes et celles de la petite bourgeoisie gauchiste. Ensuite, les partis réformistes et les syndicats se sont trouvés à chaque fois davantage discrédités. Et finalement, l'élite dirigeante est obligée de s'appuyer plus fortement sur les petits bourgeois gauchistes, qui sont eux, allés nettement à droite. Cette évolution ne résout pas spontanément la crise de la direction révolutionnaire, mais elle lui donne un caractère plus net et plus aigu. La dégénérescence des vieilles organisations réformistes et l'intégration du radicalisme petit-bourgeois dans l'establishment bourgeois sont telles qu'il n'existe pratiquement plus rien entre nous et le camp bourgeois. Cela nous confère une grande responsabilité politique. Mais considérons les événements de ces dix dernières années dans leur déroulement chronologique. A la fin de 1995, des centaines de milliers de travailleurs firent grève pendant trois semaines contre le gouvernement de droite de Jacques Chirac et d'Alain Juppé. Des millions de personnes participèrent à des manifestations de masse. Le mouvement était dirigé contre l'attaque des acquis sociaux par ce gouvernement: retraite, sécurité sociale et emploi. Il avait pour but la défense des conquêtes sociales de l'après-guerre qu'on attaquait dans toute l'Europe. Cinq ans après l'effondrement de l'Union soviétique, la bourgeoisie européenne ne jugeait plus nécessaire de maintenir les acquis qui lui avaient permis d'atténuer la lutte de classe et de la contrôler. Le gros du mouvement était constitué par les salariés des services publics (chemins de fer, transports, électricité, poste, employés municipaux). Dans ces secteurs, le taux de syndicalisation est relativement élevé. Mais la force motrice de ce mouvement n'était pas les syndicats. Ceux-ci considéraient que leur tâche était de garder le contrôle du mouvement et d'empêcher qu'il ne se développe en un mouvement politique ayant pour objectif la chute du gouvernement. Les partis de l'«extrême gauche» jouèrent le rôle de fantassins de la bureaucratie syndicale. Dans les nombreuses assemblées de grévistes il y avait toujours, à côté du représentant syndical, un porte-parole de la LCR ou de Lutte Ouvrière pour soutenir le délégué syndical et défendre pour l'essentiel la même thèse que lui. Les syndicats finirent par étouffer le mouvement de grève en faisant un compromis pourri avec Juppé. Un peu comme ce fut le cas lors du mouvement récent contre le CPE, la partie la plus controversée du plan Juppé fut retirée, toutes les autres composantes du plan restant en vigueur. Juppé et son gouvernement restèrent en place le temps qu'il fallait à Chirac pour préparer la transition en bon ordre à un autre gouvernement. L'autorité du gouvernement Juppé avait été si fortement ruinée par le mouvement de grève de 1995 que Chirac se décida à une dissolution anticipée du parlement et à de nouvelles élections pour le printemps 1997. C'est apparemment à Dominique de Villepin, l'actuel premier ministre et qui était à l'époque secrétaire général de la présidence, que revient cette idée. On a beaucoup spéculé sur ce qui avait poussé Chirac et Villepin à effectuer une démarche dont on pouvait prévoir qu'elle allait coûter à la droite sa majorité. Il est possible que l'élitaire Villepin qui n'est guère sensible à ce que pense l'opinion publique, ce qu'il a prouvé une fois de plus récemment, ait fait un mauvais calcul. Mais, une explication bien plus plausible est que Chirac et Villepin s'étaient résignés en connaissance de cause à une victoire électorale de la gauche, parce qu'ils avaient besoin d'un gouvernement de gauche pour ne pas perdre le contrôle de la classe ouvrière. L'ère Mitterrand ne s'était terminée que deux ans auparavant. Le Parti socialiste et le Parti communiste en étaient sortis fortement discrédités. Pour se donner des apparences de gauche, l'élite dominante dépendait donc d'un renégat du trotskysme. Avec Lionel Jospin, c'était quelqu'un qui avait passé au moins vingt ans de sa vie dans l'OCI (Organisation Communiste Internationaliste) de Pierre Lambert qui prenait la tête du gouvernement. Jospin avait rejoint l'OCI en 1964, alors qu'il était étudiant à l'ENA. Il était entré, toujours membre de l'OCI, dans le Parti socialiste en 1972. Il devint rapidement un des plus étroits collaborateurs de Mitterrand et grimpa jusqu'au sommet les échelons du PS. Ce faisant, il resta, au moins jusqu'au début des années 1980, sous la discipline de l'OCI. Jospin fut formé politiquement à un moment où l'OCI se détournait du Comité International de la Quatrième Internationale et se transformait en un soutien de la bureaucratie sociale-démocrate. Dans les années 1960, l'OCI avait commencé à remettre en question la lutte du Comité International contre le révisionnisme de Michel Pablo et Ernest Mandel. Au début cela s'exprima dans le fait qu'elle déclarait que la Quatrième Internationale était morte. Celle-ci avait été détruite par le pablisme et devait être reconstruite entièrement, expliquaient-ils. Lors du troisième congrès mondial du Comité International en 1966, elle avait insisté pour qu'on parle de la «reconstruction» de la Quatrième Internationale. Prendre une telle attitude revenait à proclamer une amnistie politique générale. Elle signifiait une invitation à la collaboration avec toutes les tendances politiques qui étaient pour une «reconstruction de la Quatrième Internationale», même s'ils n'étaient pas d'accord avec les principes politiques qui avaient été défendus dans le conflit avec le pablisme, ou qui rejetaient ces principes. Le Comité International rejeta vivement cette attitude. Sa section britannique, la Socialist Labour League (SLL) écrivit en 1967 à l'OCI: «Seule cette lutte contre le révisionnisme peut préparer les cadres à prendre la direction des millions de travailleurs qui sont poussés dans la lutte contre le capitalisme et la bureaucratie () La lutte vivante contre le pablisme et l'éducation de cadres et de partis sur la base de cette lutte, c'était la vie de la Quatrième Internationale dans les années qui se sont écoulées depuis1952». A la veille des grandes luttes de classe de 1968, la SLL avertit l'OCI des conséquences d'une telle attitude: «La radicalisation des travailleurs en Europe de l'Ouest avance à présent rapidement, en particulier en France () A un tel stade de développement il existe toujours le danger, qu'un parti révolutionnaire réagisse à la situation de façon non révolutionnaire, qu'il s'adapte au niveau de lutte auquel sont limités les travailleurs du fait de leur propre expérience sous la vieille direction, c'est-à-dire à l'inévitable confusion de départ. On couvre habituellement de telles révisions de la lutte pour un parti indépendant et pour le programme de transition par des formules comme 'être proche de la classe ouvrière', l''unité avec tous ceux qui luttent', 'ne pas poser d'ultimatums', 'non au dogmatisme', etc.» L'avertissement resta sans effet. La révolte de 1968 vit affluer des milliers de nouveaux adhérents inexpérimentés dans les rangs de l'OCI et de son organisation de jeunesse, l'AJS, et la direction de l'OCI s'adapta à leur confusion. La revendication d'un «Front unique de classe» que la SLL avait également critiquée en 1967, devint alors la formule dont l'OCI se servit pour s'inféoder à la bureaucratie sociale-démocrate et avec laquelle elle ramena les forces qu'elle venait de gagner vers les vieux appareils bureaucratiques. Par «Front unique de classe» elle entendait l'Union de la Gauche, l'alliance du Parti socialiste et du Parti communiste sous la direction de François Mitterrand et qu'elle soutint avec véhémence contre toute critique de gauche. Dans ces circonstances, l'OCI devint, dans les années 1970, un réservoir important de la relève de la social-démocratie. Lionel Jospin n'est qu'un des actuels dirigeants du Parti socialiste à être passés par l'école de l'OCI. L'OCI avait aussi pris ses quartiers dans la bureaucratie syndicale. Elle contrôla pendant de nombreuses années la direction du syndicat FO (Force Ouvrière) qui à l'origine était issu d'une scission droitière de la CGT dominée par les staliniens. Le gouvernement Jospin remplit les attentes mises en lui par l'élite dirigeante. Il capta le mouvement militant dont Juppé n'avait pas pu venir à bout. La meilleure façon de s'en rendre compte est de regarder les chiffres comptabilisant les jours de travail perdus du fait de grèves. En 1995, lorsque le mouvement contre Juppé atteignit sont point culminant, ce chiffre était de 5,8 millions, en 1997, la première année du gouvernement Jospin, il n'était plus que d'un demi million. Les espoirs placés au début en Jospin par la population, cédèrent cependant le pas à une amère déception. Celui-ci ne tint pas ses promesses électorales et lorsqu'il les tint il s'avéra que l'emballage était trompeur. Ainsi, la loi sur les 35 heures s'avéra être un instrument grâce auquel bas salaires, travail précaire et flexibilité furent imposés. En 2000, le nombre de journées de grève remonta à 3,1 millions, dépassant la moitié du chiffre de 1995 ! La politique de Jospin eut sa sanction en 2002. Trois semaines avant l'élection présidentielle un sondage d'opinion constatait que 70 pour cent des électeurs ne voyaient aucune différence entre Chirac et Jospin, les deux principaux candidats. Tous deux n'eurent finalement le soutien que d'un quart de ceux qui avaient le droit de vote. Un électeur sur trois resta chez lui ou mit un bulletin nul dans l'urne. Seuls 16 pour cent des électeurs votèrent pour Jospin et son partenaire le plus important de la coalition, le Parti communiste, n'obtint même que 3,4 pour cent des voix. Plus de 10 pour cent votèrent pour les candidats de l'«extrême gauche». Ce qui fut cependant vraiment sensationnel dans cette élection c'est le fait que le candidat du Front National, Jean-Marie Le Pen, avait devancé Jospin et allait être opposé au président en exercice au deuxième tour. Dès que le résultat des élections fut connu, des milliers de jeunes descendirent dans la rue contre Le Pen. Le jour suivant, ils furent rejoints par d'autres parties de la population. Les manifestations grandissaient de jour en jour et s'étendirent à tout le pays. D'abord ce furent des dizaines de milliers puis des centaines de milliers et le 1er mai ce furent entre 2 et 3 millions de personnes qui manifestèrent. Beaucoup de ceux qui ont été actifs dans le mouvement contre le CPE, avaient fait leurs premières expériences politiques à ce moment-là. L'élite dirigeante était consciente du fait que ce mouvement mettait en danger l'ensemble de l'édifice de la Cinquième République. La masse de la population n'était pas prête à accepter le résultat d'une élection si nettement opposé à ses aspirations. Le premier mai, après une gigantesque manifestation, j'ai pu assister à une discussion de podium fort intéressante. Etaient sur le podium des représentants de tous les partis politiques et de la vie culturelle français. Il y avait là Jean-Pierre Raffarin, qui devait quelque temps plus tard devenir premier ministre, François Bayrou du parti libéral UDF, Dominique Strauss-Kahn du Parti socialiste, Noël Mamère, le candidat présidentiel des Verts, les philosophes Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, le directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel, ancien membre de la LCR, et la LCR elle-même était représentée par Daniel Bensaïd. Tous étaient d'accord sur le fait que l'ensemble de l'édifice institutionnel se trouvait en crise et la discussion tourna autour de la question de savoir comment on pouvait venir à bout de cette crise et comment on pouvait préserver les fondements bourgeois de la république. Tous appelèrent à voter Chirac, non pas à contre cur mais «avec enthousiasme», comme le souligna Lévy. Dans les jours qui suivirent commença une énorme campagne ayant pour objectif de manoeuvrer le mouvement derrière Chirac et dont le slogan était : «Pour arrêter Le Pen il faut voter Chirac». Les socialistes, les communistes et les Verts submergèrent les manifestations de banderoles appelant à voter Chirac. On orna les pancartes électorales de Chirac d'autocollants sur lesquels on pouvait voir à côté du symbole du Parti socialiste les mots : «Je vote Chirac». La LCR appela à «la lutte contre Le Pen dans la rue et dans les urnes», ce qui, étant donné les circonstances, ne pouvait signifier qu'un vote pour Chirac. Lutte Ouvrière hésita longtemps, se décidant enfin à appeler à l'abstention. Le World Socialist Web Site est intervenu avec fermeté dans cette situation politique, montrant par là qu'on pouvait bien mobiliser la classe ouvrière en tant que force politique indépendante. Tandis que la gauche faisait la campagne électorale de Chirac, celui-ci en profita pour consolider le camp de la droite. Il rassembla la droite dispersée en un nouveau parti, l'UMP, (Union pour la majorité présidentielle) préparant ainsi l'élection législative qui devait avoir lieu deux mois plus tard. Il fut finalement élu président avec 82 pour cent des voix et l'UMP obtint une large majorité à la nouvelle Assemblée nationale. Jean-Pierre Raffarin devint chef du gouvernement et Nicolas Sarkozy, super-ministre de la sécurité intérieure. Dans une lettre ouverte à Lutte Ouvrière, au PT et à la LCR nous avons préconisé l'organisation d'un boycott actif du deuxième tour de l'élection présidentielle. Un tel boycott aurait enlevé toute légitimité à cette élection. Il aurait créé les meilleures conditions pour les luttes politiques d'après l'élection. Il aurait été une contribution importante à l'éducation politique des masses et en particulier des jeunes. Il leur aurait appris à pénétrer les mensonges de l'establishment politique bourgeois d'après lequel Chirac représentait la défense de la démocratie. Ces trois organisations, dont les candidats avaient obtenu ensemble plus de 10 pour cent des voix, rejetèrent cette proposition. Arlette Laguiller, la candidate de Lutte Ouvrière nous expliqua dans une interview qu'on ne pouvait rien faire, que le «rapport de forces» ne le permettait pas. Le PT refusa une quelconque prise de position quant au deuxième tour de l'élection. Et la LCR n'était pas disposée à nous parler. Un an à peine après que ce gouvernement eut pris ses fonctions, se développait un nouveau mouvement qui ressemblait à une répétition de 1995: il était dirigé contre une réforme des retraites qui prévoyait une baisse allant jusqu'à 30 pour cent du niveau des retraites et contre la décentralisation de l'Education nationale. Cette dernière mesure fut perçue par ceux qu'elle affectait comme un pas vers la privatisation et une attaque des valeurs égalitaires et démocratiques, associées en France au système centralisé d'éducation. Des millions de salariés du secteur public et du secteur privé participèrent durant huit journées d'action à des grèves et à des manifestations. Dans le secteur de l'éducation, il y eut douze journées d'action. De nombreux enseignants se mirent en grève des semaines durant. Mais, cette fois-ci, contrairement à 1995, le gouvernement ne recula sur rien. Ce mouvement fut étouffé par les syndicats et se termina par une défaite complète. La CFDT sabota les protestations et conclut, indépendamment des autres syndicats, un accord avec le gouvernement. La CGT et FO suivirent une tactique de la grève en ordre dispersé et déclarèrent explicitement que ce n'était pas leur objectif de faire tomber le gouvernement. Par la suite à l'Assemblée nationale, le ministre de l'Education, François Fillon, rendit hommage aux syndicats, reconnaissant officiellement à la CGT et à son secrétaire général, Bernard Thibault, une «attitude responsable». La CGT avait été «même dans les moments de tension» une «opposition raisonnable». Le journal Le Monde fit ce commentaire : «Le ministre du travail sait gré à la centrale de Montreuil de s'être évertuée à empêcher la généralisation d'un mouvement qui risquait d'échapper à son contrôle». La sujétion de l'«extrême-gauche» aux syndicats fut encore plus flagrante qu'en 1995. Elle rejeta toute perspective politique qui allait au-delà de ce que faisaient les syndicats. La LCR préconisa une «grève générale» sans jamais critiquer des syndicats qui rejetaient catégoriquement toute confrontation avec le gouvernement. Pour Lutte Ouvrière, même cela allait trop loin. Elle rejeta la revendication d'une grève générale et se contenta d'appeler à une «généralisation de la grève».
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