wsws : Nouvelles et analyses : Europe
Par Chris Marsden et Julie Hyland
26 mai 2006
Le «Manifeste de Euston» a été officiellement lancé hier lors d'un rassemblement à Londres. Décrit par ses auteurs comme la base d'une «nouvelle alliance démocratique progressiste», il est décrit par les médias britanniques comme un événement politique et intellectuel majeur.
Ce n'est pas souvent que l'on assiste à un tel battage autour de quelque chose qui en vaut si peu la peine et où le contenu réel d'un document a été à ce point déformé.
Le manifeste a été rédigé par un certain nombre d'anciens universitaires et journalistes de gauche et de libéraux. La plupart de ses sympathisants les plus en vue soutenaient la guerre en Irak basée sur le principe qu'il revenait à l'impérialisme américain et britannique de s'opposer à la dictature et de propager la démocratie. Au milieu de la débâcle sanglante créée par l'invasion et l'occupation de l'Irak, ses auteurs cherchent à présent à élaborer une justification pour continuer à prôner l'intervention impérialiste, à un moment où les préparatifs pour une guerre contre l'Iran sont déjà bien avancés.
Les personnalités de renom impliquées dans la popularisation du manifeste sont Norman Geras, professeur émérite de politique à l'université de Manchester qui a été à une certaine époque associé à la «Nouvelle gauche», et Nick Cohen, chroniqueur à l'Observer qui allie critiques des relations du gouvernement Blair avec les grandes entreprises et plaidoyer haut et fort en faveur de tous les aspects de la soi-disant «guerre contre le terrorisme.»
Ils font partie d'un groupe de quelques 20 «progressistes de même opinion» qui se sont réunis dans un pub de Euston à Londres, en mai 2005. Parmi eux on trouve à la fois des particuliers, sympathisants du gouvernement travailliste ainsi que des forces motrices derrière divers groupes de campagne et sites web diffusant un message pro travailliste et pro guerre en Irak. Nombreux parmi eux sont issus du milieu sioniste de gauche et sont à présent regroupés autour de Engage qui se consacre à identifier et contrer «l'antisémitisme de gauche et libéral au sein du mouvement ouvrier».
Avant et pendant l'invasion de l'Irak en 2003, cette couche avait le vent en poupe. Les médias les célébraient et leur demandaient d'écrire des articles d'opinion qui accusent les manifestants anti-guerre d'être des apologistes de Saddam Hussein. Maintenant que les États-Unis et la Grande-Bretagne sont largement haïs en Irak, et que l'hostilité publique à la guerre et à l'occupation ne cesse de grandir en Grande-Bretagne, les auteurs du manifeste se perçoivent clairement comme une minorité assiégée. Néanmoins cette expérience ne les a pas poussés à reconsidérer leur apologie antérieure de l'impérialisme.
Le manifeste déclare que «les sympathisants fondateurs de cette déclaration ont des opinions divergentes sur l'intervention militaire en Irak, certains sont pour et d'autres contre». Mais les signataires qui ont pu s'opposer à la guerre en Irak n'ont à présent aucun problème à s'aligner avec la majorité du groupe qui est en faveur de la guerre. Le manifeste affirme que tous sont d'accord sur le fait que le renversement du régime baathiste représentait la «libération du peuple irakien» et posait les fondements de la démocratie.
Le document débute par un appel à «un nouvel alignement politique» qui s'étende «au delà de la gauche socialiste en direction des libéraux égalitaires et d'autres prônant un engagement démocratique sans ambiguïté».
En vérité, le groupe Euston n'exprime rien que mépris à l'égard de ce qu'ils décident de décrire comme «la gauche socialiste». Le manifeste consiste en grande partie à accuser des groupes et individus de gauche non spécifiés d'avoir soi-disant trahi les idéaux démocratiques que les auteurs sont les seuls à continuer à défendre. Ils se plaignent d'être des «électeurs sous représentés dans la plupart des médias et autres forums de la vie politique contemporaine», du fait que le reste de la «gauche» s'est «montrée plutôt excessivement flexible du point de vue de ces valeurs».
La vraie flexibilité en matière de valeurs démocratiques c'est dans le groupe Euston qu'on la trouve. Ils font tout leur possible pour minimiser les attaques sur les libertés civiles perpétrées par l'administration Bush aux États-Unis et le gouvernement Blair en Grande-Bretagne. L'exemple le plus criant en est l'attitude des auteurs vis-à-vis de la guerre illégitime contre l'Irak, et qui transparaît dans la déclaration disant qu'ils ne voient pas l'intérêt de «farfouiller dans les décombres des arguments concernant l'intervention.»
Au lieu de cela, le manifeste proclame: «Nous devons nous définir par rapport à ceux qui subordonnent tout le programme démocratique progressiste à un 'anti-impérialisme' global et simpliste et/ou à une hostilité envers le gouvernement américain actuel.»
Et de poursuivre: «La violation des normes fondamentales des droits de l'homme à la prison Abu Ghraib de Guantanamo et la pratique de la 'rendition' (enlèvement et transfert de prisonniers par la CIA vers des pays autorisant la torture) doivent être condamnées tout net» comme un écart par rapport à ces «principes universels» pour lesquels «les pays démocratiques eux-mêmes, et en particulier les États-Unis d'Amérique, ont le plus grand mérite historique». Mais quiconque fait trop grand cas de ces «écarts» est accusé de pratiquer la politique du deux poids, deux mesures et de «relativisme» moral. Même Amnistie internationale est attaquée pour avoir fait «une comparaison publique grotesque de Guantanamo avec le Goulag».
Sur la question des États-Unis, le groupe Euston a recours à ces tours de passe-passe dont il accuse ses adversaires. Il ne fait aucune distinction entre la clique réactionnaire installée à la Maison Blanche et le peuple américain, afin de condamner l'opposition à l'administration Bush comme étant motivée par «l'antiaméricanisme». Les États-Unis continuent d'être «le foyer d'une démocratie solide suivant une noble tradition et de réussites sociales et constitutionnelles durables», déclare le manifeste, qui se garde bien de dire que précisément ces mêmes «réussites» sont la cible d'attaques féroces de la part de l'administration américaine et de l'élite dirigeante.
La plus grande partie du document consiste en une série de platitudes et de truismes, comme par exemple la description du terrorisme comme «un délit selon le droit international» et les déclarations de soutien aux principes démocratiques des Lumières qui ont pour but de laisser entendre que les adversaires politiques du groupe Euston ne partagent pas ces convictions.
Les auteurs du manifeste mettent bout à bout toutes les calomnies qui ont été dites contre le mouvement anti-guerre et régurgitent toutes les excuses possibles pour justifier les actes prédateurs de Washington et Londres.
«Les gens de gauche qui font cause commune avec les forces antidémocratiques, ou bien les excusent, devraient être critiqués en termes clairs et directs», déclarent-ils, décrivant les adversaires à l'occupation de l'Irak comme des alliés de fait des intégristes islamistes.
Aucune condamnation de la sorte n'est faite de la droite quant à son soutien aux forces antidémocratiques. Sur ce front, le groupe Euston se préoccupe de trouver seulement la lumière dans les ténèbres. «Inversement», poursuit le manifeste, «nous sommes attentifs aux voix et idées libérales et conservatrices lorsqu'elles contribuent à consolider les normes et pratiques démocratiques ainsi que le combat pour le progrès humain.»
Alors comment, d'après le groupe Euston, ces «voix libérales et conservatrices» vont-elles mener le combat pour le progrès humain? Précisément en apportant leur soutien au recours continu à la force militaire.
«L'intervention humanitaire, lorsqu'elle s'avère nécessaire, n'est pas une question d'ingérence», déclare de façon rassurante le manifeste. Si un État est jugé avoir violé les droits de son peuple, «sa revendication à la souveraineté est confisquée et il est du devoir de la communauté internationale d'intervenir et d'amener du secours».
Ces paroles auraient pu être prononcées par le premier ministre Tony Blair. Il est passé maître, depuis des années, dans l'art de feindre une indignation sélective envers les pays ciblés pour une intervention des grandes puissances, afin de présenter le «changement de régime» comme une grande mission civilisatrice. Une telle propagande a, de par le passé, joué un rôle important, étant donné l'opposition populaire instinctive à la guerre en Irak et la suspicion, entièrement justifiée, que le vrai motif de Washington et Londres est de garantir l'hégémonie sur les réserves de pétrole du Moyen Orient.
Cette sorte de démagogie a servi à détourner l'attention des implications de la politique de l'administration Bush sur la guerre préemptive, qui rejette les principes du droit international tels que la souveraineté nationale où et quand Washington perçoit une menace aux intérêts impérialistes américains. L'invasion de l'Irak et ses conséquences ont exposé au grand jour de tels sophismes et rendu nécessaire l'effort désespéré des signataires du Manifeste Euston de publier leur apologie pseudo démocratique en faveur de l'agression militaire.
Cet objectif fondamental du manifeste est bien reconnu par le public auquel s'adresse le groupe Euston. Le soutien vient de deux camps. En Grande-Bretagne, il a été accueilli à bras ouverts par un certain nombre de chroniqueurs pro travaillistes du Guardian et de l'Observer, tels Norman Johnson et Will Hutton, et il a été signé par le journaliste John Lloyd du Financial Times, ainsi que par Julie Burchill et Oliver Kamm du Times, qui étaient tous en faveur de la guerre en Irak. Kamm est l'auteur de Anti- totalitarisme: L'argument de la gauche pour une politique étrangère néo-conservatrice.
Christopher Hitchens a écrit qu'il était «flatté d'avoir été invité à le signer, et que je le signerai probablement, mais si j'accepte ce sera le document le plus conservateur que j'aie jamais paraphé.» Pour Hitchens, ce document est vraisemblablement «conservateur» parce qu'il est ostensiblement orienté vers une gauche politique de laquelle il s'est depuis longtemps détaché pour devenir un admirateur déclaré des néo conservateurs de Washington.
Il n'y avait aucune raison de s'inquiéter parce que le manifeste a aussi reçu le soutien du néo conservateur américain William Kristol. Dans un article du Weekly Standard intitulé «Quelques bons libéraux», Kristol a qualifié le manifeste de «document impressionnant» et demandé si dans la lutte contre «la tyrannie et le terrorisme» c'était «trop demander que des libéraux et des conservateurs décents puissent faire cause commune?» En réponse à sa propre question, il a écrit: «Nous ne le pensons pas, et nous espérons que cet appel de clairon venu d'outremer pourra contribuer, dans la gauche américaine aussi, au renouveau du courage politique et de la clarté morale.»
On ne pourrait trouver de dénonciation plus accablante des prétentions politiques du groupe Euston que l'adhésion de Kristol. Cofondateur du «Projet pour un nouveau siècle américain» et membre de longue date de l'American Entreprise Institute (l'Institut américain de l'entreprise), tous deux des groupes de réflexion de droite bien connus, Kristol prônait dès 1998 la guerre contre l'Irak pour un changement de régime, pointant du doigt la possession par l'Irak «d'une portion significative des réserves mondiales de pétrole».
Kristol n'a aucune difficulté à reconnaître,
derrière la façade «démocratique»
du groupe Euston, le mouvement d'une couche d'anciens libéraux
fermement ancrés dans le camp de la réaction impérialiste.
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