Lundi 20 novembre, à 9 heures 30, un jeune
homme de 18 ans masqué et armé fit irruption dans son ancien établissement
scolaire, le collège« Geschwister Scholl ». Il ouvrit le feu
sur les élèves, alluma des fumigènes et blessant plus de 30 personnes avant de
se donner la mort. L’attaque s’est produite dans la ville d’Emsdetten en
Rhénanie-du-Nord Westphalie (RNW), le land le plus peuplé d’Allemagne.
Bastian B. s’était introduit dans le collège
vêtu de noir et équipé d’un masque à gaz, d’une ceinture d’explosifs, d’un
fusil à canon scié, de fumigènes et en tirant comme un forcené autour de lui.
Une enseignante reçut une décharge de pistolet à gaz en plein visage. Lorsque
le concierge vint à son secours, Bastian B. lui tira une balle dans le ventre
avec un autre fusil. Le concierge se trouve à l’hôpital dans un état critique.
Bastian B. visa ensuite quatre collégiens. La
plupart des autres blessés, y compris plusieurs policiers, furent intoxiqués
par les dispositifs fumigènes qu’il avait allumés. Le jeune homme avait déjà
annoncé son geste sur internet avant le 20 novembre.
La fusillade du collège d’Emsdetten est la
dernière d’une série d’actes de violence scolaire en Allemagne. En novembre
1999, un écolier de quinze ans avait poignardé et tué son institutrice à
Meissen, en Allemagne de l’Est. En avril 2002, Robert Steinhäuser, âgé de 19
ans, avait été l’auteur d’un carnage dans son ancien lycée à Erfurt en
Allemagne de l’Est, en tuant 17 personnes, dont plusieurs enseignants, deux
élèves et un policier. Steinhäuser avait été renvoyé du lycée Gutenberg
quelques mois avant le massacre. La fusillade d’Erfurt avait été jusque-là
l’acte de violence le plus grave que l’Allemagne ait connu depuis la Seconde Guerre
mondiale.
A peine un an plus tard, un adolescent de 16
ans blessa son institutrice dans la ville bavaroise de Coburg avant de se
suicider. Et, cette année, le 26 mai dans la soirée, Mike P. âgé de 16 ans,
avait agressé au hasard des passants au couteau, en blessant plus de trente
personnes. L’incident avait eu lieu en marge de l’inauguration de la nouvelle
la gare centrale de Berlin.
Comme il fallait s’y attendre, les politiciens
se sont associés aux sociologues pour exprimer leur et dire combien ils sont
choqués par ce crime « inexplicable ». Ce faisant, ils avaient vite
fait de dénoncer les jeux vidéo violents comme étant principalement
responsables du comportement de Bastian B. Les politiciens, toutes tendances
confondues, ont exigé l’interdiction de jeux vidéo, tel le jeu de guerre
Counterstrike auquel Bastian B., comme chacun sait, s’adonnait.
Alors qu’il ne fait pas de doute que de tels
jeux peuvent contribuer à encourager l’atavisme et un comportement antisocial,
la production et la commercialisation de tels jeux est une affaire de gros
sous. Des millions de copies de Counterstrike et de jeux similaires ont été
vendus à des jeunes dans le monde entier, mais seule une poignée de jeunes ont
commis des actes aussi terribles que la fusillade à Emsdetten.
La fusillade qui s’est produite lundi dernier
était un acte méprisable et déplorable, mais en aucun cas inexplicable.
Un tel crime a ses racines profondes dans le
déclin social rapide que subit l’Allemagne et qui prive les jeunes de toute
perspective de vie sûre, harmonieuse et valantla peine d’être vécue.
Abandonnés et ignorés par les partis politiques établis qui sont responsables
de la désintégration sociale et du militarisme croissant, des millions de
jeunes, tout en rejetant la tuerie vengeresse de Bastian B., sont néanmoins
confrontés à des problèmes identiques à ceux qui ont mené au sentiment de
profonde aliénation sociale, d’amertume et de désespoir qu’il a dû ressentir.
Des camarades de classe ont confirmé que
Bastian B. était un élève intelligent qui avait obtenu de bonnes notes dans le
passé. Cependant, la violence et le fait de tuer l’avaient de plus en plus
fasciné. Il avait créé son propre site internet où il s’affichait en tenue de
combat et affublé d’une variété d’armes. Il avait également fait savoir à des
connaissances qu’il avait l’intention de rejoindre l’armée. Parallèlement, il
avait clairement exposé plusieurs fois sur son site web les raisons de sa
frustration croissante à l’égard du système scolaire et de la société en
général qui a fini par générer une telle forme de violence.
« La seule chose que j’ai apprise
intensément à l’école c’est que je suis un perdant, » avait-il écrit. Dans
un autre passage il avait écrit, « A quoi bon travailler ? Faut-il
que je passe ma vie à trimer pour arriver à la retraite à 65 ans et crever cinq
ans plus tard ? »
Pour décrire le climat qui règne au collège,
il avait écrit, « Il est impératif d’avoir le téléphone portable dernier
cri, le style de fringues à la mode et de vrais “amis”. Si ce n’est pas le cas,
on ne vaut pas la peine d’être respecté. »
Il avait conclu en disant, « La vie,
telle qu’elle est aujourd’hui est ce qu’il y a de plus misérable que le monde
ait à offrir. »
Au regard de son expérience personnelle,
Bastian B. en tire la conclusion que c’est sur l’humanité tout entière qu’il
faut tout rejeter, et c’est pourquoi elle mérite d’être punie. Dans son dernier
message, il dit au revoir à tous ceux qui avaient été sincères envers lui et
demande pardon pour ce qu’il va faire. La lettre se termine par les mots,
« je suis parti. »
Les
conditions sociales en Rhénanie-du-Nord Westphalie
Les commentaires faits par Bastian B. sur le
manque de perspective pour la jeunesse ouvrière dans la société allemande, ne
sont pas une pure invention. Après les atrocités survenues dans les écoles de
Meissen et d’Erfurt, certains commentateurs avaient attiré l’attention sur le
rôle joué par la destruction industrielle dans de tels incidents au manque
d’emplois à temps plein et au manque d’alternatives culturelles qui afflige une
grande partie des régions d’Allemagne de l’Est depuis la réunification de 1990.
Les débats qui ont porté récemment sur une
soi-disant « sous-classe » de la société ont, bien qu’ayant en
premier lieu un caractère droitier, au moins révélé qu’une grande partie de
l’Allemagne de l’Ouest souffre d’un déclin social similaire et où les emplois
décemment payés cèdent de plus en plus le pas à des emplois précaires.
Le dernier rapport en date de l’Institut
allemand de recherche économique (DIW) basé sur des données statistiques de
2004, a estimé que le niveau actuel de pauvreté a atteint 16 pour cent en
Allemagne, ce qui constitue un accroissement de près de 5 pour cent depuis
1999. Selon l’institut, ce chiffre a encore augmenté d’un demi pour cent rien
qu’en 2005 pour passer à 16,5 pour cent. La situation est pire dans les Länder
de l’ancienne Allemagne de l’Est où le taux de pauvreté est de 21,5 pour cent,
et de nouvelles statistiques révèlent que certaines régions de l’Ouest sont à
présent aussi pauvres que celles de l’Est.
Durant la période d’après-guerre, l’industrie
du fer, de l’acier et du charbon de la région de la Ruhr avait joué un rôle
majeur dans le miracle économique allemand. Au cours de ces dernières
décennies, des centaines de milliers d’emplois ont été supprimés et ces
industries ne sont plus aujourd’hui que l’ombre d’elles-mêmes. De nombreuses
villes et cités connaissent aujourd’hui un taux de chômage élevé et le taux de
chômage des jeunes en RNW dépasse les 20 pour cent. Dans ces conditions, le
niveau de pauvreté dépasse certainement dans de nombreuses régions de RNW le
taux moyen indiqué dans le rapport du DIW.
Selon une récente étude le nombre des emplois
irréguliers, à temps partiel et à bas salaire ont considérablement augmenté.
Souvent les travailleurs occupant de tels emplois ne gagnent qu’un euro de
l’heure en perdant tout droit aux prestations de l’assurance maladie et de la
retraite. Obligés de cumuler plusieurs emplois pour pouvoir survivre, ces
travailleurs font partie d’une armée de « working poor »
(travailleurs pauvres) qui ne cesse de croître rapidement. Dans la partie
orientale de RNW, le nombre de tels emplois a augmenté de 34,9 pour cent entre
2000 et 2005.
Le déclin rapide et considérable qu’ont connu
les perspectives d’emploi des jeunes est une conséquence directe de la
politique sociale introduite par le gouvernement qui a précédé l’actuelle
grande coalition, à savoir la coalition formée par le Parti social-démocrate
(SPD)/Verts dirigée par Gerhard Schröder et Joschka Fischer de 1998 à 2005. Ce
gouvernement a effectué les attaques les plus considérables et les plus
brutales contre l’Etat social survenues dans l’Allemagne d’après-guerre. Sur
son site internet, Bastian avait exprimé sa crainte d’avoir à occuper un poste
sans avenir jusqu’à 65 ans. En fait, l’actuel vice-chancelier allemand, Franz
Müntefering (SPD), envisage de relever l’âge de la retraite à 67 ans.
La
militarisation de la société allemande
Il n’est pas forcément nécessaire de
télécharger un jeu vidéo pour assister à la violence militaire dans sa forme la
plus brutale. Tout comme des dizaines de millions d’autres Européens, le public
allemand a, au cours de ces quelques années, pu voir à la télévision
d’innombrables images montrant des actes de violence épouvantables qui émanent
de l’occupation militaire de l’Iraq.
Il y a peu de temps encore, des articles de
journaux avaient traité en Allemagne le cas de soldats américains qui avaient
violé une jeune fille irakienne pour ensuite exécuter de sang-froid la victime
du viol et tous les membres de sa famille. Bastian B. avait simulé des scènes
ayant trait à la résistance contre l’occupation en Iraq et que des millions ont
pu voir à la télévision ou sur internet, en arborant une ceinture suicide
équipée d’explosifs pour se venger de ceux qu’il considérait si tragiquement à
tort être ses ennemis.
Dans le même temps, l’establishment allemand
organise ses propres débats dans lesquels les organes de presse et les milieux
politiques et militaires influents soulignent la nécessité d’intensifier
l’engagement militaire de l’Allemagne de par le monde.
Le jour même de la fusillade à Emsdetten, le
magazine allemand le plus populaire, Der Spiegel paraissait avec en
première de couverture un jeune soldat allemand drapé de manière presque
identique à celle de Bastian B. sur les photos qu’il avait affichées sur
internet et portant un treillis militaire. Le titre en gros caractères disait :
« Les Allemands doivent apprendre à tuer. » L’article en question
traitait de la pression internationale croissante qui est exercée sur
l’Allemagne pour qu’elle envoie des troupes dans le Sud de l’Afghanistan.
Le même gouvernement SPD-Verts qui avait imposé
des coupes draconiennes dans l’Etat social, et qui a exposé des millions de
jeunes et de travailleurs à de nouveaux taux de pauvreté et d’exploitation,
était également responsable de l’énorme engagement militaire de l’Allemagne à
l’étranger. L’armée allemande compte présentement plus de 10.000 soldats qui
sont déployés en Europe, en Afrique et au Proche-Orient. 56 soldats allemands
sont morts au cours de ces huit dernières années pour la plupart en
Afghanistan.
Le fait que ces jeunes recrues sont inévitablement
brutalisées fut exposé récemment par la publication d’un nombre de photos de
soldats allemands posant avec un crâne humain et simulant la pratique du sexe
oral. Quelques soldats ont peint sur leurs véhicules des slogans et des
symboles similaires à ceux de la Wehrmacht (armée allemande) des nazis.
Non satisfait des interventions militaires sur
trois continents, le gouvernement de grande coalition formé par les partis
conservateurs (CDU, Union des chrétiens démocrates et CSU, Union chrétienne
sociale) et les sociaux-démocrates du SPD se prépare à une expansion
qualitative de ses activités impérialistes à l’étranger. Il a publié
dernièrement un Livre blanc qui décrit en détail les nouvelles tâches et les
nouvelles responsabilités de l’armée allemande au 21e siècle.
Ainsi derrière l’indignation feinte au sujet
des photos afghanes et l’horreur professée au sujet de la fusillade
d’Emsdetten, le gouvernement et le haut commandement de l’armée préparent des
crimes pires encore qui brutaliseront davantage de jeunes gens tout en
habituant le public allemand à la mort et à la souffrance à une échelle jamais
vue depuis la chute du Troisième Reich.
(Article original anglais paru le 22 novembre 2006)