wsws : Nouvelles et analyses : Canada
Par Guy Charron et Richard Dufour
27 mai 2006
Le gouvernement minoritaire canadien de Stephen Harper et l'administration américaine de George W. Bush sont arrivés à une entente de principe le 27 avril dernier qui verra Washington suspendre l'imposition unilatérale de pénalités douanières sur le bois d'oeuvre canadien exporté aux États-Unis.
Quatre des cinq milliards de dollars US perçus depuis mai 2002 par les États-Unis seront retournés aux producteurs canadiens de bois d'oeuvre. La moitié du milliard restant sera acheminée aux sociétés américaines du bois d'oeuvre tel que stipulé par l'amendement Byrd, qui prévoit le versement des droits antidumping et compensateurs aux producteurs américains ayant appuyé la prise de ces mesures commerciales, et qui a été jugé illégal par l'Organisation mondiale du commerce.
En échange, le gouvernement canadien s'engage pendant la période (renouvelable) de sept ans couverte par l'entente à taxer le bois d'oeuvre si son prix descend sous un prix plancher ou si la part canadienne du marché dépasse 34 pour cent.
«La position du Canada dans les négociations était forte, nos conditions étaient claires et cette entente livre la marchandise», a annoncé au Parlement un Stephen Harper jubilant. «Le Canada a demandé un accès stable et prévisible au marché américain», a-t-il expliqué, avant de conclure: «Les États-Unis ont accepté de fournir aux producteurs canadiens un accès sans restrictions sous les conditions actuelles du marché.»
Il y a un fort élément de vantardise politique dans les déclarations euphoriques du premier ministre canadien. Après avoir ignoré pendant des années des jugements de tribunaux institués en vertu de l'Accord sur le libre-échange nord-américain, qui avaient trouvé illégales les pénalités américaines sur le bois d'oeuvre canadien, Washington accepte aujourd'hui de les retirer. Mais le libre accès à son marché, loin d'être «sans restrictions» comme l'affirme faussement Harper, prend fin le moment où la part canadienne dépasse 34 pour cent.
Ceci a suscité, et suscite encore, une grosse réticence à accepter l'entente parmi les représentants de l'industrie canadienne du bois d'oeuvre. De façon plus générale, le conflit entre les États-Unis et le Canada sur les exportations de bois d'oeuvre a démontré à la grande entreprise canadienne que l'axe fondamental de sa stratégie, soit tirer profit de sa proximité du marché américain, est extrêmement fragile dans le contexte où les États-Unis adoptent un cours de plus en plus unilatéraliste. L'élite dirigeante canadienne a été particulièrement ébranlée par la fermeture temporaire de la frontière par les autorités américaines après les attentats du 11 septembre.
L'accord ne constitue pas le libre échange, a dû
admettre le ministre canadien du Commerce international, David
Emerson, mais c'est le mieux que le Canada puisse espérer
étant donnée sa dépendance sur le commerce
avec les États-Unis. «Les gens du Conseil du bois
d'oeuvre pour le libre échange, j'en suis sûr, vont
continuer leur bonne lutte pour un libre échange parfait»,
a déclaré Emerson à un comité parlementaire.
«Mais je crois qu'il sera mort et enterré quand ils
arriveront à destination.»
Gordon Ritchie, qui a été un des architectes de
l'accord de libre-échange canado-américain entré
en vigueur en 1989, s'est montré encore plus crû
dans son évaluation du récent accord sur le bois
d'oeuvre. «C'est un peu une entente à accepter en
se bouchant le nez, mais ceci étant dit, je suis un réaliste
et je connais le type de force politique obscène que possède
l'industrie américaine.»
Les élites canadiennes ont toujours été enragées de voir que les nombreuses décisions rendues en leur faveur n'ont pas fait reculer le gouvernement américain sur les tarifs douaniers imposés sur le bois d'oeuvre canadien. Le plus qu'on puisse dire de l'entente du 27 avril, c'est qu'elle représente un léger recul de la part de Washington.
Confrontée à une hostilité populaire croissante envers sa politique d'agression militaire à l'étranger et de coupures budgétaires couplées à un assaut sur les libertés civiles au pays, l'administration Bush cherche désespérément à s'agripper à tout ce qui pourrait ressembler à une bouée de sauvetage politique.
C'est pourquoi Washington a si chaudement accueilli la venue au pouvoir à Ottawa de l'idéologue radical de droite Stephen Harper, à la tête d'un parti conservateur remodelé selon le parti républicain américain et voué à une politique de renforcement des forces militaires et policières, de démantèlement des programmes sociaux et d'élimination des impôts sur les plus riches, le tout au nom du pouvoir absolu du «libre marché» capitaliste.
Bien qu'ils avaient accepté sans réserves la prétendue «guerre au terrorisme» de l'administration Bush, les deux premiers ministres libéraux précédents s'étaient attirés la colère de Washington: Jean Chrétien, pour avoir décliné une participation active du Canada à l'invasion américaine criminelle de l'Irak, puis Paul Martin pour être revenu sur sa parole de faire entrer le Canada dans le programme américain de bouclier anti-missile.
Harper, qui a critiqué la mauvaise gestion de la relation canado-américaine par ses prédécesseurs, favorise un alignement de la politique intérieure et étrangère canadienne sur celle des États-Unis. Son gouvernement vient de prolonger et de renforcer le rôle de premier plan que joue le Canada dans l'opération de contre-insurrection de l'OTAN en Afghanistan, qui vise notamment à permettre aux États-Unis de transférer leurs propres troupes en Irak pour y poursuivre une guerre de pillage.
Dans ce contexte, le retrait des pénalités douanières sur le bois d'oeuvre canadien est une manoeuvre politique de l'administration Bush destinée à renforcer sur leur frontière du nord un gouvernement allié dont l'emprise sur le pouvoir est encore chancelante.
Car si les dernières élections fédérales ont montré un important changement au sein de l'élite dirigeante canadienne, qui s'est ralliée comme un seul homme derrière Harper et a cherché par l'intermédiaire des médias à manipuler l'opinion publique en sa faveur, il y a une opposition instinctive parmi de larges couches de travailleurs et de gens de la classe moyenne à ce que le Canada calque sa politique sur les méthodes brutales et socialement destructives générées par un capitalisme américain en crise profonde.
Cette opposition latente s'est manifestée dans l'échec de Harper à former un gouvernement majoritaire en dépit d'une couverture médiatique qui lui était très largement favorable.
L'entente sur le bois d'oeuvre vient donc à point nommé pour un gouvernement Harper qui sera, selon toute probabilité, confronté à de nouvelles élections dans un proche avenir. Elle sera mise de l'avant par les porte-parole conservateurs pour justifier l'adoption d'une série de mesures pro américaines largement impopulaires au Canada, mais que la classe dirigeante canadienne, prenant acte du tournant des États-Unis vers une politique de plus en plus agressive et unilatérale, considère comme étant nécessaires pour non seulement préserver son accès au marché américain, mais aussi défendre ses intérêts géopolitiques sur l'échiquier mondial.
Le gouvernement conservateur vient d'ailleurs de signer une entente pour l'élargissement de l'Accord sur la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord (NORAD). Cette entente de coopération militaire entre les États-Unis et le Canada existe depuis 1958 et visait à l'origine l'installation de postes avancés de détection de bombardiers stratégiques de l'URSS, voisin immédiat du Canada par le nord. Il a été plus tard étendu pour comprendre la défense anti-missile et la défense de l'espace. Alors qu'elle devait être renouvelée tous les cinq ans, le gouvernement Harper l'a rendue permanente et y a ajouté la surveillance et l'intervention maritimes ainsi que la patrouille du fleuve Saint-Laurent et des Grands Lacs.
Cette extension de NORAD fait partie d'un processus plus large d'intégration de la réglementation, des politiques d'immigration, du renseignement, des lois et de la défense entre les deux pays, pour lequel milite l'élite dirigeante canadienne afin d'amadouer son puissant voisin du nord dont elle dépend tellement pour sa propre survie économique.
Le Conseil canadien des chefs d'entreprises (CCCE), lobby pour les 150 entreprises les plus importantes au Canada, a accueilli l'entente sur le bois d'oeuvre du gouvernement conservateur. «Ce qui importe le plus dans l'accord sur le bois d'oeuvre résineux, ce n'est pas la résolution d'un inquiétant différend sectoriel, mais bien le signal qu'il envoie au sujet des nouvelles réalités de la concurrence mondiale. Même dans l'industrie dans laquelle les producteurs canadiens et américains se sont livrés les plus âpres batailles, on reconnaît maintenant clairement que la vraie menace aux investissements et aux revenus n'a pas son origine en Amérique du Nord. »
Le CCCE continue en militant pour la formation d'une forteresse américaine contre le reste du monde. «Les droits de douane ont baissé partout dans le monde depuis la signature de l'ALÉNA. Le fait d'avoir une zone de libre-échange ne confère pas le même avantage compétitif que par le passé. Ce qui compte maintenant, c'est la mesure dans laquelle les partenaires à l'intérieur d'une zone de libre-échange peuvent trouver, au-delà des droits de douane, des moyens de s'échanger le plus rapidement et le plus efficacement possible des personnes et des marchandises.»
Cela signifie, selon le CCCE, l'élimination des différences
réglementaires entre les États-Unis et le Canada,
c'est-à-dire de toutes contraintes sur les profits, et
une augmentation de la coopération entre les deux pays
allant jusqu'à l'établissement d'un périmètre
de sécurité.
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