Si les événements politiques des six dernières années ont prouvé quelque chose,
c’est bien qu’il n’y a pas au sein de l’establishment dirigeant américain de
véritable engagement pour les droits démocratiques et les formes démocratiques
de pouvoir. Dans la période relativement courte depuis 2000, l’élite dirigeante
américaine a supervisé le vol d’une élection nationale, le déclenchement d’une
guerre illégale, l’abrogation des droits constitutionnels les plus fondamentaux
et la légalisation de la torture.
La mort cette semaine de l’ancien dictateur chilien soutenu par les Etats-Unis
Augusto Pinochet a offert l’occasion de vérifier encore une fois cette tendance
politique générale.
Alors qu’au Chili lui-même, la mort d’un individu qui a imposé un régime de
terreur pendant 17 années a engendré des manifestations spontanées de
célébration, avec des accents de profond regret qu’il lui fut permis de mourir dans
un hôpital militaire plutôt que la cellule de prison qu’il méritait
entièrement, au sein des couches de l’élite du monde des affaires et de la
finance américains qui ont le plus d’influence, sa mort fut l’occasion de le
pleurer et de lui rendre hommage.
Le comité éditorial du Wall Street Journal, par exemple, a publié un
éditorial mardi intitulé « Le paradoxe Pinochet ». Le comité
éditorial du journal, qui reflète généralement les vues de droite de la Maison-Blanche
de Bush elle-même, a averti ces lecteurs que « la véritable histoire [de
Pinochet] est plus compliquée » que celle d’un dictateur militaire qui a
aboli les libertés.
L’éditorial est truffé de distorsions grossières et de mensonges évidents. Il
affirme, par exemple, que « La notion populaire que les Etats-Unis ont
approuvé le coup ou soutenu la torture de Pinochet n’a pas résisté à l’analyse historique ».
Au contraire, les documents publiés par l’administration Clinton (même si les preuves
les plus incriminantes des dossiers de la CIA et du Pentagone sont toujours
classées secrètes) montrent clairement que le gouvernement américain était
entièrement informé des plans pour le coup du 11 septembre 1973, comme des
assassinats et des tortures qui suivraient, et les ont entièrement soutenus. De
plus, ils ont confirmé le rôle des administrations de Nixon et Ford qui ont
cherché à désamorcer les critiques internationales du régime barbare établi par
Pinochet.
Le Wall Street Journal continue en avançant l’argument que le coup
était justifié peu importe ses conséquences. « Contrairement aux mythes, [le
président chilien du Parti socialiste, Salvador] Allende n’a jamais été
populaire au Chili. »
Dès 1972, affirme le Wall Street Journal, le gouvernement Allende
était lui-même devenu un gouvernement répressif menaçant « d’emprisonner
les journalistes », une fausse accusation qui origine de la CIA et faisait
partie de sa campagne de déstabilisation. En fait, la presse de droite, que la
CIA a aidée en la finançant et lui procurant des articles, a pu mener ses
provocations jusqu’au coup d’Etat.
L’éditorial condamne aussi Allende pour « les pénuries et l’inflation
galopante » sous son gouvernement, des conditions qui étaient dues en
grande partie a l’intention déclarée de l’administration Nixon de grandement
perturber l’économie pour faciliter le départ d’Allende. Le crédit et les
exportations ont été coupés, alors que l’argent coulait à flot pour aide les
entreprises à organiser des grèves des affaires qui touchaient durement des
secteurs importants de l’économie.
« Le nombre officiel de morts sous le régime Pinochet est de 3197,
affirme le Wall Street Journal. Il est estimé que 2796 de ceux-là sont
morts dans les deux premières semaines de la lutte entre l’armée et les milices
armées par Allende. »
Vraiment ? Combien de soldats sont morts dans cette « lutte » ?
Selon les estimées les plus crédibles, un total de 33 personnes sont mortes le
jour du coup lui-même, moins de la moitié de celles-ci étant des membres de l’armée
ou de la police et certains d’entre eux furent tués pour avoir refusé de
soutenir l’action militaire. Les mille et les mille qui sont morts après le
coup, et les estimations les plus crédibles sont de trois à dix fois le nombre
officiel, ont été enlevés, torturés et assassinés dans des camps de
concentration et des prisons secrètes sans jamais avoir été accusés, ne parlons
pas d’avoir été jugés.
Il n’y a pas eu de « lutte » hormis quelques actes isolés de
résistance inégale précisément parce qu’Allende a rejeté les demandes par les
sections les plus militantes des travailleurs chiliens pour des armes.
En déformant volontairement ces
faits, les rédacteurs du Wall Street Journal justifient et approuvent le
massacre et la torture. Évidemment, les rédacteurs reconnaissent que « Des
libertés civiles ont été abrogées et des opposants torturés. » Toutefois, le
Wall Street Journal poursuit : « avec le temps, et le retour
de la propriété privée, la loi et une économie plus libre, les institutions
démocratiques sont aussi revenues ».
Peut-être qu’il y a eu des
« périodes sombres », mais aujourd’hui, « Ce qui demeure est un
Chili qui a la meilleure économie en Amérique latine... » En d’autres
mots, le bain de sang et la barbarie qui se sont déchaînés sur le peuple
chilien en valaient bien la peine.
Le Washington Post un
publié mardi un éditorial sur les mêmes lignes intitulé « La
partialité d’un dictateur », avec pour sous-titre « Augusto Pinochet
a torturé et tué. Il laisse derrière lui le pays le plus prospère de l’Amérique
latine. »
Cet article tente aussi de
prendre une approche « équilibrée », tout en se moquant des critiques
de l’ex-dictateur. « Pour certains, il était la quintessence du dictateur
diabolique », affirme l’éditorial. « En partie parce qu’il avait aidé
à renverser, avec l’appui des États-Unis, un président élu considéré comme un
saint par la gauche internationale : le socialiste Salvador Allende, dont
on néglige généralement la responsabilité dans le création des conditions pour
le coup d’État de 1973. »
Bien qu’il reconnaît que des
milliers de personnes aient été tuées, des dizaines de milliers torturées et
des centaines de milliers exilées, le Post ajoute rapidement qu’« Il
est toutefois difficile de ne pas remarquer que le dictateur diabolique laisse
derrière lui le pays le plus prospère de l’Amérique latine. » Il félicite
Pinochet pour les « politiques de libre marché » qui ont produit
« le miracle économique chilien ».
Quelle est la nature de ce
« miracle » qu’ils célèbrent tous ? Pour les personnes plutôt bien
nanties et pleines de suffisance comme les éditeurs et rédacteurs au Wall
Street Journal et au Washington Post, le Chili est un miracle car
ils peuvent loger dans des hôtels cinq étoiles, manger dans des restaurants
gastronomiques et visiter de chics centres commerciaux à Santiago, tout en
profitant d’un bon retour sur leurs investissements dans des actions
chiliennes.
Les conditions de vie des masses
pauvres et ouvrières qui habitent les bidonvilles en périphérie des gratte-ciel
et des résidences de luxe réservées aux riches du Chili et leurs homologues
étrangers sont, en ce qui les concerne, hors propos.
Ce mythe du « miracle
chilien » et le supposé crédit qui revient à Pinochet pour avoir établi la
base — construite avec le sang et les os de ses dizaines de milliers de
victimes — d’une renaissance du libre marché sont répétés ad nauseam par
pratiquement toutes les sections des mass médias.
Selon les statistiques du
gouvernement, plus de 20 pour cent de la population du Chili vit dans la
pauvreté. Ces chiffres ne tiennent pas compte toutefois des travailleurs
retraités et des handicapés qui vivent de pensions cruellement insuffisantes ;
beaucoup croient que le taux de pauvreté se rapprocherait plutôt de 40 pour
cent.
Le pays est classé comme l’un
des plus inégaux dans le monde. Voilà le véritable héritage du régime de
Pinochet et du règne de terreur qu’il a imposé à la classe ouvrière chilienne.
Entre 1980 et 1989, les 10 pour cent les plus riches de la population ont vu
leur part du revenu national passer de 36,5 à 46,8 pour cent. Durant la même
période, les 50 pour cent inférieurs de la population au niveau du revenu ont
vu leur part diminuer de 20,4 à 16,8 pour cent.
Au lendemain du coup, le Chili a connu la diminution des salaires et l’augmentation
du niveau les plus importantes du chômage jamais enregistrées en Amérique latine.
La dictature a érodé les conditions sociales de la classe ouvrière qui ne se comparent
qu'avec les conditions qui prévalaient durant la Grande Dépression des années
1930.
Entre 1974 et 1975, le taux de chômage a plus que doublé, passant de 9,1 à
18,7 pour cent. En 1983, l'économie du pays était en chute libre, avec près de
35 pour cent de la force de travail au chômage et la production manufacturière
en baisse de 28 pour cent. Ces conditions désespérées ont provoqué une nouvelle
vague de lutte de la classe ouvrière qui encore une fois a été sauvagement
écrasée avec encore une fois, des dizaines de milliers de personnes arrêtées.
Sous la dictature, le vaste
transfert de richesse sociale de la classe ouvrière vers l’oligarchie
financière et corporative a pris les formes les plus violentes. Durant le règne
de Pinochet et ce, jusqu’à ce qu’il quitte la présidence, la diète moyenne des
40 pour cent les plus pauvres de la population était passée de 8440 kJ à 6810 kJ.
Au même moment, le pourcentage de Chiliens n’ayant pas de logement adéquat
était passé de 27 à 40.
Le « miracle » a été
offert aux couches les plus riches de la société ainsi qu’à leurs copains de
l’armée et du monde politique. Ils se sont enrichis par le pillage de la classe
ouvrière et de la propriété d’État. Des privatisations complètes ont été menées
sans aucunes règles et sans surveillance : l’équivalent d’un vaste
cambriolage de ressources sociales. La participation personnelle de Pinochet
dans ce processus de corruption a été dévoilée sous la forme de 27 millions $
amassés dans des comptes de banque secrets à l’étranger.
Selon la constitution dictée par
Pinochet, il était interdit au gouvernement de même enquêter sur cette orgie de
criminalité des affaires, ce que le Wall Street Journal appelle innocemment
« le retour de la propriété privée, la loi et une économie plus libre ».
Le taux de chômage élevé, les
faibles salaires et une force de travail forcée de travailler à la pointe du
fusil signifient des surprofits tant pour le capital national qu’étranger, au
prix de la faim et de la pauvreté pour des millions de personnes. Voilà en quoi consiste essentiellement le « miracle ».
Ceux qui écrivent des éditoriaux
et glorifient de tels résultats pour justifier l’encerclement de dizaines de
milliers de travailleurs, d’intellectuels, d’étudiants, que ce soient des
femmes, des hommes ou des enfants, les soumettant à une torture innommable et
en les exécutant sommairement dans des stades de football sont eux-mêmes des fascistes
en tout sauf en nom.
La défense de Pinochet et l'approche « équilibrée » sur la
question des chambres de torture et des pelotons d'exécution militaire adoptée
par l'establishment médiatique américain constituent un avertissement politique
qui ne trompe pas.
Il sera répondu par des méthodes similaires à l'émergence d'un mouvement de
masse de la classe ouvrière américaine pouvant défier le monopole sur la
richesse et le pouvoir politique exercé par l'oligarchie financière. Si les
intérêts corporatifs et financiers qui dirigent les États-Unis perdaient eux-mêmes
le pouvoir aux mains d'un parti socialiste se consacrant à mettre fin à la subordination
de la société aux profits privés et l'accumulation de fortunes personnelles
immenses, ils chercheraient également un général fasciste prêt à commettre une
boucherie à une échelle beaucoup plus grande qu'au Chili.