wsws : Nouvelles et analyses :
Europe
Le sommet du G8: bras de fer géopolitique à Saint-Pétersbourg
Par Peter Schwarz
14 juillet 2006
Utilisez
cette version pour imprimer
Depuis que les chefs de gouvernement des États-Unis, de
l’Allemagne, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie et du Japon se sont rencontrés en 1975 pour «une discussion autour du feu» à Rambouillet, aux
portes de Paris, le sommet annuel, devenu le G8 depuis que le Canada et la Russie ont joint le groupe, a pris de l’ampleur jusqu’à devenir une affaire internationale
importante. Le sommet, planifié et préparé des mois d’avance par une armée de
responsables, est l’occasion d’une série de réunions entre différents
ministres.
Malgré l’énorme dépense de temps et d’efforts, les sommets
n’ont le plus souvent qu’un caractère largement symbolique. Ce n’est que rarement
qu’une décision importante y est prise et le résultat est généralement
déterminé d’avance. Néanmoins, les sommets offrent un aperçu de l’état des
relations internationales.
Il en est ainsi du sommet du G8 qui aura lieu du 15 au 17
juillet dans la ville russe de Saint-Pétersbourg. Le premier sommet du G8 en
territoire russe devait originalement symboliser l’intégration complète de la Russie dans le club des principaux pays capitalistes industrialisés. Au lieu de cela, la
réunion et les luttes acharnées qui l’ont précédée ont démontré les tensions
vives dominant les relations internationales.
En particulier, la relation entre la Russie et les États-Unis a atteint son point le plus bas depuis l’effondrement de l’Union
soviétique. Certains politiciens américains comme les sénateurs John McCain et
Joseph Lieberman sont allés aussi loin que d’appeler à un boycott du sommet de
Saint-Pétersbourg.
Deux questions sont au cœur des disputes.
La première, sous le thème de la «sécurité énergétique
mondiale», est en haut de l’ordre du jour officiel. Le contrôle des réserves et
des voies de transport de l’énergie mondiale est en jeu, une question qui
elle-même constitue un facteur clé dans la balance du pouvoir géopolitique du
vingt-et-unième siècle.
La Russie est l’un des plus grands exportateurs
mondiaux de pétrole et de gaz, et possède d’immenses réserves de gaz qui n’ont
pas encore été explorées. Elle cherche à exploiter ce fait pour renforcer sa
position en tant que puissance mondiale et à former des alliances pour
contrecarrer la poussée des États-Unis pour l’hégémonie mondiale. Le président
russe Vladimir Poutine décrit sa politique comme le développement d’un «ordre
mondial multipolaire», un objectif que Washington cherche à tout prix à
empêcher.
La deuxième question, l’attitude qu’il faut prendre quant à
l’Iran, est intimement liée à la première. Bien qu’elle ne soit pas
officiellement à l’ordre du jour, elle prend une place importante au sommet.
Il y a plusieurs signes de possibilité d’un compromis. Si la Russie est prête à accepter des sanctions contre Téhéran, les États-Unis pourraient adoucir
la ligne dure qu’ils ont prise contre la Russie sur plusieurs questions. Parmi ces dernières, on trouve les efforts de la Russie pour rejoindre l’Organisation mondiale du commerce (l’OMC) et la conclusion d’un pacte nucléaire qui
permettrait à la Russie d’entreposer des déchets radioactifs internationaux,
une affaire très payante.
Plusieurs autres points secondaires de controverse qui ont
fait les manchettes durant la période précédant le sommet, tels que le gouvernement
toujours plus autoritaire de Poutine, le nouvel intérêt de la Russie pour la protection environnementale (le gaz nucléaire et l’énergie nucléaire sont décrits
comme des formes d’énergie moins polluantes) et le récent sommet des chefs
religieux à Moscou qui comprenait une délégation du Vatican, de l’Église
orthodoxe russe et des mullah iraniens, font partie intégrante des jeux de
pouvoir géopolitiques.
Si l’Europe ne manque pas d’ambition, il n’y a pas
l’unanimité nécessaire en son sein pour jouer un rôle indépendant dans cette
épreuve de force. Même si la moitié des chefs d’État participant au sommet sont
européens, l’Europe appuie les États-Unis sur la plupart des questions. À
l’exception de l’Angleterre, l’Europe se méfie des tentatives des Américains de
dominer le Moyen-Orient et l’Asie centrale. Mais elle est encore plus méfiante
envers la Russie qui veut renforcer la position des nations productrices
d’énergie face aux nations consommatrices. L’Europe est encore plus dépendante
que les États-Unis de l’importation d’énergie.
Sécurité
énergétique
La Russie, qui était en déclin
économique et politique depuis la fin de l’ère de Boris Eltsine, a connu un
regain de vigueur économique remarquable au cours des dernières années. Depuis
1999, l’économie a crû au taux annuel de six pour cent, la valeur de la
capitalisation en bourse a augmenté de onze pour cent depuis 2001 (elle vaut
maintenant 621 milliards de dollars) et on s’attend à ce que son produit intérieur
brut atteigne les 900 milliards de dollars cette année.
Ces chiffres sont principalement dus à l’augmentation des
prix du pétrole et du gaz, qui ont explosé depuis 2002. La Russie est le second producteur de pétrole au monde après l’Arabie saoudite et contrôle 65
pour cent des réserves internationales de gaz naturel. La Russie fournit actuellement un neuvième du pétrole mondial et un cinquième de tout le gaz
naturel.
Le gouvernement Poutine considère cette production comme la
base pour restaurer et renforcer la position de la Russie en tant que puissance mondiale. Il a systématiquement assujetti le secteur énergétique
à son contrôle au moyen du monopole gazier Gazprom et a semi-nationalisé les
sociétés de pétrole. Il a utilisé la position de la Russie en tant que producteur d’énergie pour établir de nouveau son influence sur les régions
qui ont acquis leur indépendance après l’effondrement de l’Union soviétique et
pour développer de nouvelles alliances internationales. Washington et l’Europe
s’opposent férocement à ce développement.
C’est ce qui explique les protestations contre
l’arrestation du magnat du pétrole Mikhail Khodorkovsky et le démantèlement de
sa société pétrolifère, Yugos. Les arguments avancés par les deux parties sont
hypocrites. L’Ouest n’est pas préoccupé par la démocratie, mais plutôt par
l’accès aux ressources de la Russie qui étaient vendues à un prix de vente de
feu sous Eltsine. Quant à Poutine, ses gestes ne sont pas dirigés contre les
oligarques prédateurs dont il défend et protège la richesse, mais plutôt contre
la vente de ressources stratégiques à des intérêts étrangers. Khodorkovsky
était près de vendre de grandes parties de son entreprise à des sociétés
pétrolifères américaines lorsque l’État russe est intervenu pour l’en empêcher.
Les tensions se sont aussi intensifiées après les
«révolutions» encouragées par l’Ouest en Géorgie et en Ukraine et après la
pénétration de l’Asie centrale par les États-Unis dans le contexte de la guerre
en Afghanistan. La Russie a depuis été capable de regagner une partie de son
influence dans la région en liant les plus importants producteurs de gaz avec
des contrats à long terme. Le gaz de cette région est exporté au reste du monde
par Gazprom. De plus, Moscou a développé une nouvelle coalition avec le
Kyrgyzstan, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan en alliance avec la Chine sous l’égide de l’Organisation pour la coopération de Shanghai, qui a invité l’Iran et
le Pakistan lors de sa dernière réunion.
L’an dernier, lorsque la Russie a abruptement augmenté le prix de ses exportations de gaz en Ukraine au niveau des cours mondiaux et qu’elle
a brièvement fermé les oléoducs, les sonnettes d’alarme ont retenti dans les
capitales occidentales. La mesure, qui n’a eu qu’un impact limité sur
l’approvisionnement en gaz de l’Europe, a généralement été comprise comme une
confirmation de la détermination de la Russie à utiliser le pétrole et le gaz pour faire pression politiquement. Depuis, une trop grande dépendance sur
l’approvisionnement russe est considérée comme un désavantage géopolitique
important.
Un fait tout aussi alarmant pour l’Ouest a été
l'annonce surprise faite par Poutine durant une visite à Pékin en mars de
cette année concernant la construction d'un gazéoduc reliant les
champs gaziers de la Sibérie occidentale à la Chine. Il avait été jusque-là pris pour acquis que les champs gaziers de la Sibérie occidentale étaient destinés à la consommation russe et européenne, et que de
nouveaux champs seraient ouverts en Sibérie orientale pour alimenter la Chine. Si le gazéoduc de Sibérie occidentale est effectivement mis en place, la Chine fera face à l'Europe en tant que consommatrice rivale, situation qui renforcera
sensiblement le fournisseur, à savoir la Russie.
Les relations entre les États-Unis et l'Europe d'une
part, la Russie d'autre part, se sont considérablement refroidies
depuis l'interruption par Gazprom de ses livraisons de gaz à l'Ukraine. La
campagne de propagande contre le régime de Poutine a gagné en visibilité et
en acrimonie.
Poutine a entrepris sa propre campagne de propagande en
retour. Il a participé à une conférence d'ONG à Moscou, parrainée à
l'échelle nationale, et a même autorisé des critiques à y être soulevées. Il
a ensuite répondu à des questions durant une conférence internationale en ligne
et a organisé un sommet de trois jours de représentants religieux de 49 pays
pour combattre l' «extrémisme».
Il a soumis au sommet du G8 une proposition pour la
«sécurité énergétique mondiale». Selon Poutine, le but de sa proposition est de
«s'assurer que la population et l'économie mondiales aient accès aux
ressources énergétiques à des prix accessibles et avec un impact minimum sur
l'environnement». Il a ajouté que la «mise en place d'un climat favorable aux
investissements et de règles stables de transparence dans le secteur mondial de
l'énergie a un rôle important à jouer dans la sécurité énergétique».
Les pays consommateurs d'énergie voient cependant
l'offre de Poutine comme un cheval de Troie, dont l'objectif à leur
avis est de faire en sorte que la Russie puisse, dans son rôle d'arbitre au sein du marché énergétique mondial, devenir un
acteur décisif dans le jeu des grandes puissances.
Le Conseil sur les relations étrangères, un cercle
semi-officiel américain de réflexion sur les questions de politique étrangère,
a résumé ainsi les intérêts en lisse: «Le but des États-Unis est de
progressivement réduire notre dépendance à l'égard du Moyen-Orient. Pour les
Européens, il s'agit surtout de diversifier et de réduire leur dépendance à
l'égard des exportations énergétiques de la Russie. La Russie a une vision très différente de la sécurité énergétique: La Russie veut s'assurer qu'il y a une demande continuelle pour son pétrole et son gaz. La Russie veut ainsi utiliser sa position sur les marchés énergétiques mondiaux comme une façon
de devenir une puissance importante. Pour ce faire, elle doit être disposée à
utiliser ce levier de manière politique.»
Iran
Washington a systématiquement intensifié sa pression sur
Moscou pour qu'il soutienne ses mesures contre le régime de Téhéran. Dix
jours avant le sommet, le président Bush a invité de manière
démonstrative le chef d'État géorgien pro-américain, Mikhail Saakashvili,
à la Maison-Blanche, laissant clairement entendre que les intérêts de
Moscou dans le Caucase étaient menacés.
Au vu de la débâcle militaire en Irak, Washington travaille
toujours plus ouvertement à intensifier la pression diplomatique, et
possiblement militaire, sur les pays avoisinants, afin d'y provoquer des
changements de régime favorables aux États-Unis. Israël est engagé, avec
le soutien américain, dans une campagne militaire visant à briser
l'Autorité palestinienne dirigée par le Hamas, et menace la Syrie, alors que les États-Unis augmentent la pression sur l'Iran avec le soutien européen.
La Russie a beaucoup en jeu en ce
qui concerne l'Iran. Les deux pays maintiennent d'étroites relations
économiques. Après l'Inde et la Chine, l'Iran est le troisième plus grand
client de l'industrie russe de l'armement, et une grande partie de sa
technologie énergétique et nucléaire est importée de la Russie.
Téhéran est surtout un allié stratégique important de la Russie dans les efforts de celle-ci pour garder les États-Unis et l'OTAN hors de la région
caspienne. Pour sa part, le régime des mollah à Téhéran s'est ouvertement
abstenu d'appuyer les forces islamiques à l'intérieur de la Russie et est resté silencieux sur la politique brutale de Moscou envers la population
musulmane de la Tchétchénie.
L'alliance de Moscou avec Téhéran a ses limites, cependant.
La Russie n'a aucun intérêt à ce que l'Iran devienne une puissance régionale
forte ou possédant l'arme nucléaire. Ceci affecterait inévitablement ses
propres intérêts dans la région. L'Iran est, de toute façon, extrêmement
instable. La perspective tant d'une radicalisation du régime islamique
actuel que d'un renversement du régime par des forces pro-occidentales est
considérée comme une menace pour les intérêts russes.
Depuis que Téhéran a publiquement déclaré en
février 2003 vouloir la maîtrise complète du cycle atomique, et relancé en
janvier de cette année la recherche sur l'enrichissement de l'uranium, les
relations entre les deux pays se sont visiblement refroidies.
La Russie a soumis sa propre
proposition pour résoudre la question nucléaire en litige. Celle-ci permettrait
à Téhéran d'enrichir de l'uranium dans le contexte d'une opération conjointe
irano-russe, à condition qu'elle ait lieu, au moins en partie, sur sol
russe. Si Téhéran rejette cette suggestion, il est possible que la Russie vote en faveur de sanctions de l'ONU contre l'Iran.
Il ne fait aucun doute que Moscou utilisera cette question
au cours du bras de fer géopolitique à Saint-Pétersbourg.
Selon des comptes rendus de presse publiés lundi,
Washington a annoncé être disposé à conclure une entente globale sur la
technologie nucléaire civile si Moscou met fin à son opposition aux sanctions
contre l'Iran. L'entente permettrait à Moscou de déverser de grandes quantités
de déchets nucléaires internationaux en Sibérie, une affaire qui
rapporte jusqu'à $20 milliards par année. Jusqu'ici, en conformité avec les
conventions internationales sur la gestion du combustible usé, les
États-Unis contrôlent environ 95 pour cent du marché potentiel des déchets
radioactifs.
D'autres compromis sont également possibles, par exemple
sur l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce, qui a été
bloquée pendant des années par Washington.
Tout marché conclu à Saint-Pétersbourg ne pourra
modérer que temporairement les conflits géostratégiques et énergétiques
sous-jacents. Il ne pourra résoudre les tensions qui vont en s’accroissant.
Certaines des plus importantes puissances économiques et consommatrices
d'énergie, telles que la Chine, l'Inde, le Brésil, le Mexique et
l'Afrique du sud, ne sont même pas représentées au G8.
En fin de compte, les énormes tensions qui sont devenues
visibles dans la période préparatoire au sommet ont leurs racines dans
l'incompatibilité de l'économie mondiale avec le système d'États
nationaux sur lequel repose le capitalisme. Comme dans les périodes ayant
précédé la première et la deuxième guerre mondiale, ces tensions éclatent de
plus en plus la sous forme de conflits violents qui menacent de plonger la
planète dans une nouvelle guerre mondiale, si la classe ouvrière se montre
incapable de renverser le capitalisme et de réorganiser la société sur une base
socialiste.
|