Le sommet de l’OTAN, qui s’est tenu mardi et
mercredi de cette semaine à Riga, la capitale lettone, a été marqué par de
profondes divergences d’opinion entre les Etats-Unis d’une part et la France,
l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne de l’autre.
Il est clair que ces divergences d’opinion étaient
centrées en premier lieu sur la revendication des Etats-Unis qui souhaitent que
l’Europe renforce le déploiement de ses troupes en Afghanistan et commence à
envoyer ses troupes dans le sud et l’est du pays qui est en proie à des
conflits sanglants. Toutefois, des questions plus fondamentales étaient en jeu
et avaient trait au rôle futur de l’OTAN et aux conflits d’intérêts entre les
Etats-Unis et l’Europe.
Washington souhaite que l’OTAN passe d’une alliance
transatlantique à une alliance militaire mondiale qui comprendrait des pays
tels que l’Ukraine, la Géorgie, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, Israël
et l’Afrique du Sud et qui opérerait alors comme une sorte de réservoir de
troupes que les Etats-Unis pourraient déployer dans leurs campagnes militaires
mondiales. Cette « nouvelle OTAN » comme le rapporte ironiquement
l’hebdomadaire allemand Die Zeit, équivaudrait à un « pool
permanent de coalition des volontaires (coalition of the willing) sous régie
américaine. »
Pour leur part, les Européens sont aussi en
faveur d’un déploiement militaire global renforcé, mais pas sous la forme de
troupes auxiliaires mises à la disposition des Etats-Unis. Comme l’exprimait le
président français, Jacques Chirac : « Les Européens se sont trop
longtemps reposés sur leurs Alliés américains. Ils doivent assumer leur part du
fardeau en consentant un effort national de défense qui soit à la hauteur de
leurs ambitions pour l’Alliance atlantique. »
Le conflit au sujet de l’intervention de
troupes en Afghanistan n’est que l’expression concentrée de ces divergences. En
dépit de toutes les divergences d’opinion affichées lors du sommet, les
participants au sommet de Riga étaient tous d’accord sur un point : cette
intervention, la plus importante de l’histoire de l’OTAN et qui a fait un
nombre sans précédent de victimes, était, au dire de la chancelière allemande,
Angela Merkel, le « test décisif » pour l’avenir de l’alliance.
Il y a trois ans, l’OTAN avait pris, en
Afghanistan, la direction de la Force internationale d’aide à la sécurité (Isaf).
Actuellement, 32.000 soldats participent à des opérations de l’Isaf. Ils sont
issus des 26 pays membres de l’OTAN et de onze pays supplémentaires. Quelque
12.000 hommes ont été envoyés par les Etats-Unis.
A l’origine, la mission de l’Isaf consistait à
sécuriser le nouveau gouvernement de l’Afghanistan à Kaboul, mais, entre-temps,
la zone d’opération de l’Isaf couvre l’ensemble du pays. Les unités de l’OTAN sont
impliquées dans des combats permanents contre des rebelles armés notamment dans
le sud et à l’est du pays. Les pertes en vies humaines de l’Isaf sont à présent,
toutes proportions gardées, même plus élevées que celles des Etats-Unis en Iraq
si l’on tient compte du nombre total de troupes impliquées dans la guerre au
cours des deux années de guerre.
Rien que cette année, 150 soldats de l’Isaf
ont été tués au combat. Les unités qui ont avant tout été touchées viennent des
Etats-Unis, du Canada, de Grande-Bretagne et des Pays-Bas. Quelque 90 pour cent
des soldats tués en Afghanistan proviennent de ces quatre pays.
D’autres pays ont invoqué un caveat opérationnel,
un mandat limité, pour leurs troupes, qui exclut la participation aux combats
offensifs qui font rage dans les provinces du sud et de l’est. C’est ainsi que
l’Allemagne se trouve, avec environ 3.000 soldats, au troisième rang parmi les
pays qui mettent le plus de troupes à disposition, mais sa zone opérationnelle
se situe dans des régions relativement calmes au nord de l’Afghanistan. La
France a stationné 1.100 soldats dans la capitale et les soldats italiens et
espagnols ne sont pas directement impliqués dans les combats au sud.
Depuis des mois, la pression exercée sur ces
pays ne cesse de croître pour que ces restrictions soient levées et pour que
leurs troupes puissent être envoyées au combat dans le sud et l’est. De plus,
l’OTAN a réclamé un renforcement du contingent de l’Isaf d’environ 2.500
hommes.
Cette pression a été systématiquement
augmentée durant les semaines qui ont précédé le sommet de Riga. Lors d’une
conférence à Berlin, le sous-secrétaire d’Etat américain, Nicolas Burns, a demandé
instamment au gouvernement allemand d’augmenter ses dépenses militaires et de
« réfléchir à la question de savoir si les restrictions sévères qui sont
imposées à ses troupes étaient raisonnables pour l’OTAN. »
Le secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop
Scheffer, un Hollandais, s’était exprimé dans le même sens. Il a déclaré :
« Recourir à des caveats opérationnels signifie invoquer des caveats
pour l’avenir de l’OTAN. A Riga, je veux transmettre haut et fort ce message à
nos chefs d’Etat et de gouvernement. »
Le thème fut repris par le président Bush dans
un discours qu’il a tenu à l’université de Riga à l’occasion de l’ouverture du
sommet de l’OTAN. Il a dit que l’OTAN ne réussirait en Afghanistan que si
« les pays membres fournissent les troupes nécessaires aux commandants au
sol pour qu’ils mènent à bien leur mission. » D’après lui, l’Alliance
avait été fondée selon un principe clair : « une attaque contre un
est une attaque contre tous. Ce principe est valable dans le cas d’une attaque
sur notre sol ou contre les troupes en mission de combat de l’OTAN à
l’étranger. »
Dans son style habituel de voyou, Bush mêla le
langage de l’intimidation la falsification des faits pour arguer en faveur d’une
intensification de la violence. « Nous avons tué des centaines de talibans,
et cela a éliminé tous les doutes qui existaient dans l’esprit de tout un chacun
quant au fait que l’OTAN remplira sa tâche, » dit-il.
Bien qu’un nombre croissant de civils soient
tués quotidiennement par les opérations brutales menées par les troupes d’occupation
contre de prétendus combattants talibans, Bush persista à attribuer la
résistance grandissante exclusivement aux « combattants talibans et à al-Qaïda »,
aux « trafiquants de drogue, aux éléments criminels et aux seigneurs de la
guerre » qui « restent actifs et qui sont décidés à détruire la
démocratie en Afghanistan. » Bush ignora le fait que la plupart des
seigneurs de la guerre et des trafiquants de drogue étaient alliés aux
Etats-Unis dans la guerre contre les talibans et que l’accroissement de leur
pouvoir et de leur influence était largement dû au soutien des Etats-Unis.
Bush poursuivit en louant le régime fantoche
corrompu de Hamid Karzai comme étant l’incarnation de la démocratie :
« Grâce à nos efforts, » déclara-t-il, « l’Afghanistan est passé
d’un cauchemar totalitaire à une nation libre en disposant d’un président élu,
d’une constitution démocratique et de soldats et de policiers courageux qui se
battent pour leur pays. »
Les gouvernements européens étaient
farouchement opposés à la revendication de Bush en faveur d’un engagement
militaire accru. Toutes les fois que l’occasion se présentait, la chancelière
allemande, Angela Merkel, a souligné que les soldats allemands avaient fait
« un bon travail de construction » et qu’ils ne seraient pas envoyés
au combat. Après la réunion, le premier ministre italien, Romano Prodi, a
déclaré : « Notre position reste absolument inchangée tout comme
celle de la France, de l’Espagne et de l’Allemagne. »
Indirectement, ils reprochèrent au
gouvernement Bush d’être responsable de l’intensification du conflit en
recourant de façon unilatérale à des moyens militaires dans un conflit qui ne
pourra plus être résolu par les seuls moyens militaires.
Ce point de vue a été repris dans les médias
allemands sous les formes les plus diverses. Le quotidien de Berlin « Tagesschau »
a écrit : « La force internationale a fait l’objet en beaucoup
d’endroits d’incompréhension, de colère et d’animosité en raison de ses
opérations militaires massives. Des avions de l’OTAN ont sans cesse détruit les
maisons et les infrastructures et les patrouilles de l’Isaf ont continuellement
tiré sur des civils. »
Bien avant le sommet, le Süddeutsche
Zeitung avait écrit : « Il serait fatal de se limiter dans la
demande à des troupes additionnelles. Ceci ne mènerait qu’à un nouveau stade
d’intensification contre un adversaire qui ne peut être vaincu militairement.
Le sort des Etats-Unis en Iraq devrait servir de leçon à l’OTAN. La puissance
mondiale dispose de cinq fois plus de soldats en Iraq que l’OTAN en
Afghanistan. Et néanmoins, elle ne combat plus pour la victoire, mais seulement
pour une forme de sa défaite. »
A la fin du sommet, les participants exhibèrent,
certes, comme d’habitude leur unité mais rien ne subsistait plus des
revendications originelles concernant le renforcement des troupes et le retrait
des caveats. Seul « en cas d’urgence » les troupes allemandes
et françaises fourniront de l’aide aux forces assiégées dans le sud, une
disposition qui est d’ailleurs déjà en vigueur. Le Danemark, le Canada et la
République tchèque seraient disposés à augmenter légèrement leurs contingents.
Ceci n’a pourtant pas été officiellement annoncé.
La France a été en mesure d’imposer sa revendication
pour un « groupe de contact » grâce auquel tous les acteurs
internationaux importants, y compris les Nations unies, l’Union européenne et
la Banque mondiale, peuvent coordonner leurs activités en Afghanistan, une
revendication clairement dirigée contre la dominance des Etats-Unis.
La discussion quant à l’élargissement futur de
l’OTAN qui à vrai dire aurait dû être le thème principal du sommet, fut en
grande partie abandonnée. Seuls les trois petits pays des Balkans, l’Albanie,
la Croatie et la Macédoine pourraient y adhérer dès 2008 suite à l’ouverture de
négociations d’accession. En ce qui concerne l’adhésion de la Géorgie et de
l’Ukraine qui est fortement soutenue par les Etats-Unis, seule la possibilité
d’ouvrir « un dialogue » a été indiquée. D’autres candidats
potentiels, tel le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ne furent même pas
mentionnés.
Selon le journal conservateur allemand, Frankfurter
Allgemeine Zeitung, « En dépit de toute l’agitation autour de la
solidarité de l’alliance et de la stratégie de l’alliance en Afghanistan, le
résultat est bien maigre : beaucoup de bruit pour bien peu. »
Il serait faux toutefois, d’interpréter le
conflit sur l’usage du soi disant hard power (manière dure)ou soft
power (manière douce) qui a dominé tout au long du sommet de Riga comme un
conflit entre une politique étrangère pacifique et une politique étrangère
basée sur la violence.
L’Union européenne est activement engagée à
développer ses propres capacités militaires, et ce, en partie en concurrence
avec l’OTAN. L’armée française en particulier a démontré à maintes reprises
qu’elle n’avait rien à envier aux Etats-Unis quant à la brutalité employée pour
écraser des rébellions anticoloniales. Jusque-là, l’armée allemande
d’après-guerre a manqué d’occasions pour démontrer ce dont elle est capable,
mais la coopération entre l’armée allemande et les Etats-Unis lors des
enlèvements illégaux et la torture a démontré qu’elle fait preuve de peu de
scrupules lorsqu’il s’agit de recourir à la violence.
Ce sont les intérêts stratégiques divergents qui
se cachent derrière les différences quant à la manière de procéder en
Afghanistan. Les puissances européennes redoutent d’être entraînées dans le
sillon de la politique étrangère américaine et de plonger dans le tourbillon du
désastre en Iraq au cas où les Etats-Unis contrôleraient l’OTAN : elles ne
sont pas disposées non plus à ce que les Etats-Unis compromettent leurs vastes
intérêts économiques au Moyen-Orient. Ce faisant, elles considèrent
l’affaiblissement de la position du président américain comme une occasion
d’intensifier leurs efforts pour sauvegarder leurs propres intérêts
impérialistes.
L’ampleur des conflits au sujet de la
politique étrangère fut révélée dans une autre question qui ne fut pas abordée
ouvertement lors du sommet, à savoir les relations de l’Europe avec la Russie.
Le fait qu’un sommet de l’OTAN se tienne pour
la première fois sur le sol d’un pays qui avait appartenu à l’ancienne Union
soviétique a été vu comme une provocation contre Moscou. Le gouvernement russe considère
l’ancienne Union soviétique comme étant son actuelle sphère d’influence et
ressent toute avancée de l’OTAN vers ses frontières comme une menace.
Dans son discours d’ouverture du sommet, Bush a
déclaré que « pour la première fois notre alliance se réunissait dans l’une
des “nations captives” annexées par l’Union soviétique. » Il fit allusion
au monument de la Liberté qui se trouve en plein centre de Riga non loin du
lieu de réunion du sommet. Le monument avait été érigé en 1935 par le régime
autoritaire de Karlis Ulmani qui avait pris le pouvoir un an auparavant à la
suite d’un coup d’Etat.
Bush évita de mentionner l’occupation de la
Lettonie par les nazis qui dura quatre ans et qui, avec le soutien des unités
SS lettones, ont massacré l’ensemble de la population juive et un nombre
considérable de partisans. Au lieu de cela, il fit référence à l’expulsion des
nazis par l’Armée rouge soviétique en 1944 comme étant le signal de départ
d’une dictature qui dura cinq décennies. C’est précisément le genre
d’interprétation de l’histoire lettone que l’on trouve dans les publications
d’extrême droite.
Bush mit alors directement en parallèle la
lutte pour la « liberté » contre le « communisme » avec ce
qu’il appela la « lutte idéologique décisive du 21e siècle »,
notamment la « guerre contre la terreur » qui apportera, dit-il, au
Moyen-Orient le genre de « liberté » et de « paix » qui
règnent actuellement en Europe.
Aucun des chefs de gouvernement présents ne
chercha à réagir contre cette déformation manifeste de faits historiques.
Toutefois, le président Jacques Chirac a réagi à sa manière en invitant le
président russe, Vladimir Poutine, qui n’avait pas été invité au sommet, à venir
au dîner de son 74e anniversaire à Riga. Cette nouvelle a, selon le journal Le
Figaro, « provoqué l’ire du président américain, George Bush. »
Finalement, ce fut la présidente lettone, Vaira Kike-Freiberga, qui empêcha Poutine
de venir.
Pour le moment, se sont encore des questions
et des disputes de moindre importance qui révèlent les vraies tensions qui
existent entre les différents partenaires de l’OTAN. Mais la divergence de
leurs intérêts de grandes puissances menace l’unité même de l’OTAN et laisse
présager des conflits entre les grandes puissances à la même échelle que ceux
qui ont dominé la première moitié du siècle dernier.