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France : Les événements de mai-juin 1968 et les événements d'aujourd'hui.

Par Ulrich Rupert
14 mai 2006
traduit de l'anglais (25 mars 2006)

Cet article a été écrit alors qu'un vaste mouvement de contestation sociale battait son plein à travers la France en opposition à l'introduction de lois du travail régressives telles que le Contrat première embauche du gouvernement gaulliste Chirac/Villepin. Si ce mouvement a été éventuellement torpillé par une bureaucratie syndicale déterminée à sauver le gouvernement gaulliste, il a néanmoins révélé une radicalisation politique parmi de larges couches de la jeunesse et de la classe ouvrière, non seulement en France mais à l'échelle européenne. Une telle radicalisation, pour qu'elle donne naissance à un mouvement politique de masse, indépendant et conscient, de la classe ouvrière contre l'ordre capitaliste existant, doit être nourrie des leçons de l'histoire, dont un chapitre majeur fait l'objet de cet article.

«S'agit-il d'un nouveau mai - juin 1968?» Cette question a souvent été posée dans les médias français et internationaux ces derniers temps.

Même avant samedi dernier, alors même que 1,5 million de personnes participaient à 160 manifestations à travers la France contre le Contrat première embauche (CPE) introduit par le gouvernement gaulliste du premier ministre Dominique de Villepin et du président Jacques Chirac, la vague croissante de protestations était comparée aux événements d'il y a presque quarante ans.

Certains commentateurs ont pris un ton rassurant, affirmant que la situation actuelle ne pouvait être comparée à celle de la fin des années 1960. Aujourd'hui, disent-ils, les étudiants n'appellent pas à la transformation de la société, comme c'était le cas au printemps 1968. Selon ces experts, les jeunes qui sont descendus dans les rues ces derniers jours ne cherchent qu'à trouver leur place dans le cadre de l'ordre social existant.

De tels commentaires éludent généralement une question évidente : Que se passe-t-il lorsque de telles aspirations «non révolutionnaires» ne peuvent être satisfaites dans le cadre du système capitaliste?

Une autre ligne de commentaires dans les médias donne l'impression que les événements de 1968 en France ont été dominés par la jeunesse radicalisée des classes moyennes.

Il s'agit là d'une grave distorsion de l'histoire. Ce qui avait débuté comme une protestation étudiante combative est devenu un événement qui a marqué un tournant historique lorsque la classe ouvrière française est intervenue, faisant la démonstration de sa puissance et de son potentiel révolutionnaire en lançant une grève générale qui a paralysé l'économie pendant plus de deux semaines. Les travailleurs, agissant largement de façon indépendante et le plus souvent en opposition aux directions officielles des syndicats, ont occupé les usines clé de l'industrie de base et établi ce qui pourrait être décrit comme une situation de «dualité du pouvoir» économique en France.

Le gouvernement de Charles de Gaulle et l'ensemble de l'État capitaliste français ont été ébranlés jusque dans leurs fondements et se sont demandés, pendant un certain temps, en proie au désarroi et à la panique, s'ils allaient être balayés par la révolution socialiste.

Si les événements actuels en France ont si largement ravivé le spectre de 1968, c'est parce que les événements de ce printemps-là avaient soulevé de façon si fondamentale à la fois la question de la survie de l'élite dirigeante française et celle des aspirations les plus profondes de la classe ouvrière française.

Parce que les leçons politiques de cet épisode restent cruciales pour les luttes d'aujourd'hui, il est important de revoir le cours des événements de ce printemps décisif.

De la protestation étudiante à la grève générale

Le 3 mai 1968, lorsque les étudiants de la Sorbonne occupèrent l'université, d'importantes luttes avaient déjà eu lieu. La veille, l'université de Nanterre, dans la banlieue industrielle de Paris, avait été fermée. Les étudiants de cette université boycottaient les cours depuis des semaines pour protester contre leur contenu réactionnaire et contre le déploiement de policiers en civil sur le campus.

La police, armée de matraques et de gaz lacrymogènes, attaqua les étudiants occupant la Sorbonne et procéda à des arrestations de masse. Cette provocation entraîna des combats de rue dans le Quartier latin pendant plusieurs jours et une vague d'occupations d'universités à travers la France.

Les étudiants dénonçaient non seulement la brutalité et la répression policières, mais aussi la guerre du Vietnam et la politique impérialiste des gouvernements américain et français.

Le Parti communiste français (PCF) et la Confédération générale du Travail (CGT), syndicat politiquement dominé par le PCF stalinien, raillèrent les étudiants, les qualifiant d'aventuriers et de voyous. Ils organisèrent même des contre-manifestations et envoyèrent des représentants du mouvement stalinien de la jeunesse dans les réunions des étudiants pour tenter de les déstabiliser politiquement.

Malgré cela, le mot d'ordre des étudiants «ouvriers, étudiants, tous unis !» gagnait chaque jour en popularité. Des groupes d'étudiants rencontraient des ouvriers dans les usines pour écrire des tracts conjoints et planifier des actions conjointes.

Le 13 mai, tous les syndicats, à l'exception de la CGT, appelèrent à une grève générale de 24 heures pour protester contre les actions de la police. Ce jour-là, se tint la première grande manifestation commune d'ouvriers et d'étudiants.

Un groupe d'ouvriers de Renault avait produit un tract proclamant: «Si nous voulons voir aboutir nos augmentations de salaire et nos revendications concernant nos conditions de travail, si nous ne voulons pas être constamment menacés, alors nous devons nous battre pour un changement fondamental de la sociétéEn tant qu'ouvriers, nous devrions nous efforcer de contrôler le fonctionnement de nos entreprises. Nos revendications sont les mêmes que celles des étudiants. Les administrations des industries et des universités devraient être démocratiquement contrôlées par ceux qui y travaillent.»

Le 14 mai au soir, des ouvriers de l'usine aéronautique Sud Aviation entamèrent une grève sauvage. Des étudiants les rejoignirent sur le piquet de grève en signe de solidarité. Le 16 mai, les ouvriers de Renault commencèrent l'occupation de leur usine, séquestrant la direction dans les bureaux. Les ouvriers de Paris Presse organisèrent une grève indépendante.

Le mouvement de grève spontanée s'étendit à d'autres usines, à Paris tout d'abord, puis de plus en plus à d'autres villes. Une déclaration des étudiants occupant la Sorbonne disait : «Camarades, l'usine Sud Aviation de Nantes est occupée depuis deux jours par des ouvriers et des étudiants de la ville. Aujourd'hui le mouvement s'est étendu à plusieurs usines (NMPP Paris, Renault-Cléon, etc.» Donc, le comité d'occupation de la Sorbonne appelle à l'occupation immédiate de toutes les usines et à la mise en place de conseils ouvriers. Camarades, Reproduisez et diffusez cette déclaration aussi rapidement que possible!»

Des tracts rédigés conjointement par des ouvriers et des étudiants dans de nombreuses villes exprimaient les revendications suivantes, "Occupez les usines! Pouvoir aux conseils ouvriers ! Abolition de la société de classes ! »

Le PCF et la CGT staliniens prirent peur et firent tout leur possible pour contrer ce mouvement. Dans plusieurs usines, la CGT afficha des posters disant, «De jeunes travailleurs, étudiants et éléments révolutionnaires essaient de semer la division dans nos rangs dans le but de nous affaiblir. Ces extrémistes ne sont que les laquais de la bourgeoisie, généreusement payés par les patrons.»

Des bureaucrates de l'UEC, Union des étudiants communistes, tentèrent de révoquer l'appel à l'occupation des usines et s'emparèrent du système de sonorisation à la Sorbonne, ce qui provoqua des confrontations physiques.

Malgré la résistance du PCF, les occupations d'usines se développèrent rapidement. Au 16 mai, on comptait 50 usines occupées. Le 17 mai, 200 000 ouvriers se mirent en grève et les jours suivants le mouvement s'amplifia avec la première grève générale sauvage de l'histoire de la France, qui impliqua 11 millions d'ouvriers et qui dura plus de deux semaines.

N'ayant pas été capable d'arrêter ce mouvement de grève, la CGT utilisa tous les moyens à sa disposition pour limiter les revendications des ouvriers aux questions économiques des salaires et des conditions de travail. Mais les appels à la démission du gouvernement et aux changements politiques continuaient à s'amplifier.

Comment le Parti communiste a étranglé la grève et sauvé l'ordre bourgeois

Le 24 mai, le président Charles de Gaulle annonça que le gouvernement allait engager les réformes de l'éducation exigées par les étudiants et accorder aux ouvriers grévistes une augmentation de salaire significative. Le PCF et la CGT accueillirent cette nouvelle comme une victoire massive et exigèrent que les manifestations soient temporairement suspendues, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'un accord final soit trouvé avec le gouvernement.

Trois jours plus tard, la CGT négociait avec des représentants du gouvernement et des employeurs et parvenait à un accord, qui allait plus tard prendre le nom d'«Accord de Grenelle». Selon des reportages de presse, la CGT entra dans les négociations avec la revendication d'une augmentation du salaire minimum de 30 pour cent, mais les employeurs proposèrent 35 pour cent si la CGT mettait fin aux occupations et aux grèves. L'un des médiateurs entre le gouvernement et la CGT n'était autre qu'un jeune sous-secrétaire au ministère des affaires sociales du nom de Jacques Chirac.

Le jour suivant, lorsque le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy, exposa les grandes lignes du compromis aux ouvriers de Renault à l'usine principale de Boulogne Billancourt et leur demanda de reprendre le travail, il fut hué par les ouvriers. Dans d'autres entreprises aussi la grève fut maintenue ce qui conduisit fin mai à des pénuries dans l'approvisionnement de carburants.

L'infrastructure du pays était largement paralysée ou était sous contrôle ouvrier. A Paris, par exemple, les demandes d'approvisionnement en électricité devaient être faites auprès d'un comité ouvrier de l'entreprise publique EDF.

Dans le plus grand secret, le président de Gaulle s'envola en hélicoptère pour Baden-Baden en Allemagne où étaient stationnées des troupes françaises. Il fut rapporté plus tard que des fonctionnaires de certains ministères avaient commencé à détruire des documents sensibles.

Le 27 mai, le comité central du PCF publia une déclaration qui dénonçait expressément ceux qui qualifiaient la situation de «révolutionnaire». La déclaration appelait à la sobriété et conseillait que le meilleur moyen de restaurer l'ordre était de dissoudre l'Assemblée nationale et d'organiser de nouvelles élections.

Une fois convaincu que le Parti communiste s'opposait à une révolution, de Gaulle rentra en France. Dans un discours à la radio, il saisit la revendication du PCF demandant de nouvelles élections, annonça la dissolution de l'Assemblée nationale et fixa au 23 juin la date des élections. En même temps, il mit l'accent sur son autorité en tant que représentant du pouvoir de l'Etat. Il exigea des ouvriers qu'ils reprennent le travail et menaça d'instaurer l'état d'urgence, ce qui lui conférerait l'autorité de déployer l'armée contre les grévistes.

Au même moment une campagne médiatique intense était lancée contre les grévistes et les étudiants. Le 30 mai, un million de conservateurs opposés à la grève générale défilèrent dans les rues de Paris. Le Parti communiste, en entravant la lutte pour renverser le gouvernement gaulliste et en contrant la mobilisation politique de la classe ouvrière pour un gouvernement ouvrier, avait donné l'initiative aux forces de droite.

Les occupations prirent fin, les unes après les autres, et là où les ouvriers refusaient de mettre fin à leur action, ils étaient délogés manu militari par la police. La police intervint de la même façon dans la plupart des universités occupées. Cependant, ce n'est pas avant le 18 juin, date de la reprise du travail par les ouvriers de Renault, que la grève fut définitivement terminée.

Par la suite, universités et usines furent confrontées à une intensification de la répression d'Etat. Un certain nombre d'organisations politiques de gauche et socialistes qui avaient joué un rôle actif dans la grève, dont l'Organisation communiste internationaliste (OCI), à l'époque trotskiste, furent interdites.

La direction stalinienne du PCF se félicita de son rôle dans la défense de la société bourgeoise française. «J'insiste sur le fait que c'est avant tout le calme et l'attitude décisive du Parti communiste qui ont empêché une aventure sanglante dans notre pays», déclara Waldeck- Rochet, qui avait pris la direction du PCF en 1964, suite au décès de Maurice Thorez.

Lors des élections législatives qui s'ensuivirent, les gaullistes furent en mesure de consolider leur majorité et prirent le contrôle de 358 sièges sur 487. L'influence du PCF dans les usines diminua, les ouvriers se détournant du parti, processus qui s'accéléra avec l'entrée des tanks soviétiques en Tchécoslovaquie cet été-là.

Les leçons politiques

La grève générale de plusieurs semaines et la vague d'occupations d'usines signifiaient que des éléments clés de la société étaient entre les mains des ouvriers. La mise en place d'un gouvernement ouvrier et la transformation révolutionnaire de la société étaient à portée de mains.

L'ampleur de la dynamique révolutionnaire apparut clairement dans le fait que la grève générale eut des répercussions dépassant largement les frontières de la France. Elle marqua le début de sept années de perturbation sociale dans toute l'Europe.

Un an plus tard, en Allemagne, un mouvement massif de grève sauvage se développa et pour la première fois un Social démocrate, Willy Brandt, fut élu chancelier. Les gouvernements fascistes s'effondrèrent au Portugal et en Espagne, ainsi que la dictature militaire en Grèce. En Grande-Bretagne, une grève des mineurs fit tomber le gouvernement conservateur de Edward Heath, et aux USA le président Richard Nixon fut contraint de démissionner.

En France, la grève générale fut le signal de la fin du régime du Général de Gaulle. En avril 1969 le président français se retira du pouvoir suite à l'échec d'un référendum.

Dans les années 1970, François Mitterrand créa un nouveau mécanisme visant à stabiliser l'ordre capitaliste et à remplacer les gaullistes, au moment opportun, par un gouvernement bourgeois "de gauche". Portant le nom de Union de la gauche, il s'agissait d'une alliance électorale entre le Parti socialiste, le Parti communiste et le Parti radical bourgeois.

Suite à l'élection de Mitterrand à la présidence en 1981, le Parti communiste entra dans le gouvernement socialiste du premier ministre Pierre Mauroy et occupa trois ministères (service public, transports et santé) et prit de ce fait sa part de responsabilité dans les coupes sociales et les mesures d'austérité qui s'ensuivirent.

Il est impossible de comprendre les attaques actuelles menées par le gouvernement gaulliste si on ne saisit pas le rôle joué par le PCF et la CGT. Toutes les attaques sur le niveau de vie, les conditions sociales et les salaires, qui ont une fois de plus forcé des millions de personnes à descendre dans la rue, sont conduites en étroite coopération avec la CGT et les autres syndicats français.

Les protestations des syndicats dans la situation actuelle sont avant tout dirigées contre le fait que le CPE est passé en force par le gouvernement Villepin sans qu'ils aient été consultés. Leur revendication consiste à exiger du gouvernement qu'il consulte les syndicats sur les questions de politique sociale, de façon à ce que l'opposition de la classe ouvrière puisse être contenue.

Après la grève générale de 1968, l'élite dirigeante française a été forcée de faire des concessions. Mais aujourd'hui, face à la mondialisation de la production et à la compétition mondiale pour une main d'uvre bon marché, les gouvernements bourgeois sont partout poussés à récupérer les concessions accordées par le passé et à réduire de façon radicale le niveau de vie de la classe ouvrière

Dire que la situation aujourd'hui est moins révolutionnaire qu'en 1968 parce que les étudiants n'appellent pas à la révolution sociale se base sur une appréciation vraiment superficielle et partiale des événements. Il est indéniable qu'à grande échelle il y a eu depuis 1968 un déclin de la conscience sociale et politique, conséquence principalement des décennies de trahisons de la part des vieux partis et syndicats ouvriers bureaucratiques. Mais dans un sens plus fondamental et objectif, la crise de la société bourgeoise en France, en Europe et internationalement, est bien plus profonde qu'en 1968.

Le capitalisme aujourd'hui est ouvertement dominé par la course flagrante au profit et à l'enrichissement personnel d'une élite privilégiée. Il n'offre aucune place à la grande majorité de la jeunesse, sauf en tant qu'objets d'exploitation extrême ou de réservistes dans les armées de chômeurs. Le système a bien moins qu'il y a 40 ans la capacité de répondre aux exigences les plus élémentaires de la jeunesse et des ouvriers. Ainsi même des revendications «réformistes» sont porteuses d'implications révolutionnaires.

Certains commentateurs politiques perçoivent le potentiel révolutionnaire de la crise actuelle. Ainsi par exemple Serge Faubert a écrit dans France Soir du 20 mars, «Il ne faut pas se tromper. Ce qui a commencé comme une imitation de mai 68 semble être mille fois plus révolutionnaire. En fait, la crise actuelle est tout le contraire. En 68, tout était possible dans une France où il y avait le plein emploi mais où rien n'était permis. Aujourd'hui tout est permis à ceux qui ont de l'argent, un bon emploi, mais rien n'est possible à l'immense majorité de nos concitoyens».

Il est cependant impossible de discuter du potentiel révolutionnaire de la situation actuelle en France, en Europe ou ailleurs sans considérer la question cruciale du facteur «subjectif», c'est-à-dire de la direction de la classe ouvrière et de la perspective politique qui guide les luttes de cette classe.L'absence d'un parti socialiste révolutionnaire ancré dans la classe ouvrière donne à l'élite dirigeante française un immense avantage politique, malgré le courage et la combativité des travailleurs et des jeunes. Opérant avant tout grâce à l'entremise du Parti socialiste, du Parti communiste et des syndicats, sans oublier le concours fondamental de leurs alliés de la soi-disant «extrême gauche» comme la Ligue communiste révolutionnaire et Lutte ouvrière, la bourgeoisie dispose de moyens multiples pour désarmer politiquement et désorienter les masses.

La question essentielle posée par les événements en France aujourd'hui, tout comme en 1968, est la nécessité de construire un parti socialiste internationaliste de la classe ouvrière. C'est la lutte menée par le Comité international de la Quatrième Internationale et sa publication internationale, le World Socialist Web Site.