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Suite au soutien sans critique de l’Allemagne à Washington et Jérusalem
Comment les médias allemands rendent compte de l’agression israélienne au Liban
par Stefan Steinberg
24 juillet 2006
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Au cours de ces deux dernières semaines, un changement radical
s’est produit dans la politique étrangère allemande et européenne. Dans une
situation où les pays européens sont totalement incapables de développer une
position unitaire d’opposition aux Etats-Unis, les dirigeants européens ont
décidé d’abandonner leurs réserves antérieures concernant la guerre américaine
illégale contre l’Irak et de soutenir à présent l’actuelle offensive sanglante
par Israël sur les territoires palestiniens et le Liban, offensive préparée et
conduite en très étroite consultation avec le Pentagone. Le travail de base
nécessaire à un tel revirement politique s’est fait dans un débat qui s’est
tenu dans la presse allemande, notamment dans les journaux allemands dits «de
qualité».
Au cours de la semaine dernière, bon nombre des journaux
allemands les plus lus et les plus influents ont ouvert leurs colonnes à des
chroniqueurs pro israéliens et de nombreux articles et commentaires ont mis la
réalité cul par-dessus tête, présentant les mouvements nationalistes Hamas et
Hezbollah comme les agresseurs au Moyen-Orient, et l’armée et le gouvernement
israéliens jouant le rôle de victime agressée faisant tout pour se défendre.
Comme si la catastrophe initiée par les Etats-Unis en Irak n’avait
jamais eu lieu, à présent un certain nombre de chroniqueurs allemands soit
concèdent qu’on ne peut rien faire pour empêcher l’implication croissante de
l’armée américaine dans le conflit, soit appellent activement à l’intervention
des Etats-Unis dans la région. Un certain nombre de journaux allemands non
contents d’ôter toute responsabilité à Israël vont jusqu’à démontrer en long et
en large que la source réelle de la violence au Liban et à Gaza se trouve à
Damas et Téhéran.
C’est un fait que la présentation des événements du
Moyen-Orient par la presse allemande est partiale, cependant on aurait tort de
dire qu’elle est monolithique. Contemporains des nombreux articles pro
israéliens dépourvus de sens critique, certains journalistes qui font des
reportages sur place dans les zones assiégées du sud Liban ont fourni des
détails précis de la dévastation humaine causée par le bombardement de la
région, reportages qui ébranlent la présentation courante et répandue de l’Etat
d’Israël comme la partie agressée.
Alors que la presse allemande retient encore un certain degré
de débat démocratique qui est de plus en plus difficile à trouver dans la
presse dominante de pays comme les Etats-Unis, il est remarquable de voir
combien les nombreux commentaires des journaux allemands les plus influents se
font l’écho malgré tout de la représentation faite par le gouvernement allemand
des hostilités actuelles au Liban.
Au sommet du G8, le président américain George W. Bush a donné
la ligne de l’administration de Washington, à savoir que les «terroristes»
Hamas et Hezbollah opérant avec le soutien de la Syrie et de l’Iran étaient
responsables de la nouvelle guerre au Moyen-Orient. Il a déclaré qu’Israël ne
faisait «qu’exercer sa légitime défense». Son message est depuis répété jusqu’à
la nausée par la chancelière allemande et repris et répété comme un perroquet dans
la presse allemande.
Tout à fait dans cette ligne on trouve des articles du
journaliste Thorsten Schmitz écrits pour le journal Süddeutsche Zeitung.
Le 14 juillet dernier dans un article intitulé «La victoire ou une guerre au
Moyen-Orient», Schmitz déclare d’emblée au tout début: «L’escalade sur deux
fronts dans la région du Moyen-Orient n’a pas été provoquée par Israël». Dans
une situation où des centaines de milliers de Libanais et de personnes d’autres
nationalités ont été contraints de fuir les bombardements quotidiens de
quartiers résidentiels et de l’infrastructure libanaise par les avions et
bateaux de guerre israéliens, Schmitz déclare sans la moindre gêne que les
mouvements du Hamas et du Hezbollah sont responsables du bain de sang de Gaza
et du Liban.
Dans le même article, il plaide pour une intervention directe
des puissances occidentales dans le conflit, au motif que le plus grand danger
dans cette situation vient de «la passivité dangereuse de la communauté
internationale et en particulier du président américain…» Schmidt s’inquiète de
ce que «les USA sont devenus un «Zaungast» [quelqu’un qui regarde innocemment
par-dessus la barrière] dans le conflit du Moyen-Orient… Ce qui est nécessaire
de la part du président Bush ce ne sont pas des paroles de mise en garde mais
des actes.»
Ayant lancé un appel à l’intervention directe des USA dans le
conflit, Schmitz va plus loin et tente d’identifier une «piste qui conduit à
Téhéran». Pour Schmitz, la responsabilité pour le bain de sang au Liban ne repose
pas sur les agents du pouvoir à Jérusalem et Washington, mais plutôt sur la
capitale iranienne. Schmitz n’hésite pas à parsemer ses songeries entièrement
spéculatives sur l’implication de l’Iran dans les combats actuels avec des
citations du premier ministre adjoint, Shimon Péres, qui d’une manière
typiquement militariste de voyou justifie le bombardement du principal terrain
d’aviation du Liban en déclarant de façon absurde que «de toute façon l’aéroport
est contrôlé par l’Iran».
Le journaliste Géro von Randow n’a qu’une envie, c’est de
suivre la piste suggérée par son collègue Schmitz, et dans l’hebdomadaire Die
Zeit massivement lu, et qui est publié, entre autres, par l’ancien
chancelier du SPD Helmut Schmidt, von Randow cherche aussi à démontrer que les
instigateurs réels de l’actuelle crise de guerre se trouvent à Téhéran.
Dans une colonne au gros titre «Appel au terrorisme», von Randow
entreprend une critique de la presse iranienne pour prouver que «l’Iran est un
partenaire significatif de la tragédie libanaise, voire même peut-être celui
qui tire les ficelles». Bien que forcé de reconnaître que les médias iraniens
ne sont pas explicites sur le rôle de l’Iran dans le conflit, il met bout à
bout un large éventail de commentaires pour justifier son argument selon lequel
l’Iran joue un rôle majeur.
Von Randow cite abondamment le site web de la radio iranienne
et des passages d’un commentaire du ministre iranien des affaires étrangères
Mottaki qui a déclaré: «La république islamique d’Iran pourrait acquérir une
signification profonde non seulement du fait de ses immenses réserves de
pétrole et de gaz, mais aussi de sa position stratégique au cœur du Golf
persique, de l’Asie centrale et de la mer Caspienne.» Si l’on devait arriver à
«des situations critiques comme l’Irak, l’Afghanistan, l’Asie centrale ou le
Caucase» alors «le rôle significatif de l’Iran pour la région» deviendrait
encore plus clair, avec l’Iran qui jouerait un «rôle stabilisateur».
Pour von Randow, la déclaration de Mottaki selon laquelle la
position stratégique de l’Iran lui confère plus qu’à Israël ou aux Etats-Unis
le droit d’influencer les évolutions de la région alentour est complètement
inacceptable.L’identification par von Randow de l’Iran comme «celui qui tire
les ficelles» est ensuite reprise et développée le jour suivant par le
rédacteur en chef du Zeit Josef Joffe, qui dans l’éditorial principal
place la Syrie aux côtés de l’Iran comme puissances «qui ont établi brutalement
et efficacement un monopole de force» dans la région.
Par inadvertance ou non, von Randow et Joffe donnent un aperçu
de la manière de penser des cercles dirigeants politiques allemands, qui ont
donné leur plein soutien à l’offensive israélienne au Liban sponsorisée par les
USA et qui voient le gouvernement iranien actuel comme un obstacle à leurs
intérêts dans la région.
En plus des efforts concertés pour identifier l’Iran et la
Syrie comme les agresseurs au Moyen-Orient, une autre campagne est en cours
pour contrer ceux qui disent que la réaction de l’armée et de l’aviation israéliennes
peut de toute façon être considérée comme «inappropriée» ou «excessive». Les
quotidiens principaux ont ouvert leurs colonnes aux représentants proéminents
des organisations et institutions juives qui ont défendu avec virulence les
activités de l’Etat d’Israël.
Michel Friedman, l’ancien vice-président du Congrès central
des Juifs d’Allemagne, se sert des pages d’opinion du quotidien Tagesspiegel
de Berlin pour défendre ouvertement la destruction par les Israéliens des
logements et de l’infrastructure au Liban. Une telle réaction est, selon
Friedman, tout à fait appropriée dans une situation où «le Hezbollah cherche
délibérément à tuer des civils alors qu’Israël fait tout son possible pour
éviter de faire des victimes civiles». En réaction à l’écrasante évidence des
atrocités israéliennes perpétrées contre la population civile, Friedman répond
en affirmant que le Hezbollah se sert délibérément «pour se protéger, des
femmes et des enfants comme boucliers».
Les arguments de Friedman sont franchement obscènes. C’est le
régime israélien qui a fait des provocations et de la terreur la plus agressive
et la plus brutale contre des civils un élément fondamental de sa stratégie de
guerre. Présentement, un tiers des centaines de victimes civiles des
bombardements israéliens au Liban sont des enfants mais, selon Friedman, de
telles pertes de vies innocentes sont entièrement justifiées parce que l’ennemi
utilise des boucliers humains.
Martin van Creveld, maître de conférences à l’Hebrew
university de Jérusalem, pousse l’argumentation de Friedman un cran plus loin
dans un article du quotidien Frankfurter Rundschau (19 juillet). Dans un
article intitulé «Regard sur l’histoire», Creveld écrit d’une manière à vous
glacer le sang: «Peut-être que nous ne savons pas où tout cela va nous mener,
mais une chose est sûre. Quoique disent ces Messieurs et Dames à Bruxelles, le problème
au Liban n’est pas l’usage excessif de la violence par Israël. Mais bien au
contraire, le vrai problème pourrait être l’extrême résistance d’Israël
à utiliser un degré de force suffisamment élevé pour régler le problème une
fois pour toutes.»
Friedman et Creveld expriment les points de vue du groupe de
pression pro-sioniste qui exerce une influence concertée considérable au sein
des médias allemands. Quiconque ayant une connaissance de l’origine de telles
forces ne sera pas particulièrement surpris de ce qu’elles ont à dire en
réponse aux derniers actes d’agression israélienne. Ce qui est nouveau, c’est
le fait qu’il soit accordé une telle attention à leurs points de vue dans des
journaux de référence, tel le Frankfurter Rundschau qui est une publication
de tradition libérale de longue date et que leurs commentaires extrémistes ne
provoquent pas de réactions.
En fait, la solution brutale de «Realpolitik» (politique
réaliste) avancée par Creveld pour le Proche Orient est reprise et acceptée par
les principaux journaux de l’aile droite conservatrice en Allemagne. Dans son
édition de vendredi, le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ)
remarque, qu’après tout, refuser de voir l’agression israélienne serait la
meilleure alternative. Le commentaire du journal se lit comme suit: «[L]’offensive
militaire israélienne, sous laquelle souffre la population au Sud-Liban et à
Beyrouth pourrait fournir l’une des conditions préalables à une solution
commune… Au cas où Israël serait non seulement en mesure de chasser le
Hezbollah hors de la région frontalière mais aussi de l’affaiblir
considérablement sur le plan militaire, alors un objectif serait atteint que ni
l’armée libanaise ni les forces des Nations unies n’auraient pu réaliser.»
Il ne fait pas de doute que le point de vue exprimé par le FAZ
est partagé par de vastes couches de l’establishment politique en Allemagne.
Dans des conditions où il s’est révélé être totalement futile de s’opposer
d’une manière ou d’une autre aux ambitions purement impérialistes d’Israël et
des Etats-Unis, la bourgeoisie allemande a conclu que ses intérêts seront le
mieux servis si elle se rallie de façon inconditionnelle la clique de
Washington.
Malgré le flot d’articles et de commentaires qui, sous une forme
ou une autre, ressassent sans critique la propagande mise en circulation par le
gouvernement allemand et ses porte-parole, il y a des journalistes
consciencieux qui sont disposés à rendre compte de l’horreur véritable qui est
actuellement infligée à la population par les militaires israéliens.
Dans un rapport de Spiegel-online, intitulé «Le
quartier Hezbollah de Beyrouth – un quartier à l’agonie», Ulrike Putz fait
mention de la dévastation occasionnée par les bombardements israéliens.
Autrefois un quartier qui comptait 700.000 personnes, tout ce qui reste de
Haret Hreik, rapporte Putz, c’est «un désert de ruines abandonné».
Son rapport continue: «Il y a des guerres où le même bloc der
maisons détruites par les bombes est montré sous des angles si différents que
le spectateur en conclut que toute une ville a été dévastée. A Beyrouth, ce
n’est pas nécessaire. Tout cameraman cherchant à montrer les conséquences de la
guerre n’a qu’à s’arrêter à Haret Hreik : des zones entières de cette
banlieue de Beyrouth ont cessé d’exister.
«Un voyage dans les banlieues sud de Beyrouth est comme un
cauchemar où tout ne fait qu’empirer. D’abord, c’est l’odeur de brûlé qui vous
rappelle que les ruines le long de la route ne datent pas de la dernière
guerre. Puis, viennent les cratères causés par les bombes dans l’asphalte,
ensuite une station essence incendiée, puis un pont autoroute qui a tout juste
été mitraillé. Mais ce n’est que lorsque l’on gare sa voiture avec le sigle
‘TV’ et que l’on continue à pied que l’on réalise l’apocalypse qui a eu lieu
ces derniers jours à Haret Hreik. A chaque coin de rue c’est davantage de
destruction, davantage de ruines… jusqu’à ce que la masse des blocs de béton
dévastés vous empêche tout simplement d’avancer plus loin dans Haret Hreik.»
Sur plus de deux pages, Putz décrit en détail l’abominable
destruction qui a eu lieu. Vers la fin de son rapport, elle écrit :
«Mais, même si les Israéliens supposaient que ce quartier
était utilisé comme repaire et comme base opérationnelle (pour le Hezbollah) :
tout discours sur les "frappes chirurgicales" uniquement contre des
cibles militaires à Haret Hreik est absurde. Louise Arbour, la haut commissaire
des Nations unies pour les droits de l’homme a évoqué mercredi la possibilité
que des crimes de guerre aient pu avoir été commis durant les combats de la
semaine passée et qu’il faudrait enquêter là-dessus. Les ruines de la zone
résidentielle pourraient au moins servir à justifier l’acte d’accusation :
"meurtre prémédité et blessures de civils"».
Alors que la grande majorité de la presse allemande s’est déjà
adaptée au changement des relations internationales qui cherche à justifier la
nouvelle ligne de «la loi du plus fort» et qui minimise les conséquences de
l’attaque israélienne, des rapports, tels celui d’Ulrike Putz montrent
clairement que le gouvernement et les comités de rédaction qui s’alignent à
présent derrière les Etats-Unis et Israël au Proche Orient sont eux-mêmes
complices de crimes de guerre.
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