Les conclusions du Groupe d’étude sur l’Irak
(GEI) dirigé par le puissant républicain James Baker ont été rejetées du revers
de la main par les partis nationalistes kurdes et le Conseil suprême pour la
révolution islamique en Irak (SCIRI), une organisation fondamentaliste chiite.
Les critiques les plus acérées ont été celles du président irakien et du
dirigeant kurde en vue, Jalal Talabani, qui ont dénoncé le rapport du GEI pour être
« injuste et inique », « dangereux », « une insulte au
peuple irakien » et « mort noyé ».
Les groupes kurdes ont été parmi les plus
ardents supporteurs de l’invasion américaine, la considérant comme un moyen de
transformer les provinces du nord de l’Irak à prédominance kurde en un Etat
indépendant dans les faits. En vertu de la nouvelle constitution irakienne
imposée sous occupation américaine, le nord du pays est placé sous la juridiction
du gouvernement régional kurde (GRD).
La constitution donne au GRD les pleins
pouvoirs sur toute nouvelle production de pétrole dans la région. Egalement,
elle stipule qu’un référendum aura lieu avant décembre 2007 pour déterminer si
les habitants de l’important centre pétrolier Kirkouk veulent se joindre au
GRD.
L’incorporation de Kirkouk donnerait au GRD
l’autorité sur 40 pour cent des réserves en pétrole de l’Irak. En préparation
pour le référendum, il y a eu une série d’accusations que les miliciens kurdes
font des menaces et utilisent la violence pour faire pression sur les Arabes et
les Turcs pour qu’ils quittent la région de Kirkouk, qui deviendrait ainsi très
majoritairement kurde.
Comme celui des Kurdes, l’establishment
chiite a largement appuyé l’invasion américaine en tant que moyen pour
supplanter l’establishment sunnite arabe traditionnel qui a été au pouvoir en
Irak depuis la formation du pays en 1920. Le Baas de Saddam Hussein s’appuyait
sur l’élite tribale et propriétaire sunnite. Les partis chiites ont dominé
chacun des gouvernements marionnettes formés sous l’occupation américaine. La
plupart des unités de la nouvelle armée, du ministère de l’Intérieur et de la
police sont composées de chiites, donnant à leur participation dans les
opérations américaines contre les insurgés arabes sunnites le caractère d’un
conflit confessionnel.
Le SCIRI, une des plus puissantes factions
chiites, a agressivement soutenu la constitution fédéraliste et a déclaré son
intention de former un gouvernement régional chiite qui chapeauterait neuf
provinces au sud de l’Irak. En vertu de la constitution appuyée par les Etats-Unis,
la majorité des revenus du pétrole irait à un tel gouvernement régional,
puisque 60 pour cent des réserves du pays sont situés dans le territoire
proposé.
Les ambitions des partis chiites et kurdes
sont directement concernées par le rapport du GEI. Avec la situation d’une
société sombrant dans la guerre civile entre chiites et sunnites, d’une
insurrection sunnite déterminée contre les troupes américaines, d’une
intensification des tensions à travers le Moyen-Orient et d’une immense
opposition populaire aux Etats-Unis, le GEI a soutenu une nouvelle stratégie
politique. Il a appelé à ce qu’un dialogue s’établisse avec l’ancienne élite
dirigeante sunnite et que des pourparlers régionaux soient entrepris pour
rétablir un gouvernement central irakien fort pour aider les Etats-Unis à
imposer la « stabilité ».
Baker a spécifiquement recommandé que soit
réécrite la constitution pour contrer le contrôle régional sur les revenus de
pétrole et a aussi recommandé que le référendum sur Kirkouk soit retardé
indéfiniment. De plus, le GEI a demandé que l’avenir de Kirkouk soit discuté
par un « groupe international de soutien à l’Irak », dont feraient
partie la Turquie, la Syrie et l’Iran — tous des Etats qui répriment leur
importante minorité kurde et qui s’opposent farouchement à l’émergence, de
facto, d’un Etat kurde sur leurs frontières. Le GEI a aussi recommandé un
revirement considérable de la politique anti-baasiste de l’occupation
américaine et de ses supporters chiites et kurdes pour isoler l’élite sunnite.
La réaction kurde au rapport du GEI a été
particulièrement venimeuse. Masoud Barzani, dirigeant kurde depuis longtemps et
président du KRG, a fait une déclaration le 7 décembre, le jour suivant la
publication du rapport Baker. S’opposant à un contrôle centralisé des revenus
du pétrole, Barzani a affirmé : « Nous réaffirmons notre
engagement envers la constitution irakienne... et nous rejetons toutes les
tentatives visant à modifier cette solution. » Dénonçant la proposition de
repousser le référendum sur Kirkouk, la déclaration a affirmé qu’elle « ne
serait jamais acceptée par le peuple de la région kurde ». La
participation d’éléments étrangers dans les discussions sur l’avenir de la
ville a été condamnée comme « contraire aux intérêts du peuple irakien et
particulièrement contraire aux intérêts du peuple de la région kurde ».
Posant la menace claire d’une possible
agitation kurde, Barzani a déclaré que le GEI avait présenté « des
recommandations irréalistes et déraisonnables dans l’espoir d’aider les Etats-Unis
à se sortir d’une position difficile... nous, au nom du peuple du Kurdistan,
rejetons tout ce qui est contre les intérêts de l’Irak et de la région du
Kurdistan ».
Allant plus loin que Barzani, le président
irakien Talabani a rejeté l’une des propositions centrales du GEI :
intégrer des soldats américains dans toutes les unités de l’armée irakienne. Trois
des dix divisions de la nouvelle armée irakienne sont basées dans le nord et la
plupart de leurs officiers sont kurdes. Les nationalistes kurdes ne veulent pas
que ces derniers soient influencés par des Américains dont les ordres
pourraient bien aller à l’encontre des objectifs du KRG.
Dans des paroles qui en disaient long,
Talabani a rappelé ce qui s’était passé après la guerre du Golfe de 1991,
lorsque la première administration Bush avait appelé pour le soulèvement des Kurdes
et des chiites et avait par la suite ordonné à l’armée américaine de ne rien
faire alors que Saddam Hussein écrasait militairement les soulèvements. George
Bush I et Baker avaient décidé que la survie du régime de Hussein était plus
avantageuse pour les intérêts américains au Moyen-Orient que tout nouveau
régime qui aurait émergé d’une rébellion victorieuse. Parmi les chiites et les Kurdes,
on se souvient encore de cet événement comme d’une monstrueuse trahison.
Faisant référence au rapport du GEI, Talabani a déclaré que « nous pouvons
encore sentir l’attitude de James Baker de 1991 lorsqu’il a libéré le Koweït,
mais laissé Saddam au pouvoir ».
Un commentaire publié dans le Washington
Post le 2 décembre, écrit par Najmaldin Karim, le président l’Institut kurde
de Washington, suggérait que le rapport du GEI « n’avait rien d’autre à
offrir que les mêmes politiques discréditées qui durant 60 ans ont créé la
dangereuse illusion de stabilité au Moyen-Orient, une “stabilité” achetée avec
le sang des habitants du Moyen-Orient et qui a produit des horreurs comme le
bain de sang de 1991… » En préparant leur rapport, les membres du GEI
n’ont pas visité la région kurde. Karim a dénoncé ce fait comme étant le
résultat « d’un préjugé idéologique » des « arabistes purs et
durs » sur lesquels Baker s’est fié pour obtenir des conseils.
L’establishment chiite d’Irak a centré sa
condamnation du rapport du GEI sur la question de l’appel pour une conférence
régionale pour discuter de l’Irak, insistant plutôt qu’il revient aux Irakiens
de décider de leur futur. Les Etats régionaux, tel que l’Arabie Saoudite, l’Egypte
et la Turquie, ont tous des sections chiites opprimées ou des minorités kurdes
et vont donc appuyer Baker dans son opposition au fédéralisme et son tournant
vers l’élite sunnite.
Le dirigeant du SCIRI Abdel Aziz al-Hakim a
déclaré que le rapport du GEI « contient des informations inexactes basées
sur des sources malhonnêtes ». Lors d’un discours donné plusieurs jours
avant la publication du rapport et juste après une rencontre avec le président
Bush, il a dit à l’institut Washington pour la paix : « Le fédéralisme
ne va définitivement pas diviser l’Irak, mais il peut faire peur dans certains
pays et régions habitués à une direction singulière qui prive les autres
minorités de l’exercice de leur religion et de leur liberté nationale et droits
légitimes. »
Hakim a dénoncé l’opposition au fédéralisme
en Irak – des sunnites et chiites – pour être ceux qui « croient que celui
qui aura le contrôle du gouvernement à Bagdad pourra diriger selon son bon
vouloir ». Hakim a clairement fait comprendre qu’il incluait dans ceux-là le
mouvement rival chiite dirigé par le clerc Moqtada al-Sadr, qui appelle pour un
retrait échelonné des troupes américaines et appuie un pouvoir étatique
centralisé. Indiquant la position du SCIRI, il déclare qu’il « n’y a pas
de solution pour une paix et un système administratif juste sauf avec le
fédéralisme ».
La ferveur des partis kurdes et
l’opposition du SCIRI au rapport du GEI reflètent le fait que l’administration
Bush a déjà rejeté les recommandations clés du rapport. La Maison-Blanche à l’intention
de se fier uniquement aux forces politiques qui ont constamment collaboré dans
le sens de son programme d’ouvrir les lucratives réserves de pétrole au sociétés
américaines et à l’établissement à long terme d’une base d’action au Moyen-Orient.
Ce n’est pas un hasard si dans les jours
qui ont suivi la publication du rapport du GEI, la presse internationale
contenait des rapports selon lesquels la Maison-Blanche pressait le SCIRI et
les partis kurdes de former un nouveau gouvernement avec le Parti islamique
d’Irak (PII), qui a été la seule formation sunnite à accepter la constitution
fédéraliste. Le vice-président et dirigeant du PII, Tariq al-Hashemi a devancé
une rencontre planifiée à Washington à cette semaine et a eu des entretiens
personnels avec Bush lundi. .
D’intenses discussions prennent également
place au sujet d’une entente sur le partage des revenus du pétrole qui pourrait
accorder une plus grande part à une région sunnite dans le centre et l’ouest de
l’Irak ce qui correspond aux demandes du PII. En retour, le soi-disant régime
« d’unité nationale » va travailler de concert avec les forces
militaires américaines pour tenter de détruire les opposants les plus
récalcitrants à l’occupation américaine – les insurgés sunnites et le mouvement
chiite sadriste.
(Article original anglais publié le 13
décembre 2006)