wsws : Nouvelles et analyses : Europe
Par Peter Schwarz
21 Janvier 2006
Le président français, Jacques Chirac, a menacé de frappes nucléaires de représailles les états qui soutiennent les attaques terroristes sur la France ou ses intérêts stratégiques, ou qui envisagent l'utilisation d'armes de destruction massive. Il annonça jeudi dernier cette nouvelle définition de la stratégie de défense de la France à l'île Longue en Bretagne, qui abrite l'état-major de la Force océanique stratégique.
Dans un discours majeur de politique de défense, Chirac dit: « La dissuasion nucléaire n'est pas destinée à dissuader des terroristes fanatiques. Pour autant, les dirigeants d'Etats qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d'utiliser , d'une manière ou d'une autre, des armes de destruction massives, doivent comprendre qu'ils s'exposeraient à une réponse ferme et adaptée de notre part. Cette réponse peut être conventionnelle. Elle peut aussi être d'une autre nature »
Parmi les intérêts à défendre le président inclut "la garantie de nos approvisionnements stratégiques et la défense de pays alliés." A ce sujet le président est obligé d'apprécier si «l'ampleur et les conséquences potentielles d'une agression, d'une menace ou d'un chantage entrent. Dans le champ de nos intérêts vitaux. »
Chirac avertit expressément "certains états" qui cherchent à s'équiper « de la puissance nucléaire, en contravention avec les traités », avertissement lancé, sans méprise possible, à l'Iran que la France, l'Union européenne et les Etats Unis accusent de se doter d'armes nucléaires.
La France possède quelques 300 têtes nucléaires qui, contrairement aux armes nucléaires britanniques, ne sont pas sous le contrôle de l'OTAN. Depuis la présidence de Charles de Gaulle, la soi-disant force de frappe est considérée comme le symbole de la force et de l'indépendance françaises (contre les Etats-Unis aussi) et est soigneusement protégée comme le projet prestige de tous les présidents français.
Il en était de même du président du Parti socialiste, François Mitterrand, au cours de la présidence duquel les services secrets français coulèrent un bateau de Greenpeace (le Rainbow warrior) qui participait à une manifestation contre les essais nucléaires français dans le sud Pacifique. A peine élu président, Chirac reprenait les essais nucléaires à l'atoll de Mururoa en 1995, jusqu'à ce qu'il soit contraint d'arrêter suite à des protestations substantielles venues du monde entier.
D'après la doctrine française jusqu'ici, la force de frappe était exclusivement vue comme une réponse à une menace sur l'intégrité territoriale, c'est à dire sur la population et la souveraineté de la France. Son but était de dissuader tout ennemi potentiel, qui en cas d'attaque hostile, devrait s'attendre à être complètement détruit.
Mais à présent, Chirac a clairement abaissé le seuil justifiant l'utilisation des armes nucléaires. La mise en danger de l'approvisionnement de matières premières stratégiques vers la France, ou la simple menace d'armes de destruction massive suffisent à présent à justifier leur utilisation.
Chirac continue toujours à maintenir une stratégie basée sur la dissuasion. « Il ne saurait, en aucun cas, être question d'utiliser des moyens nucléaires à des fins militaires lors d'un conflit, »dit-il. Il s'agit de « menace crédible de leur utilisation » et de ce fait « de faire prendre conscience aux dirigeants animés d'intentions hostiles à notre égard du coût démesuré qu'auraient leurs actes pour eux-mêmes et pour leurs Etats. »
En même temps, Chirac expliqua que depuis la fin de la Guerre Froide la France convertissait ses forces nucléaires de telle façon qu'elles pouvaient à présent être utilisées contre des cibles stratégiques choisies en dessous du seuil existant de destruction totale.
"Contre une puissance régionale, notre choix n'est pas entre l'inaction et l'anéantissement. » dit-il. «La flexibilité et la réactivité de nos forces stratégiques nous permettraient d'exercer notre réponse directement sur ses centres de pouvoir, sur sa capacité à agir. Toutes nos forces nucléaires ont été configurées en conséquence. C'est dans ce but que le nombre de têtes nucléaires a été réduit sur certains des missiles de nos sous-marins.»
Il est évident que la possibilité d'entreprendre des attaques délibérées contre des cibles choisies soulève l'éventualité de l'utilisation, de fait, des armes nucléaires. Depuis quelque temps, les Etats-Unis travaillent au développement d'armes nucléaires tactiques, qui peuvent aussi être utilisées dans le contexte de guerres conventionnelles, afin d'éliminer des cibles stratégiques ou des régions rebelles.
Les menaces de Chirac doivent de ce fait être prises au sérieux. La classe dirigeante de France qui a un long passé de crimes impérialistes et de guerres coloniales sanglantes ne reculerait pas devant la dévastation nucléaire de vastes zones si elle voyait ses « intérêts vitaux » mis en danger.
Chirac fit des allusions concrètes à ces intérêts dans son discours. Il décrivit « le partage des matières premières, la distribution des ressources naturelles, l'évolution des équilibres démographiques » comme « de nouvelles sources de déséquilibre ». En d'autres termes, Chirac est prêt à utiliser les armes nucléaires pour restaurer « l'équilibre » et pour assurer l'approvisionnement de matières premières et de ressources naturelles à la France.
L'objet direct des menaces de Chirac est l'Iran, qui représente une importance stratégique considérable pour la France et d'autres puissances européennes. C'est un des plus grands producteurs de pétrole et de gaz et représente un important marché d'exportation pour l'économie européenne. De plus l'Iran est situé à un endroit stratégique entre le Golfe Persique et la mer Caspienne, l'Asie centrale et le sous continent indien.
Chirac annonça sa nouvelle doctrine de défense juste après la rupture des négociations sur le programme nucléaire iranien. Après que la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France aient échoué dans leur tentative de forcer Téhéran à abandonner volontairement son programme nucléaire, ils cherchent à présent à envoyer l'Iran devant le Conseil de sécurité des Nations Unies. Ceci pourrait amorcer une spirale de conflit commençant par des sanctions et autres mesures coercitives et conduire finalement à une confrontation militaire.
Après les menaces répétées plus ou moins déclarées des Etats Unis et d'Israël de lancer des attaques militaires contre les installations nucléaires iraniennes, la France essaie à présent de reprendre l'initiative en lançant sa propre menace indépendante d'attaques nucléaires.
A cet égard, il est clair que Chirac n'est pas prêt de s'avouer vaincu par le président des Etats-Unis, George Bush, quand il s'agit de la défense des propres intérêts impérialistes de son pays. Le gouvernement français, aux côtés de l'Allemagne, ne s'opposa pas à la guerre de Bush contre l'Irak par respect de la loi internationale ou par quelque aversion pour l'agression brutale des Etats-Unis, mais bien plutôt parce qu'elle voyait que ses propres intérêts impérialistes étaient menacés.
On a vu ces dernières semaines une série de reportages sur la coopération étroite entre les services secrets allemands, français et américains. Bien que les gouvernements français et allemand aient publiquement dénoncé la guerre en Irak et critiqué les violations des droits de l'homme par l'Amérique, en coulisses ils ont coopéré étroitement avec les Etats-Unis, en fournissant aide militaire et logistique ainsi qu'en soutenant les arrestations illégales, l'enlèvement et la torture de présumés terroristes.
Les Etats Unis et la France coopèrent aussi étroitement contre la Syrie, autre cible des menaces de Chirac. Ensemble tous deux ont forcé le retrait syrien du Liban.
En brandissant son épée nucléaire Chirac réagit aussi aux pressions puissantes qui se font sentir dans le pays. Les sondages d'opinion sur la côte de popularité du président de soixante treize ans ont chuté. Toute tentative de sa part de briguer un troisième mandat présidentiel en 2007, ce qui est constitutionnellement possible, est exclue.En invoquant la force de frappe, symbole traditionnel de la puissance française, Chirac cherche à détourner l'attention des tensions sociales grandissantes et à faire appel à la fierté nationale française.
En même temps il essaie de consolider la position de son allié proche et premier ministre, Dominique de Villepin, contre le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy. Ces deux hommes sont en lice pour le poste de président de la République. Sarkozy qui est en faveur de relations plus étroites avec les Etats-Unis, a exprimé des critiques au sujet de la force de frappe qui engloutit un dixième du budget de la défense, soit approximativement 3 milliards d'euros par an.
Cependant l'initiative de Chirac obtient le soutien d'une section significative de l'élite française. Les critiques viennent principalement des rangs des Verts et du Parti communiste qui accusent Chirac de saboter les démarches pour le désarmement nucléaire.
D'un autre côté il a reçu le soutien inconditionnel d'un membre proéminent du Parti socialiste. Laurent Fabius, qui avait mené campagne contre la Constitution européenne l'an dernier et postule à la candidature socialiste pour la présidentielle, exprima son accord avec la doctrine de Chirac.
" Il n'y a "rien" sur quoi je sois "en profond désaccord" dans la doctrine nucléaire de la France définie par le président Jacques Chirac ", dit Fabius. Chirac a raison quand il insiste sur le fait que le terrorisme représente un grand danger, dit il : « La force de la dissuasion nucléaire c'est la détermination du chef de l'Etat.»