Le chef de la GRC (Gendarmerie royale du Canada) Giuliano
Zaccardelli a remis sa démission le 6 décembre, soit un jour après avoir renié devant
un comité parlementaire un élément de son témoignage livré deux mois plus tôt
devant la même instance – à savoir qu’il avait vite appris que son service avait
trempé dans la déportation illégale de Maher Arar et qu’il en avait avisé les responsables
politiques.
Arar est un citoyen canadien d’origine syrienne qui a été
détenu le 26 septembre 2002 par les services d’immigration américains alors
qu’il transitait par l’aéroport international JFK de New York. Injustement taxé
de « terrorisme », il a été déporté douze jours plus tard vers la
Syrie où il fut emprisonné et torturé avant d’être libéré un an plus tard sans
qu’aucune accusation ne soit portée contre lui.
Le 28 septembre devant le Comité permanent de la sécurité
publique et nationale de la chambre des Communes, Zaccardelli avait affirmé avoir
consulté le dossier d’Arar peu après sa déportation en Syrie; en être venu à la
conclusion que la GRC avait transmis de fausses informations aux services de
sécurité américains faisant passer Arar pour un « extrémiste islamique »
lié à al-Qaïda; et avoir tout fait pour rétablir la vérité auprès des autorités
américaines et canadiennes.
Ce témoignage soulevait de nombreuses questions. Si le chef
de la GRC a appris l’innocence d’Arar dès octobre 2002, pourquoi ne
retrouve-t-on aucune trace de ses supposés efforts pour le faire libérer ?
Et s’il a « avisé des responsables canadiens » que des informations
erronées ont été transmises aux autorités américaines, pourquoi le Canada
a-t-il longtemps nié avoir fourni la moindre information à Washington ?
Zaccardelli a donné son premier témoignage quelques jours
après que la Commission d’enquête sur l’affaire Arar ait déposé un rapport qui
révélait une série de faits impliquant le Canada au plus haut niveau dans cette
affaire, notamment :
-que la décision américaine de déporter Arar en
Syrie était fort probablement basée sur de fausses informations fournies par la
GRC faisant passer Arar pour un extrémiste islamique lié à al-Qaïda;
-que la GRC et le SCRS (Service canadien de
renseignement de sécurité) ont tout fait pour empêcher sa libération, bénéficiant
en cela de l’appui actif des services consulaires canadiens en Syrie ;
-que les autorités canadiennes ont fermé les yeux
sur la torture infligée à un citoyen canadien par un régime notoire pour son recours
à de telles méthodes et ont ensuite cherché à nier le fait même qu’Arar ait été
torturé ;
-que des fuites ont été organisées, pendant et
après la détention d’Arar en Syrie, pour ternir son image et faire croire qu’il
entretenait des liens avec des groupes terroristes et qu’il avait menti à son
retour en disant avoir été torturé.
Le juge Dennis O’Connor, qui a présidé la Commission et en
a rédigé le rapport, présente l’affaire Arar comme une suite d’erreurs malencontreuses
causées par une formation inadéquate des enquêteurs de la GRC et par un manque de
communication entre les différents services gouvernementaux. Il rejette
explicitement toute mauvaise foi de la part des autorités policières et gouvernementales.
Il omet de mentionner que le calvaire subi par Arar a été précédé de l’adoption
par le gouvernement libéral fédéral d’une série de lois mettant en péril les
libertés civiles. Et il ne tire aucune conclusion du fait que trois autres
citoyens canadiens, également surveillés par la GRC et originaires du
Moyen-Orient, Muayyed Nureddin, Ahmad El Maati et Abdullah Almalki, ont été détenus
et vraisemblablement torturés durant la même période par le régime syrien.
C’est sur cette interprétation des faits relevant du
camouflage politique que Zaccardelli a cherché à se baser dans son premier
témoignage. Le chef de la GRC en a quand même dit assez pour mettre en doute la
position de hauts responsables politiques et autres dirigeants de l’appareil de
sécurité – à savoir que les informations fausses et incendiaires sur Arar fournies
aux autorités américaines étaient le fait d’agents subalternes de la GRC,
inexpérimentés et mal formés, dont ils ignoraient entièrement les agissements.
L’aveu de Zaccardelli a provoqué un véritable branle-bas de
combat. Appelés à comparaître après Zaccardelli devant le même comité
parlementaire, les anciens solliciteurs généraux sous le gouvernement libéral, Wayne
Easter et Anne McLellan, ainsi que l’ancien et le directeur actuel du SCRS, Jim
Judd et Ward Elcock, ont tous nié avoir eu vent du fait que les services de
sécurité canadiens avaient faussement dépeint Arar auprès de Washington comme
étant un terroriste islamique.
Ces responsables qui plaident l’ignorance passent sous
silence un fait essentiel : de longs mois se sont écoulés avant que le
gouvernement libéral ne lève le petit doigt pour obtenir la libération d’Arar. C’est
seulement après que sa femme ait lancé une campagne publique de défense
qu’Ottawa a daigné se pencher sérieusement sur son cas. Et c’est seulement
après le dépôt du rapport O’Connor que des protestations officielles ont été
logées par le Canada auprès du gouvernement américain, même si la décision de
déporter un citoyen canadien vers un pays tiers ait constitué une violation
flagrante de la loi internationale. Dans la mesure où des détails importants du
dossier Arar ont été effectivement cachés à des responsables politiques, c’est
parce que ces derniers ont volontairement omis de poser des questions
élémentaires afin de ne pas être tenus politiquement responsables.
Easter et McLellan, de qui relevaient les services
canadiens de sécurité pendant et tout de suite après la détention d’Arar en
Syrie, ont soutenu que les activités terroristes présumées d’Arar n’ont jamais
été invoquées « explicitement » dans les communications gouvernementales
et qu’il n’a jamais été qualifié autrement que de « personne
d’intérêt ». Dans le jargon policier, une « personne d’intérêt »
n’est pas un suspect, mais une personne jouant un rôle secondaire dans une
enquête et pouvant fournir à l’occasion certaines informations utiles. Il est
surprenant que ni l’un ou l’autre solliciteur général du Canada n’ait cherché à
savoir la nature exacte des informations fournies par les services de sécurité concernant
une « personne d’intérêt », de citoyenneté canadienne, qui s’est
retrouvée en prison dans un autre pays. C’est d’autant plus surprenant que de
hauts responsables américains d’alors, y compris l’ambassadeur au Canada Paul
Cellucci et le Secrétaire d’État Colin Powell, ont publiquement déclaré que les
informations fournies par le Canada avaient contribué à leur décision de
déporter Arar vers la Syrie.
Il est particulièrement malhonnête pour Easter de prétendre
qu’il ignorait tout des accusations sur Arar qui circulaient dans le milieu
canadien de la sécurité. Comme le révèle le rapport O’Connor, c’est Easter qui
a refusé en 2003, alors qu’il était encore solliciteur général, de signer une
lettre préparée par le ministère canadien des Affaires extérieures à l’adresse
du gouvernement syrien pour demander la libération d’Arar. Les services de
sécurité canadiens s’objectaient à un passage disant qu’ils n’avaient
« aucune preuve » liant Arar à une activité terroriste ou criminelle.
Défendant devant le comité parlementaire sa décision de soutenir la GRC et le
SCRS, Easter a déclaré que « “personne d'intérêt” peut vouloir dire tout
ce qu'on veut,… il peut s'agir d'une personne totalement innocente ou d'un
terroriste ». Autrement dit, le solliciteur général du Canada savait, tout
le temps que son gouvernement traînait de la patte et laissait Arar pourrir
dans une geôle syrienne, que les services de sécurité canadiens soupçonnaient ou
laissaient planer le soupçon qu’Arar était impliqué dans des activités terroristes.
Quant au directeur du SCRS à l’époque, Jim Judd, il insiste
aujourd’hui encore qu’on donne trop d’importance à la question de la torture.
Comme il l’a soutenu dans sa comparution devant le Comité permanent de la
sécurité publique et nationale : « ce n'est pas parce qu'un pays
s'est rendu coupable de violation des droits de la personne que toutes les
informations qu'il nous transmet ont été obtenues par la torture ». La
réputation du régime syrien en matière de torture n’a certainement pas pesé
lourd dans les relations de travail cordiales qu’a entretenues le SCRS avec ce
dernier. Selon le rapport O’Connor, des agents du SCRS ont été dépêchés en
Syrie en novembre 2002, peu après la détention d’Arar, pour une ronde de discussions
avec le renseignement syrien. Le SCRS a également fait parvenir des questions
aux autorités syriennes destinées à un autre citoyen canadien, intercepté et
emprisonné en Syrie alors qu’il faisait l’objet d’une enquête au Canada, à
savoir Almalki. L’une de ces questions portait sur Arar, qui est devenu
« personne d’intérêt » dans le cadre de l’enquête sur Almalki après
avoir été vu en sa compagnie sous la pluie pendant quelques minutes.
Zaccardelli a donné son témoignage du 28 septembre quelques
jours après le dépôt d’un rapport où les Canadiens apprenaient pour la première
fois des faits contredisant la thèse officielle voulant que les autorités
canadiennes n’aient nullement trempé dans l’affaire Arar. Le chef de la GRC a cherché
alors à mettre la conduite odieuse de son service sur le compte de simples « erreurs »,
ce qui enlevait toute crédibilité à son témoignage. Quant à sa tentative de se
racheter en disant avoir cherché par la suite à rectifier ces
« erreurs », elle était tout simplement incroyable : non
seulement les services de sécurité se sont opposés à toute démarche visant à
faire libérer un citoyen canadien injustement détenu à l’étranger, ils ont en
outre été vraisemblablement à l’origine des fuites visant à ternir l’image d’Arar.
Aucun des agents impliqués dans cette affaire n’a été sanctionné et la GRC a
tenu la presse responsable du fait que sa supposée enquête sur les fuites est
restée lettre morte. Autrement dit, la première comparution de Zaccardelli
n’était rien d’autre qu’un exercice de dissimulation de la vérité.
C’est le même but qu’il poursuivait plus tôt ce mois-ci
lorsqu’il a renié un aspect particulier de son premier témoignage – l’aveu que
lui, et de hauts responsables politiques, étaient au courant dès le début des fausses
informations sur Arar transmises par la GRC aux autorités américaines. Cet aveu
avait attiré la colère, non seulement d’autres hauts dirigeants des services de
sécurité, mais aussi d’ex-membres du gouvernement libéral, qui ont affirmé
comme un seul homme n’en avoir jamais rien su jusqu’au dépôt du rapport
O’Connor. Sous le prétexte grossier d’un « transfert » en 2002 de
connaissances qu’il n’aurait acquises qu’en 2006 à la lecture du rapport
O’Connor, Zaccardelli est rentré dans le rang. Effectuant un revirement à 180
degrés par rapport à sa déposition initiale, Zaccardelli a soutenu dans son
second témoignage que ni lui, ni aucun autre dirigeant des agences canadiennes
de sécurité, ne savait quoi que ce soit.
Malgré les efforts de l’actuel gouvernement conservateur de
Stephen Harper pour protéger Zaccardelli, même après son premier témoignage
mensonger, des voix se sont élevées au sein de l’élite dirigeante pour demander,
et finalement obtenir, sa tête. La raison invoquée, cependant, n’était pas ses
mensonges flagrants – tant en septembre qu’en décembre –, mais son manque de
compétence … dans l’art de mentir. Comme l’a résumé le Globe & Mail,
influent quotidien du monde canadien des affaires, dans un éditorial exigeant
la démission de Zaccardelli: « La force [de police fédérale] a un
dirigeant qui ne peut pas s’en tenir à une seule version des faits dans son
plus important dossier ».
L’affaire Arar est incontestablement à l’origine d’intenses
luttes internes dans l’appareil canadien de sécurité, l’État et l’establishment
politique, chacun des protagonistes cherchant à se décharger sur l’autre de la
responsabilité dans cette affaire. Mais si Zaccardelli a pu faire une sortie « honorable »
sans que son intégrité ne soit mise en doute, c’est que la préoccupation
essentielle de l’élite politique et médiatique est de balayer au plus vite
cette affaire sous le tapis. Zaccardelli parti, l’on continue de dissimuler à
la population canadienne la complicité au plus haut niveau de son propre appareil
policier et gouvernemental dans la déportation et la torture d’un citoyen
canadien.