WSWS : Nouvelles et analyses : États-Unis
La rédaction du New York Times a décidé d’escamoter le traitement horrifiant subi aux mains du gouvernement des Etats-Unis par Jose Padilla, le citoyen américain que G.W. Bush avait déclaré être un « combattant ennemi » en juin 2002 et qui fut incarcéré pendant trois ans et huit mois dans une prison militaire.
Les avocats de Padilla ont, le 4 octobre, déposé un mémoire demandant au juge d’un des tribunaux de Miami d’annuler les charges portées contre leur client pour « conduite gouvernementale indigne ». Ce document de vingt pages explique les divers moyens par lesquels Padilla fut psychologiquement et physiquement torturé par les autorités américaines. Les avocats qualifient l’éventualité qu’il soit jugé d’« abomination », décrivent son traitement comme une « tache sur le caractère de cette nation », une chose « honteuse par l’absence de respect pour l’Etat de droit » et expliquent que cela ne devrait « jamais se reproduire ».
Les médias américains n’informèrent pas de façon sérieuse sur ce mémoire demandant l’annulation de toutes les accusations ni sur l’allégation de torture et cela constitua encore moins un des thèmes de la campagne électorale. Des articles relativement brefs, s’appuyant sur des dépêches d’agence parurent bien dans les médias, y compris dans le Washington Post, dans la semaine où le mémoire fut déposé. Le South Florida Sun-Sentinel publia, lui un article un peu plus long. L’agence de presse Bloomberg publia un article le 19 octobre. Le New York Times ne publia rien du tout en octobre.
Une nouvelle série d’articles sur les allégations de torture furent publiées par Associated Press, United Press International et Reuters à la fin d’octobre. Le 2 novembre, quatre semaines après la première publication de la nouvelle, le New York Times publiait un article d'Associated Press qui parut aussi dans des dizaines d’autres journaux. Le Times plaça discrètement la chose en page 19. L’article de 334 mots rapportait quelques-unes des accusations des avocats dans la rubrique « avis d’appel déposés le mois dernier ».
Rappelons à nos lecteurs les faits les plus importants de cette affaire. Un citoyen américain, Jose Padilla était arrêté à l’aéroport O’Hare de Chicago le 8 mai 2002 lorsqu’il descendait d’un avion en provenance de Zurich, en Suisse. On le déclara témoin essentiel en rapport avec les attaques terroristes du 11 septembre 2001 et il fut transporté à New York où on lui attribua un avocat d’office.
Un mois plus tard, se basant sur l’allégation sensationnelle que Padilla était un « agent d’Al-Qaïda » qui avait l’intention de faire sauter une bombe « sale » sur le territoire américain, Bush le déclarait « combattant ennemi » et il fut transféré dans une prison de la Marine à Charleston, en Caroline du Sud. On refusa au « combattant ennemi » Padilla tout droit à une représentation légale et pratiquement tout contact avec le monde extérieur. L’administration Bush affirma qu’elle pouvait le détenir indéfiniment sans qu’aucune accusation ne soit portée contre lui et sans qu’il soit traduit devant un tribunal. Plusieurs tribunaux fédéraux rejetèrent en partie ou entièrement cette prétention de la Maison-Blanche à exercer des pouvoirs dignes d’un Etat policier.
Padilla resta dans cette prison de la Marine jusqu’en janvier 2006. Il fut ensuite transporté par avion à Miami pour y être jugé sur la base de vagues chefs d’inculpations (formulés en novembre 2005). Ces charges avaient à voir avec une affaire existante (étant sans aucun rapport avec la prétendue « bombe sale », les prétendus liens de Padilla avec Al Qaeda ou tout autre activité aux Etats-Unis) d’appartenance à une « cellule de soutien nord-américaine » qui « envoyait de l’argent, des ressources physiques et des Moudjahidin vers des conflits outre-mer dans le but de mener une guerre sainte armée ».
La condamnation de Padilla en novembre 2005, qualifiée plus tard de « faible pour ce qui était des faits » par la juge de district Marcia Cooke, était un effort évident de contrer une éventuelle action de la part de la Cour suprême des Etats-Unis qui devait considérer la question de sa détention une semaine plus tard.
Les détails de la vendetta du gouvernement américain contre Padilla, un musulman converti de 36 ans, sont tout à fait horrifiants. Pendant près de deux ans, Padilla fut maintenu dans un isolement total, son seul contact avec une autre personne étant lorsque son gardien passait ou retirait ses plateaux-repas et lorsqu’il était interrogé. Sa cellule de trois mètres sur deux n’avait aucune vue sur l’extérieur.
Il fut continuellement et « vicieusement privé de sommeil » selon le mémoire soumis par ses avocats. Pendant une considérable partie de sa captivité, on l’a privé de matelas et forcé à dormir sur une froide banquette d’acier. Ses geôliers faisaient beaucoup de bruit durant toute la nuit afin de le priver régulièrement de sommeil.
On s’efforça de manipuler Padilla de diverses manières et de « briser sa volonté », y compris en le privant de choses à lire et lui donnant des choses qui auraient rendu sa situation un peu moins pénible, comme un oreiller ou un drap, et en les lui retirant arbitrairement. La désorientation qu’il éprouva dû au fait de ne pas voir la lumière naturelle des mois durant, fut aggravée en allumant de fortes lumières dans sa cellule ou en le plongeant dans l’obscurité totale pendant des périodes de 24 heures ou plus.
La lettre de ses avocats déclarait que « la déshumanisation de M. Padilla aux mains de ses geôliers prit des formes plus sinistres encore. On imposa à M. Padilla des positions douloureuses pendant des périodes de plusieurs heures. On lui mettait des menottes aux pieds et aux mains ainsi qu’une chaine à la taille pendant des heures dans sa cellule. On envoyait dans sa cellule des gaz irritants pour les yeux et le nez. On manipulait la température de sa cellule, rendant celle-ci extrêmement froide pour de longues périodes. On refusa même à M. Padilla les dignités humaines les plus infimes et les plus personnelles en le privant de douche pendant des semaines, tout en lui faisant, au moindre caprice de ses geôliers subir des toilettages forcés. »
Ses interrogateurs pratiquèrent la torture mentale, le trompant sur son lieu de détention, le menaçant de transfert à Guantanamo où son traitement serait pire encore, en le menaçant de coupures au couteau et d’exécution sommaire. « On le força à subir des interrogatoires extrêmement longs sans sommeil suffisant et pendant lesquels on le confrontait à de fausses informations, de faux scénarios et de faux documents afin de le désorienter encore plus. Souvent les interrogateurs se mettaient à plusieurs et lui criaient dessus, le secouaient ou l’attaquaient de diverses manières. De plus, on administra contre la volonté de M. Padilla des drogues qu’il pense être une sorte de LSD (acide lysergique diéthylamide) ou de PCP (phencyclidine) afin qu’ils agissent comme sérum de vérité pendant les interrogatoires. »
Les avocats résument ainsi leur mémoire : « Pendant la plus grande partie des mille trois cent sept jours [de sa détention], M. Padilla fut torturé par le gouvernement des Etats-Unis sans raison et sans justification. Le traitement subi par M. Padilla aux mains du gouvernement des Etats-Unis est choquant pour les consciences les plus endurcies et une conduite aussi indigne de la part du gouvernement prive celui-ci, selon la clause de “traitement équitable” du cinquième amendement, de la possibilité de juger M. Padilla dans cette présente affaire ».
Le fait que le gouvernement américain se voit accusé (les faits étant décrits de façon convaincante) de la torture systématique d’un de ses propres citoyens ne constitue-t-il pas une nouvelle de première importance ? Que signifie le fait que le New York Times, la voix du libéralisme américain, ait laissé passer tout un mois avant de se résoudre à discuter ces allégations et que, lorsqu’il fut, manifestement poussé par les circonstances, forcé d’écrire quelque chose sur la question, il ait publié une petite dépêche dans une de ses dernières pages ?
Il est intéressant de voir que le Times est prêt à mentionner la torture de gens « suspectés de terrorisme » lorsque la torture est le fait de gouvernements étrangers. Dix jours après que les avocats de Padilla eurent déposé leur mémoire, ce quotidien publiait un éditorial anodin contre le vote du Military Commissions Act (« Coupable avant d’être déclaré coupable », du 15 octobre 2006.). Dans son commentaire, la rédaction mentionne les cas d’individus torturés par les gouvernements syriens, afghans et marocains au bénéfice des Etats-Unis. Ils mentionnent un des coaccusés de Padilla qui fut torturé « jusqu'à ce qu’il avoue avoir conspiré avec Padilla dans le but de faire exploser une “bombe sale”. M. Padilla n’a jamais été accusé de ce crime ». Le Times déplore certains cas de torture par des étrangers, mais préfère rester silencieux sur le traitement subi par Padilla aux mains des autorités américaines.
L’attitude du Times dans l’affaire Padilla n’est pas un épisode isolé. Elle va de pair avec son refus d’écrire sérieusement sur l’étude produite par l’université John Hopkins, parue le 11 octobre dans le journal médical de renom Lancet et estimant à 655.000 le nombre de morts causées par l’invasion et l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis. Ce chiffre est bien plus élevé que le nombre des victimes de la région du Darfour au Soudan, que le gouvernement américain, et le Times, qualifient régulièrement de génocide. Aux Etats-Unis, un tel nombre de victimes représenterait, proportionnellement, la mort de 7 millions et demi de personnes.
Le Times publia un seul article et ce, dans ses pages intérieures sur cette étude qui fut conduite selon des méthodes statistiques extrêmement rigoureuses. Il ne publia rien dans sa rubrique actualité et n’en fit pas état dans les pages consacrées aux commentaires. La rédaction suivit ce qu’en a dit George W. Bush qui l’a rejetée, la qualifiant, sans aucune preuve, de peu crédible.
Des reporters du World Socialist Web Site demandèrent raison à Bill Keller, rédacteur au Times, du quasi-silence de son journal sur l’étude de l’université John Hopkins, lors d’une conférence qu’il donnait le 16 octobre à l’université du Michigan. Keller tourna autour du pot, se défendit contre l’usage du mot « réprimé » (le Times avait publié un seul article) et tenta de faire passer la chose à la trappe.
Mais dans son discours, Keller avança un argument qui aide à expliquer la position prise par le Times tant sur le nombre des victimes en Irak que sur la torture de Padilla. Ce discours revenait à un appel lancé à l’administration Bush pour qu’elle arrête ses attaques politiques contre le Times et pour qu’elle reconnaisse le rôle vital joué par la « presse de l’establishment » dans la réglementation de l’information mise à la disposition du public et plus spécifiquement dans la suppression d’informations qui pourraient discréditer la discréditer. Le gouvernement s’en était pris au Times parce que celui-ci avait publié certains reportages basés sur des informations qui lui furent passées et qui étaient classées secrètes.
Mettant sa théorie en pratique, le Times fait la démonstration de son « attitude responsable » dans l’affaire Padilla, aidant à camoufler la réalité de la « guerre globale contre la terreur ».
On pourrait noter à ce sujet un commentaire du 22 octobre écrit par le médiateur du Times, Byron Calame. Calame y fait un « mea culpa » et annonce qu’à présent il pense que le Times s’est trompé en publiant le 23 juin une description du programme secret de surveillance d’informations bancaires de l’administration Bush. Dans le cadre de ce programme le gouvernement américain avait eu accès en secret à un réseau mondial de transactions financières et créé une grande banque de données comprenant les relevés de comptes bancaires de dizaines de milliers d’individus aux Etats-Unis et dans le monde. Les révélations du Times déclenchèrent une avalanche d’attaques de type maccarthyste de la part de Bush, du vice-président Dick Cheney, du ministre des Finances de l’époque, John Snow et d’autres responsables gouvernementaux ainsi que des menaces de la part des républicains au Congrès de traduire ce journal devant les tribunaux pour trahison.
Calame base son raisonnement sur deux facteurs, « la légalité apparente du programme aux Etats-Unis et l’absence de toute preuve que les données de qui que ce soit aient effectivement été utilisées à mauvais escient ». Ceci est absurde. A part la question controversée de la légalité technique du programme, son existence en soi est une énorme violation de garanties constitutionnelles des droits privés et de la protection contre la fouille et l’appropriation arbitraire. De plus, puisque le programme est secret et n’est pas supervisé par le Congrès, l’assertion de Calame que l’information n’a pas été utilisée à mauvais escient n’est qu’une vile capitulation devant l’administration Bush et une acceptation servile de ses affirmations non vérifiées.
Le médiateur du Times réaffirme sa « foi éternelle dans la liberté de la presse ». Comme c’est touchant ! Cette formule n’a toutefois aucun sens si le Times et d’autres organes de presse agissent de la manière préconisée par Calame.
Les révélations sur l’ingérence gouvernementale dans les relevés de comptes bancaires avaient suivi de près d’autres révélations sur les vastes activités d’espionnage menées par la NSA (National Security Agency) et incluant l’espionnage téléphonique et celui des courriels et des fax sans mandat judiciaire et la compilation d’une banque de données, à nouveau sans mandat et touchant des millions d’appels téléphoniques faits à l’intérieur des Etats-Unis. Quelle raison y-a-t-il de faire bénéficier ceux qui posent les fondations d’un Etat policier du bénéfice du doute ?
Du point de vue des droits démocratiques il n’a aucune raison d’être prostré de la sorte. On doit plutôt chercher la réponse à cette question dans la politique du Times et des couches sociales dont il est le porte-parole.
Le New York Times est la voix de l’establishment libéral américain et de grandes parties du Parti démocrate. Ces individus riches soutiennent dans leur ensemble les guerres en Irak et en Afghanistan, la violence massive qui règne dans ces pays et l’attaque des droits démocratiques et des conditions sociales de la classe ouvrière aux Etats-Unis. Si les démocrates étaient élus, ils ne feraient rien, et ils auraient en cela le soutien du Times, pour mettre un terme au massacre organisé par les Américains en Irak et en Afghanistan ni pour renverser les mesures antidémocratiques introduites par la bande à Bush. Il n’y aura pas de répudiation du Patriot Act ou du Military Commissions Act, pas d’enquête sur le 11 septembre 2001 ou l’invasion de l’Irak et pas d’« impeachment » contre Bush.
Par la façon dont il traite l’étude de l’université John Hopkins, par les commentaires de Keller et Calame et à présent par la façon dont il traite l’affaire Padilla, le Times envoie un message spécifique et explicite à l’administration Bush et à ses sbires : il a compris le message et il saura dorénavant comment se tenir.
Nous savons à présent que dans la période précédant l’élection de 2004, Keller et le Times ont décidé de ne pas publier un exposé du programme d’espionnage de la NSA, c'est-à-dire de cacher aux yeux du public américain le fait qu’un des candidats à l’élection avait violé le droit, la constitution américaine et les droits privés des citoyens.
Deux ans plus tard, face au nombre massif de morts entraînés par l’occupation coloniale de l’Irak et la torture systématique et prolongée de détenus, le Times cherche une fois encore délibérément à éviter une déconfiture politique à l’administration Bush. Cela nous dit bien des choses sur ce que sera un Congrès ou une Maison-Blanche éventuellement contrôlés par les démocrates.
(Article original anglais paru le 3 novembre 2006)
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