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La Chine construit une voie ferrée qui pénètre dans le Tibet
par John Chan
19 juillet 2006
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Le gouvernement chinois a célébré une prouesse d’ingénierie le
1 juillet quand le président Hu Jintao a assisté en sa capacité officielle au
départ du premier train en partance de Pékin vers le «toit du monde», le Tibet.
Préparée depuis plus de 40 ans et pour un coût de 33 milliards
de yuan (4,1 milliards de dollars US), la ligne de chemin de fer Qinghai-Tibet
est la plus haute du monde. Elle culmine à 5.072 mètres au-dessus du niveau de
la mer, soit plus de 200 mètres au-dessus de la ligne de chemin de fer détentrice
du précédent record, un passage ferroviaire péruvien dans les Andes.
Pendant des siècles, le Tibet a été une des régions les plus
isolées du monde, du fait de l’altitude remarquable de son sol qui culmine dans
les montagnes de l’Himalaya. Cela prenait des semaines et des mois pour
pénétrer le sol du Tibet par voie terrestre en provenance de Chine. Avec la
construction de cette nouvelle voie ferrée, Pékin n’est plus qu’à 48 heures.
Partant de la ville chinoise occidentale de Xining, dans la
province du Qinghai, pour aller jusqu’à Lhasa, capitale provinciale du Tibet,
la distance totale de cette nouvelle voie ferrée est de 1 956 kilomètres.
Ce projet qui a nécessité 100 000 travailleurs à partir de 2001 a entraîné
des efforts humains héroïques pour surmonter les forces de la nature.
Quelques 550 kilomètres de rails ont été bâtis sur un sol gelé
et 960 kilomètres ont été posés à plus de 4.000 mètres au-dessus du niveau de
la mer, avec des niveaux d’oxygène dans les zones les plus élevées de tout
juste 50-60 pour cent de celles au niveau de la mer. La température moyenne
annuelle sur le plateau Qinghai-Tibet est au-dessous de zéro.
Les trains utilisant cette ligne sont spécifiquement équipés
de systèmes d’oxygène afin d’éviter les malaises dus à l’altitude. Des ponts
ont été construits pour soutenir les rails au-dessus des zones instables de
pergélisol. Afin de stabiliser les remblais, des tuyaux spéciaux équipés de
système de refroidissement ont été placés sous le sol pour le maintenir froid
et solide. Un système sismologique est en construction pour contrôler d’éventuels
impacts de tremblements de terre.
La gare la plus élevée du monde entier se trouve à présent à
Tanggula Mountain, considéré par les Tibétains de la région comme «insurmontable
même par les aigles». A 5.068 mètres au-dessus du niveau de la mer et 300 mètres
plus haute que la montagne la plus élevée d’Europe, le Mont Blanc, la gare n’est
pas pourvue en personnel du fait du milieu naturel très rude. Elle est dirigée
par satellite et un système de contrôle à distance.
Cherchant à susciter le patriotisme, le président chinois a
déclaré dans une allocution télévisée que cette voie de chemin de fer était «un
magnifique exploit du peuple chinois». En réalité ce qui a rendu possible ce projet
c’est une coordination internationale de technologie et d’ingénierie. Les
locomotives qui ont coûté 2 milliards de dollars chacune sont construites par
la compagnie américaine General Motors pour un usage dans des conditions
difficiles. Les trains sont fabriqués par une coentreprise avec Bombardier du
Canada et spécifiquement conçus pour les milieux froids et de haute altitude.
Le 1er juillet a été la date choisie pour l’ouverture de la
ligne, pour concorder avec le 85ème anniversaire du Parti communiste chinois
(PCC) afin de promouvoir le régime de Pékin. Le gouvernement a promis que la
nouvelle voie ferrée apportera des bénéfices significatifs aux masses
tibétaines, peut-être les plus appauvries de Chine. La voie de chemin de fer
est censée faire sortir de leur isolement des millions de personnes, doubler le
revenu touristique du Tibet d’ici 2010 et faire baisser de 75 pour cent le prix
du transport des marchandises.
La vérité est que le projet qui coûte plus que
le total du Produit Intérieur Brut (PIB) du Tibet (3,12 milliards de dollars en
2003) a pour objectif d’ouvrir davantage encore les vastes régions intérieures
de l’ouest de la Chine au marché mondial capitaliste tout en renforçant le
contrôle de Pékin sur la province himalayenne et en augmentant sa capacité à
déployer rapidement des troupes de par le pays.
Ce dernier objectif vise non seulement les
mouvements séparatistes ou rebelles du Tibet mais aussi l’Inde, rivale de la
Chine dans cette région. Le gouvernement chinois prépare trois extensions de la
ligne du Tibet vers l’est, l’ouest et le sud durant la prochaine décennie. La
ligne de chemin de fer en direction du sud rejoindra Yadong, importante ville
commerciale à la frontière sino-indienne et limitrophe de Bhoutan et du
Bangladesh. Quelques jours après que le premier train soit arrivé au Tibet, les
gouvernements de Pékin et de la Nouvelle-Dehli ont ré-ouvert le col de Nathu La
Himalaya entre les deux pays et qui était fermé depuis leur guerre frontalière
de 1962. Le col n’est qu’à trente kilomètres de Yadong.
Pour les autorités indiennes, le chemin de fer
tibétain est une arme à double tranchant. D’une part, il promet un
développement du flux commercial qui est déjà en plein essor entre les deux
pays ; de l’autre, les deux États sont des rivaux régionaux et le chemin
de fer permettra à la Chine de déployer rapidement des troupes à la frontière.
Lors de la guerre de 1962, le côté chinois
avait en l’espace de deux mois rapidement appelé à un cessez-le-feu, de peur
que ses troupes faiblement armées ne puissent contrer le renfort des tanks
indiens ainsi que d’autres armements lourds. Le nouveau chemin de fer
augmentera la mobilité et la capacité de transport des militaires chinois.
Brahma Chellany du Centre de recherche
politique (Centre for Policy Research) basé à New Delhi a lancé un
avertissement dans le Hindustan Times du 12 juin disant que le chemin de
fer intensifierait la pression exercée par la Chine sur l’Inde en lui conférant
la capacité de «rapidement mobiliser jusqu’à douze divisions» et même
d’acheminer des missiles balistiques de longue portée.
«Ce couloir stratégique fournit de multiples
bénéfices à la Chine : une capacité de force de projection de puissance
accrue ; l’option d’augmenter la pression militaire directe contre
l’Inde ; de meilleurs liens de transport directs avec des États qui font partie
du système de sécurité indien (le Népal et Bhoutan) ; une meilleure possibilité
de s’immiscer dans le nord-est agité de l’Inde ; et la possibilité
d’exporter des marchandises en cassant les prix sur le marché indien par la
vallée de Chumbi et le Népal», écrit Chellany. «La Chine souhaiterait étendre
le chemin de fer tibétain jusqu’à Kathmandou au moment même où elle est en
train d’étendre ses liens routiers avec le Népal.»
Economiquement, le chemin de fer tibétain fait
partie de la stratégie de Pékin «d’aller vers l’ouest» en cherchant à faciliter
les investissements dans des régions telles que Xinjiang ou la Mongolie
intérieure, de relier ces régions par des routes et des lignes de chemin de fer
vers l’Asie centrale et l’Asie du sud, et de transférer leur pétrole et leurs
ressources minérales vers les provinces industriellement développées en Chine
de l’est.
La plus grande partie des bénéfices réalisés
par le chemin de fer ira dans les poches des élites locales liées aux patrons
du parti au pouvoir et non aux gens ordinaires. D’ores et déjà, comme c’est le
cas avec de grands projets de construction dans d’autres régions rurales de
Chine, de nombreux fermiers tibétains ont vu leur maison détruite pour faire
place au chemin de fer, sans avoir reçu beaucoup en compensation.
En intensifiant les forces du marché au Tibet,
le chemin de fer accélérera également la destruction des rapports sociaux
existant au niveau des communautés et creusera davantage le fossé entre riches
et pauvres. Ces changements exacerberont les tensions sociales et ethniques
pour lesquelles le régime chinois n’a apporté aucune solution progressiste
depuis son occupation de la région dans les années 1950.
Sun Yat-sen, dirigeant de la révolution chinoise de 1911,
avait initialement préconisé la construction d’une ligne de chemin de fer au
Tibet, ce qui faisait partie de son programme pour faciliter le développement
capitaliste de la Chine dans son ensemble. Le Tibet d’avant l’époque moderne
était gouverné par une théocratie bouddhiste despotique opérant sous le
patronage de la dynastie manchoue.
Avant 1949, le gouvernement du Kuomintang ne revendiquait la
souveraineté du Tibet que de façon symbolique, le Tibet étant un protectorat
sous l’influence du régime colonial anglais en Inde. Après l’indépendance de
l’Inde en 1948 et la révolution chinoise de 1949, Mao Zedong envoya une «armée
rouge» paysanne au Tibet afin de garantir son allégeance vis-à-vis de Pékin.
Jusqu’à la réforme agraire des années 1950, 700.000 Tibétains,
sur une population totale de 1,2 millions, étaient des serfs liés aux temples
bouddhistes et à leurs prêtres, les lamas. La réforme agraire de Mao exaspéra
le Dalaï-lama ; en 1959 celui-ci organisa une rébellion qui fut vite
écrasée par l’armée chinoise. Le Dalaï-lama s’enfuit en Inde et y établit un
gouvernement en exil. Pendant des décennies la principale fonction du mouvement
du Dalaï-lama était d’être un instrument dans les mains de la politique de
l’Inde et des États-Unis, consistant à fomenter des activités séparatistes au
Tibet afin de faire pression sur Pékin.
La bureaucratie stalinienne chinoise qui a utilisé la région
principalement comme une zone tampon vis-à-vis de l’Inde et pour exploiter ses
ressources naturelles, s’est mise à dos les masses tibétaines. Pékin a accordé
un traitement de faveur aux immigrés chinois Han et imposé d’autres mesures
discriminatoires contre la population originaire du Tibet. N’ayant pas réussi à
faire sortir les masses tibétaines de la pauvreté et à leur accorder les plus
élémentaires des droits démocratiques, Mao a mis en place un régime fantoche
avec comme figure de proue d’un soi-disant gouvernement «autonome», un
Panchen-lama.
Pendant les deux dernières décennies, le programme de «réforme
de marché» adopté par Pékin n’a pas offert à la population tibétaine la
perspective d’un avenir meilleur. En 1988 le président Hu, alors chef du parti
au Tibet, a ordonna personnellement la répression brutale d’un soulèvement à
Lhasa. Il a attiré par là l’attention du dirigeant chinois Deng Xiaoping qui a
désigné Hu comme son successeur. La répression qui a eu lieu à Lhasa s’est
avéré être un prélude au massacre de la Place Tienanmen un an plus tard.
Après des décennies d’exil et au vu de l’absence de
perspective pour l’établissement d’un État tibétain, le Dalaï-lama a, ces
dernières années, adopté une attitude conciliatrice vis-à-vis de Pékin, dans
l’espoir de parvenir à un statut de semi autonomie, semblable à celui accordé
par Pékin à Hong-Kong. A l’opposé de nombreux protestataires tibétains dans le
monde entier qui ont condamné la construction de la voie de chemin de fer, le
Dalaï-lama a dit, non sans hésitation, que celle-ci ne représentait pas en soi
«une cause d’inquiétude» mais que son impact dépendrait de la manière dont elle
serait utilisée.
Malgré le fait qu’elle représente un exploit technique, la
ligne de chemin de fer ne peut pas foncièrement améliorer les conditions de vie
des Tibétains dans le contexte social et économique actuel. Elle constitue bien
plutôt un instrument visant à favoriser les intérêts économiques et
géopolitiques du régime chinois.
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