Par Rick Kelly
Le 15 avril 2006
Le retrait du Contrat première embauche (CPE) par le gouvernement gaulliste après plus de deux mois de protestations et de grèves des étudiants et des travailleurs français a suscité au sein de l'élite dirigeante des appels à redoubler d'effort pour démanteler la protection du travail et créer une économie libérale suivant le modèle américain.
Le recul du président Jacques Chirac et du premier ministre Dominique de Villepin a été politiquement préjudiciable pour les deux. Cependant la teneur essentielle de ce recul fut de se tourner vers les syndicats et les partis officiels de la gauche, le Parti socialiste et le Parti communiste, et d'utiliser leurs services pour étouffer le mouvement de protestation de masse et, ce faisant, gagner du temps pour préparer de nouvelles attaques contre les conditions de vie et les droits des travailleurs.
L'élite dirigeante française peut compter, à juste titre, sur la collaboration des syndicats dans l'application de son programme dirigé contre la classe ouvrière.
Le CPE, qui devait donner le droit aux entreprises françaises de licencier les jeunes salariés sans fournir de motif pendant une période de deux ans, ne représentait qu'une disposition mineure d'une politique intensément débattue et collectivement élaborée par la bourgeoisie européenne en vue de maintenir sa compétitivité internationale contre les Etats-Unis et l'Asie en réduisant les salaires et les conditions de travail et en faisant des coupes claires dans les dépenses sociales.
L'Union européenne (UE) mit en place cette orientation en mars 2000 dans ce qu'on appelle la Stratégie de Lisbonne, qui énuméra une série d'objectifs économiques à atteindre d'ici 2010. Le document stipula « Aujourd'hui, l'Union européenne, comme toute autre région, est confrontée à un changement de paradigme motivé par la mondialisation et la nouvelle économie de connaissance », pouvait-on lire dans le document. « Ceci a des implications sur tous les aspects de la vie et requiert une transformation radicale de l'économie et de la société européennes. »
La Stratégie de Lisbonne, tout en renfermant un certain nombre d'engagements vagues pour la réduction de la pauvreté et l'amélioration de l'environnement, avait pour objectif essentiel d'accroître le niveau de profit des entreprises européennes par le biais de la déréglementation, de la privatisation et de la réduction des impôts sur les sociétés. Au nom de la « durabilité », l'UE s'engagea également à réduire les déficits budgétaires des Etats-membres et à réduire radicalement les systèmes de retraite et de services sociaux existants.
Il fallait que d'ici 2010, 70 pour cent de la main-d'oeuvre disponible soit mise au travail, soit une augmentation par rapport à environ 60 pour cent en 2000. Les femmes et les salariés plus âgés, qui sinon recevraient leur retraite ou des prestations sociales, étaient tout spécialement visés pour réintégrer le marché du travail.
La Stratégie de Lisbonne accorda une attention particulière aux « partenaires sociaux », à savoir les syndicats et les organisations patronales, dont « la contribution est nécessaire non seulement en raison du changement radical dans le monde du travail, mais aussi du fait de la nécessité de garantir une compréhension commune de tous les éléments indispensables à une économie dynamique. »
En d'autres termes, les syndicats devaient jouer le rôle de courroie de transmission pour les exigences de l'élite dirigeante, contribuant à supprimer la résistance des travailleurs contre la destruction de leur niveau de vie.
La Confédération européenne des syndicats (CES), organisation sise à Bruxelles et regroupant 81 syndicats nationaux, a joué un rôle décisif pour aider à formuler et à promouvoir la stratégie de l'UE contre la classe ouvrière. Le traité de Maastricht de 1992 inscrit formellement la CES aux côtés de la fédération des employeurs, la Confédération de l'industrie et des employeurs d'Europe (UNICE) (« La voix des entreprises en Europe »), en tant que « partenaire social » devant être consultée sur toutes les questions sociales et politiques majeures.
Alors que la CES est une entité bureaucratique n'entretenant qu'une relation consultative avec les syndicats nationaux, son rôle au sein de l'UE est très important. Elle soutient la Stratégie de Lisbonne et fit campagne en faveur de la Constitution européenne, également favorable au libéralisme économique et qui fut rejetée par les électeurs français et néerlandais lors des référendums de l'année dernière.
John Monks, secrétaire général de la CES et ancien dirigeant du British Trades Union Congress (Confédération syndicale britannique, TUC) a lancé un appel aux syndicats pour qu'ils collaborent avec le patronat dans le but de renforcer le capitalisme européen contre ses rivaux internationaux.
« Il y a beaucoup de gens, y compris beaucoup dans la gauche européenne qui veulent faire de l'Europe un contrepoids aux Etats-Unis, moins agressif, moins militaire mais doté d'un grand pouvoir économique », déclara-t-il l'année dernière, « Je suis moi aussi plutôt de cet avis. Nous voulons une Europe qui puisse mieux s'y prendre avec les Etats-Unis et négocier avec eux sur un pied d'égalité. Mais il ne s'agit pas seulement des Etats-Unis. Pour être en mesure de faire face à la montée de la Chine, de l'Inde, de la Russie et peut-être de l'Indonésie et du Brésil - les nouvelles superpuissances - il est nécessaire que cette région agisse ensemble. »
Les objections soulevées parfois par Monks et l'Union européenne contre la politique de l'élite dirigeante sont d'ordre tactique, concernant la manière dont les réformes de « libre marché » sont appliquées plutôt que leur contenu. Un sujet récurrent dans les publications syndicales est la crainte que si ces mesures ne sont pas concrétisées avec le doigté requis, l'hostilité des travailleurs éclatera et échappera au contrôle des syndicats.
« Aujourd'hui, trop de travailleurs perçoivent l'Europe comme une menace à leurs emplois, leurs conditions de travail et leurs prestations sociales », remarqua le mois dernier le comité exécutif de la CES. « Les dirigeants européens doivent être conscients de cela et agir en conséquence. Ils devraient envoyer un message clair montrant que l'Europe ce n'est pas seulement la concurrence et les marchés mais que c'est aussi un marché interne ayant une dimension sociale. »
Début 2005, la Stratégie de Lisbonne fut « relancée » suite à la publication d'un rapport de l'UE en novembre 2004 constatant que bien peu des objectifs économiques prévus dans la stratégie seraient atteints d'ici 2010. La réponse de l'UE à cette évaluation désastreuse fut d'abandonner la plupart des objectifs sociaux et environnementaux de la Stratégie de Lisbonne et d'exiger que la réforme économique soit accélérée.
Ce tournant opéré par la bourgeoisie européenne était lié à un changement de la situation politique internationale intervenu depuis la première rédaction de la Stratégie de Lisbonne. L'avènement du gouvernement Bush en janvier 2001 introduisit une politique étrangère américaine plus agressive et plus unilatéraliste et dont toute l'ampleur se manifesta par la soi-disant « guerre totale contre le terrorisme » après les attentats terroristes de New York et de Washington DC, le 11 septembre 2001.
La « guerre contre le terrorisme » était en essence un euphémisme pour la poussée intensifiée des Etats-Unis vers une hégémonie mondiale. Ceci signifia l'éruption du militarisme américain en Afghanistan et en Iraq ainsi que l'adoption d'une attitude beaucoup plus conflictuelle envers les soi-disant alliés européens de Washington, en particulier l'Allemagne et la France. Pour la première fois depuis plus d'un demi siècle, les Etats-Unis oeuvrèrent pour contrecarrer le projet européen d'intégration économique, en partie par crainte que l'euro, la monnaie nouvellement introduite, puisse sérieusement menacer l'hégémonie du dollar américain sur les marchés mondiaux.
Ne se sentant pas en position de défier directement les Américains, la réponse de l'élite dirigeante européenne fut d'accélérer ses efforts de « réformes » économiques. Rendre la main-d'oeuvre européenne plus « flexible » représentait un aspect central de la relance de la Stratégie de Lisbonne.
Comme l'examen communautaire de 2004 de la Stratégie de Lisbonne le constata clairement, « La tâche consiste à développer de nouvelles formes de sécurité, et de laisser derrière nous le paradigme restrictif consistant à conserver le même emploi toute sa vie. »
Tout ceci a bénéficié du soutien des syndicats européens. En réponse à la relance de la Stratégie de Lisbonne, la CES publia un communiqué commun avec les groupes patronaux UNICE et CEEP (Centre européen des entreprises à participation publique). Le document déclara que « la Stratégie de Lisbonne reste tout aussi valide et nécessaire qu'en 2000 ».
Les syndicats affirmèrent leur soutien à « des systèmes de protection sociale efficaces qui sont financièrement durables [et] à une politique macro-économique saine avec une bonne interaction entre politique salariale mise en place de façon autonome par les partenaires sociaux et avec de réelles évolutions de salaire qui soit en cohérence avec la croissance de la production. » En d'autres termes, ils s'accordèrent sur le fait que les conditions de travail, les conditions de vie et la protection sociale des travailleurs européens devraient être radicalement réduits.
La CES est souvent en discussion avec les représentants influents des grandes entreprises européennes et l'UE. La plus grande partie des activités de la CES a lieu à huis clos et derrière le dos des travailleurs qu'elle dit représenter. Le mois dernier, par exemple, la CES parraina un colloque de deux jours intitulé « Les réformes du marché du travail et la politique macro-économique de la Stratégie de Lisbonne ». Des bureaucrates communautaires venus de différents pays européens, des universitaires et des représentants du patronat y participèrent.
L'intervention clé fut celle de Joaquin Almunia, commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires. Les porte-parole d'Almunia et de la CES déclarèrent au World Socialist Web Site qu'il n'y avait aucun enregistrement ni notes disponibles du discours du commissaire et ni du débat qui eut lieu par la suite, et qui fut présidé par Willi Koll du ministère allemand des Finances.
Il est à noter que cette réunion se tint au moment même où les protestations de masse et les grèves en France étaient à leur apogée contre précisément les politiques discutées par des dirigeants d'entreprises, des fonctionnaires européens et des porte-parole syndicaux.
Début 2005, l'UE demanda aux Etats-membres de formuler des « Programmes de réforme nationale » (PRN) fixant des objectifs de réforme spécifiques aux différents pays en incluant une évaluation annuelle sur la manière dont chaque pays s'acquittait des exigences de la Stratégie de Lisbonne.
La réforme du marché de l'emploi était l'un des éléments centraux du PRN français. Le gouvernement du président Chirac et du premier ministre Villepin avança le CPE en conformité avec les exigences de la Stratégie de Lisbonne. Le rapport annuel 2005 de la Commission européenne pour la France « met l'accent sur des incitations financières plus grandes pour le retour au travail, le développement de contrats assistés, une politique active de marché du travail en matière de paiement de prestations sociales, davantage de soutien pour les personnes à la recherche d'un emploi et une plus grande importance accordée à leur responsabilité personnelle. »
Le rapport mentionna tout spécialement l'introduction du CNE (Contrat de nouvelle embauche) qui fut le précurseur direct du CPE. Le CNE donne le droit aux entreprises de moins de 20 salariés de licencier des travailleurs sans aucune justification quand bon leur semble. (Comme il fallait s'y attendre, le rapport de l'UE fournit une description euphémique du CNE, le décrivant comme « ayant pour objectif d'encourager l'embauche dans les entreprises de moins de 20 salariés. »)
D'autres aspects du PRN français comprennent des engagements pour réduire le déficit budgétaire et la dette publique, l'application de réformes concernant la sécurité sociale et le système de retraite, la réduction des impôts sur les sociétés, et une augmentation de la concurrence sur le marché d'industries et de secteurs divers.
Une critique de longue date émise par la CES dénonce le fait que le gouvernement gaulliste ne collabore pas suffisamment étroitement avec les syndicats français. Cinq des principaux syndicats français sont affiliés à la CES, y compris la CGT (Confédération générale du travail), la CFDT (Confédération française démocratique du travail) et FO (Force ouvrière).
Dans un certain nombre de pays européens, particulièrement ceux de la Scandinavie, la politique ayant trait à la Stratégie de Lisbonne est élaborée en étroite collaboration avec les syndicats. Comme le relevait une étude récente de la CES, en France, cependant, « les partenaires sociaux ne sont pas, par tradition, consultés en ce qui concerne la politique nationale de l'emploi Des représentants syndicaux expliquent qu'ils ne reçoivent de réponse [du gouvernement] que s'ils entrent dans une stratégie nationale d'emploi existante. »
Le premier ministre Villepin provoqua les syndicats en essayant de faire passer le CPE de force, sans même un semblant de consultation avec les « partenaires sociaux ». Après que lycéens et étudiants organisèrent des manifestations de masse contre cette mesure, les syndicats apportèrent leur soutien à une série de grèves de 24 heures. Dès le début, cependant, les syndicats firent leur possible pour garantir que le mouvement contre le CPE ne se développait pas en une lutte contre la politique générale de l'élite dirigeante française ou en une tentative de renverser le gouvernement gaulliste.
L'évaluation de Léon Trotsky sur la position des syndicats français durant la grève générale de 1936 s'applique également, 70 ans plus tard, à leur approche au mouvement anti-CPE : « Ce n'est que placés devant le fait accompli que les dirigeants officiels « reconnurent » la grève pour pouvoir mieux l'étouffer. »
Lors de la manifestation commune finale des travailleurs et des étudiants contre le CPE à Paris le 4 avril, le secrétaire général de la CES, John Monks, défila en tête d'une foule rassemblant quelques 700.000 personnes, bras dessus, bras dessous avec Bernard Thibault, le dirigeant de la CGT et François Chérèque de la CFDT.
L'apparition de Monks à la manifestation de Paris démontra l'inquiétude suscitée, pour la bureaucratie syndicale européenne, par le mouvement de masse en France. L'ensemble des syndicats européens, tout comme leurs homologues français, voulaient en finir au plus vite avec les grèves et les manifestations. A l'opposé des sentiments profonds des travailleurs et des étudiants, qui étaient déterminés à combattre le programme droitier du gouvernement, la priorité des syndicats était d'obtenir une promesse du gouvernement de les consulter correctement avant d'introduire d'autres attaques contre les conditions de vie des travailleurs.
Un jour à peine après l'annonce du gouvernement
de remplacer le CPE par un programme symbolique d'emplois
subventionnés, les syndicats acceptèrent une proposition
de l'organisation patronale, MEDEF (Mouvement des entreprises
de France) de participer à des discussions en vue de «
tirer les leçons » de la crise.