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Le contexte politique du mouvement anti-CPENovembre-décembre 1995 : Les travailleurs français en révoltePar David Walsh Nous publions de nouveau cette série d'articles sur la révolte de la classe ouvrière française en novembre et décembre 1995 dans l'espoir que cela contribuera à clarifier le contexte politique du soulèvement actuel en France. Avec la révolte en cours, des millions de jeunes et de travailleurs répondent encore une fois aux efforts de la classe dirigeante française de couper et même d'éliminer entièrement les gains sociaux réalisés au cours de décennies de lutte. En novembre et décembre 1995, la classe ouvrière s'est révoltée contre les efforts du régime de droite du premier ministre Alain Juppé de «réformer» le système de sécurité sociale, tout comme aujourd'hui le gouvernement de Dominique de Villepin «réforme» les lois du travail en France. En 1995, des millions de travailleurs, dirigés par les travailleurs du transport en particulier, ont rejeté les assertions du gouvernement et des médias et ont reconnu leur manoeuvre pour ce qu'elle était : une tentative de faire porter le poids des coûts sociaux à la population travailleuse. Le gouvernement, comme celui d'aujourd'hui, s'était alors trouvé isolé face à un mouvement de masse. Malgré l'appui général à la grève en 1995, les bureaucraties syndicales et la gauche officielle (le Parti socialiste, le Parti communiste, les Verts), bénéficiant de l'aide de la soi-disant extrême gauche (la Ligue communiste révolutionnaire, Lutte ouvrière et le Parti des travailleurs) ont réussi à contenir le mouvement et à garder le gouvernement Juppé au pouvoir. Le régime de droite de Juppé a été défait dans les élections parlementaire de 1997, mais la coalition de la «gauche plurielle» dirigée par le Parti socialiste de Lionel Jospin qui l'a remplacé a continué à attaquer la classe ouvrière, ouvrant la porte au retour de la droite au pouvoir en 1992. En décembre 1995, David Walsh s'est rendu en Europe comme partie d'une équipe internationale de journalistes pour couvrir sur place la grève massive en France. Cette équipe a étudié le mouvement de grève et la crise politique qu'elle a engendrée, a interviewé des grévistes, des représentants syndicaux et des représentants de diverses organisations de «gauche» aussi bien que des personnes qui n'étaient en grève de différentes couches de la société. Cette brochure a tout d'abord été publiée sous la forme d'une série d'articles. Elle présentait une analyse détaillée du mouvement de grève et du rôle joué par les divers syndicats, partis politiques et tendances. Elle répondait à plusieurs questions : pourquoi
ce mouvement avait-il éclaté en France? Pourquoi
n'y avait-il pas de mouvement comparable aux États-Unis
à cette époque, même si les attaques contre
les programmes sociaux allaient beaucoup plus loin que celles
que voulait implantées le gouvernement français?
Que pouvait-on pressentir de ces événements quant
au développement à venir de la lutte de classe
en France, en Europe et internationalement? Qu'est-ce que ces
événements ont révélé sur
la capacité révolutionnaire de la classe ouvrière?
Quels sont les problèmes politiques cruciaux qu'elle doit
surmontée? Qu'est-ce qui a déclenché le mouvement de grève? Un immense mouvement de solidarité sociale Les problèmes politiques du mouvement de grève Comment la bureaucratie syndicale a étouffé le mouvement de grève Le Spectre d'un mouvement européen La signification du mouvement de grève français Annexe : Deux remarques à propos des radicaux français Qu'est-ce qui a déclenché le mouvement de grève?En novembre et décembre 1995, les masses laborieuses en France se sont opposées pendant trois semaines et demie au gouvernement de droite de Jacques Chirac et de son premier ministre Alain Juppé. Afin de résister aux attaques dévastatrices du gouvernement contre les programmes sociaux, les régimes de retraites, la santé, les emplois et les conditions de travail des employés de la fonction publique, les travailleurs ont freiné la production et occupé leurs lieux de travail. Suivant l'exemple de dizaines de milliers de cheminots, les employés des postes, du téléphone, de l'électricité, de la sécurité sociale, des transports, du secteur hospitalier, des mines, des services d'incendie, des aéroports, des municipalités et de l'éducation, à Paris et ailleurs, ont mené une lutte immense. Lors des six grandes manifestations qui ont touché toutes les grandes villes du pays, des millions de travailleurs et d'étudiants sont descendus dans la rue pour exiger le retrait des propositions gouvernementales connues sous le nom de « Plan Juppé ». Le 12 décembre eut lieu la plus forte mobilisation avec 2,3 millions de manifestants et plus de 250 manifestations. A Marseille, où les fascistes du Front National ont obtenu un soutien important au cours des dernières années, plus de 100 000 travailleurs et étudiants ont manifesté. La même chose se produisit à Nice, où plus de 50 000 personnes sont descendues dans la rue à l'occasion de l'une des manifestations les plus importantes de l'histoire de cette ville. Une écrasante majorité de la population française a sympathisé avec le mouvement de grève. Ainsi, les tentatives de la droite pour mobiliser les usagers des transports en commun contre les grévistes se sont-elles soldées par des échecs ridicules. Même les instituts de sondage qui ne dévoilent jamais que des résultats conformes aux besoins politiques de la bourgeoisie rapportaient que, même après trois semaines de grèves, 60 % des personnes interrogées continuaient de soutenir le mouvement anti-gouvernemental. La révolte de la classe ouvrière contre le genre de programmes d'austérité et de coupes budgétaires qui est à présent commun à tous les pays capitalistes avancés menace la politique de la classe dominante en Europe. Juppé a en effet présenté son plan afin de ramener le déficit budgétaire de la France au niveau exigé par les accords de Maastricht en vue d'accéder à l'Union monétaire européenne. Au plus fort de la vague de grèves, le président français, Jacques Chirac a rencontré le chancelier allemand, Helmut Kohl, à Baden-Baden, symbolisant ainsi l'unité de la bourgeoisie européenne et internationale contre la classe ouvrière française. En démontrant ainsi leur énorme force sociale, les travailleurs français ont semé l'effroi au sein de la classe dirigeante de leur pays comme à l'étranger. Toutefois, malgré ce mouvement de grèves massif, le gouvernement Chirac-Juppé et les éléments essentiels de son plan sont toujours en place. La classe ouvrière a certes montré sa capacité révolutionnaire, mais également sa plus grande faiblesse, l'absence de direction et de programme socialistes. Les travailleurs n'ont été ni vaincus, ni forcés de retourner au travail : ils ont été trahis. Dès le début, les directions officielles de la classe ouvrière française le PCF (Parti communiste français), le PS (Parti socialiste) et les syndicats ainsi que les organisations de gauche de la classe moyenne telles que la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), Lutte Ouvrière et le Parti des Travailleurs ont tout fait pour maintenir le mouvement de grève dans le cadre syndical, pour bloquer toute opposition politique au gouvernement et pour épuiser les travailleurs jusqu'à ce qu'il ne leur reste plus d'autre option que la reprise du travail. Le mouvement de grève de novembre et décembre 1995 en France est un événement historique. Ces grèves sont les plus importantes de ce dernier quart de siècle et elles opposent un démenti irréfutable à tous ceux qui proclament la fin de la lutte des classes et qui ont pris congé de la classe ouvrière. Ces intellectuels ignorants et dégénérés dont beaucoup ont Paris comme foyer spirituel n'admettront probablement pas leur erreur. Qu'importe : les actes de millions de travailleurs ont fait voler en éclats toutes leurs constructions idéologiques compliquées. Les événements qui se sont produits en France confirment de façon convaincante le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière, un rôle lui venant de la position même qu'elle occupe dans le processus de production. Ces événements démontrent également toute la force attractive qu'exerce sur toute la population laborieuse traditionnellement qualifiée de classe moyenne, une classe ouvrière combattante. La vague de grèves de novembre et décembre derniers représente, comme la grève générale de Mai-juin 1968, une expérience stratégique pour la classe ouvrière. Comme dans toutes les grandes confrontations de ce type entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, il y a des leçons essentielles à tirer et à assimiler. Il faut étudier soigneusement les points forts et surtout les points faibles de ce mouvement de grève. Car, contrairement aux laquais petits-bourgeois des bureaucraties stalinienne et sociale-démocrate qui glorifient sans discernement le militantisme spontané des travailleurs, nous partons des implications révolutionnaires de ce soulèvement. Par conséquent, il est avant tout essentiel de mettre en lumière les problèmes politiques qui se sont manifestés durant ces grèves pour s'y attaquer ensuite : à savoir la crise historique de direction et de perspectives au sein de la classe ouvrière. Notre tâche est de contribuer à l'éducation politique des travailleurs et de construire une nouvelle direction, la direction révolutionnaire dont le besoin a été souligné avec tant de force lors des récents événements. Cette explosion sociale annonce une nouvelle étape de la lutte des classes à l'échelle internationale. Que s'est-il passé après la grève générale de Mai-juin 1968 en France? On assista pendant sept années tumultueuses à la chute des vieux régimes fascistes portuguais et espagnol, au renversement de la dictature militaire en Grèce, la défaite du gouvernement Heath en Angleterre et une crise politique aux Etats-Unis qui abouti au départ de Nixon, la seule fois dans l'histoire de ce pays où un président ait été forcé de démissionner. Tous ces bouleversements avaient alors ébranlé le capitalisme européen et mondial jusque dans ses fondements. La bourgeoisie s'en est tirée grâce aux efforts des ses agences contre-révolutionnaires que sont le stalinisme et la social-démocratie, elles-mêmes soutenues par les tendances révisionnistes petites-bourgeoises. La classe ouvrière a du payer un prix élevé pour avoir manqué cette occasion. Ce nouveau mouvement de grève éclate dans des conditions de crise nettement plus aigüe et plus avancée. Le boom économique de l'après-guerre s'est épuisé il y a longtemps, tout le système politique associé à cette période est en ruines et l'influence des vieilles bureaucraties ouvrières a été sévèrement érodée. La prospérité de l'après-guerre a cédé la place en France et dans une bonne partie de l'Europe à des taux de chômage supérieurs à dix pour cent et à une énorme intensification des conflits commerciaux. En 1968, la classe ouvrière française tentait d'accroître les gains qu'elle avait réalisés au cours des vingt années précédentes. Aujourd'hui toutes ses conquêtes sociales font l'objet d'une attaque frontale de la part d'une classe dominante bien moins en mesure de faire des compromis. Les implications internationales de l'explosion de la lutte des classes en France sont également plus immédiates aujourd'hui qu'il y a 27 ans. Au cours de cette période, l'économie mondiale a en effet enregistré d'importantes transformations qui se sont traduites par un degré sans précédent d'intégration internationale. Le capital européen lui-même recherche l'intégration. La plupart des grandes sociétés opèrent à l'échelle mondiale. Tout développement politique important a des ramifications internationales. Le sort des travailleurs d'une partie du monde a des effets tangibles sur les luttes ouvrières dans d'autres régions du globe. Ces immenses changements ont plus que jamais rendu nécessaire une approche internationale consciente de la part des travailleurs. Les mesures de Juppé ne sont en effet que la version française de la politique de Thatcher, Reagan, Clinton, Berlusconi et autres. Il n'y a pas que le régime de Kohl et des directeurs de la Bundesbank qui aient soutenu Juppé. C'est toute la bourgeoisie mondiale qui lui a demandé de se montrer ferme à l'endroit des protestations ouvrières. La crainte qu'a engendré le mouvement français dans la bourgeoisie américaine se manifeste dans la façon dont on a traité ces événements dans les médias. Les chaînes de télévision américaines, qui appartiennent à des sociétés possédant des milliards de dollars, façonnent toujours leurs informations selon les besoins du grand capital. Dans le cas qui nous concerne, ils ont consciencieusement passé sous silence la vague de grèves qui secouait la France. Quant à la presse du grand capital, elle s'est mise en colère. Elle a calomnié les ouvriers français, leur réservant le langage dont elle se sert contre les pauvres aux Etats-Unis. Selon elle, les travailleurs français qui se battent pour leurs droits sont des égoïstes, des gens cupides et des enfants gâtés. Hormis les intérêts de classe évidents défendus par la presse, un autre facteur a sans aucun doute contribué à une telle attitude : jusqu'à présent, il n'y a pas eu d'explosion sociale comparable aux Etats-Unis. Alors qu'en France des millions de travailleurs paralysaient les chemins de fer, les aéroports et le courrier postal en riposte au plan Juppé, il n'y eut aux propositions de Bill Clinton et du Congrès visant à éliminer quasiment les programmes sociaux aux Etats-Unis, et à l'arrêt provoqué par la grande entreprise des activités du gouvernement fédéral mettant des centaines de milliers de travailleurs au chômage forcé, aucune opposition organisée. La révolte de la classe ouvrière en France a dépassé le cadre de la simple lutte syndicale. Sa puissance et le défi implicite qu'elle représentait pour la classe dirigeante étaient liés au fait qu'il s'agissait d'un vaste mouvement social allant au-delà des intérêts étroits des diverses corporations. En fait, l'influence des syndicats a tellement diminué au cours des dernières années en France que des représentants de la bourgeoisie ont fait remarquer le danger que cela constituait pour la stabilité politique du pays. La faiblesse des syndicats officiels est l'une des principales raisons pour lesquelles la classe ouvrière a pu mettre sur pied un tel mouvement. La solidarité de classe qui s'y est manifestée est l'héritage résiduel des fortes traditions révolutionnaires et socialistes de la classe ouvrière française. Les travailleurs ne se sont pas battus pour leurs simples intérêts immédiats. Ils se sont mobilisés pour défendre un système de protection sociale généralisé auquel tout le monde a droit. Les travailleurs français sont fiers de leurs conquêtes sociales et du fonctionnement des entreprises d'Etat telles que les chemins de fer et le téléphone. Le 15 novembre, Alain Juppé montait à la tribune de l'Assemblée nationale pour dévoiler son plan de réforme du système de sécurité sociale. Salué par les applaudissements de près de cinq cent députés (les partis de droite ont obtenu près de 80% des sièges lors des dernières élections législatives de mars 1993) et avec beaucoup de suffisance, Juppé révéla les quatre grands secteurs visés par ses «réformes » : l'assurance-maladie, les retraites, la politique familiale et le financement de la sécurité sociale. Une dizaine de jours plus tard, plusieurs millions de travailleurs réagirent en participant à une grève de 24 heures, alors que les cheminots entamaient une grève illimitée. Une crise sociale et politique majeure éclata. Même si elle n'apparaissait pas à la conscience des travailleurs, la question de savoir quelle classe sociale devait détenir le pouvoir se posait alors implicitement. Pour comprendre pourquoi le plan Juppé a provoqué une telle sédition, il est avant tout nécessaire d'examiner brièvement le système de protection sociale français et la nature de l'attaque gouvernementale. Ce système fut mis en place à la fin de la Seconde guerre mondiale. Les sections les plus conscientes de la classe ouvrière française avaient participé au mouvement de résistance contre l'occupation allemande et le régime fantoche du maréchal Pétain. Ce dernier collaborait avec les nazis et contrôlait la majeure partie du sud de la France. Victorieux et en armes, les ouvriers français ont vu dans la défaite du nazisme plus qu'une simple défaite du fascisme. Pour eux, le temps était venu de régler leurs comptes avec la bourgeoisie française elle-même. Néanmoins, comme le remarque un historien, les dirigeants du Parti communiste français, qui avaient dominé la Résistance, « ...avaient d'autres idées. Thorez, le dirigeant du PCF, qui passa la période de la guerre à Moscou, savait parfaitement que Staline n'avait aucune intention de favoriser des soulèvements communistes en Europe occidentale et qu'il acceptait la division du monde en deux blocs distincts, comme il en avait été convenu lors de la conférence de Téhéran en 1943 ». (Traduit de l'anglais. James F. McMillan, Twentieth Century France, New York, Edward Arnold, 1992, p. 151). A Téhéran eut lieu une des trois grandes conférences tenues par les alliés, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS, et où fut déterminée la face de l'Europe d'après-guerre. Même si la direction du Parti communiste stalinien, dont le but était de préserver le système de profit, empêcha les ouvriers de lutter pour le pouvoir, ceux-ci réussirent malgré tout à arracher à la classe dominante un système de protection sociale étendu. Aux Etats-Unis, le terme sécurité sociale désigne le système de retraites établi par la Loi sur la sécurité sociale de 1935. Mais en France, ce terme se réfère à la responsabilité qu'a la société dans son ensemble d'assurer une protection contre la pauvreté, l'invalidité ou la maladie, et de garantir un niveau de vie décent aux personnes agées; il désigne aussi l'appareil important qui permet d'atteindre ces objectifs. Lors de la récente vague de grèves, les médias américains ne purent réagir que par un mélange de méchanceté et d'ahurissement face aux avantages sociaux que la population française considère comme allant de soi. Dans un article intitulé : « Pour les Français, la solidarité passe avant l'équilibre budgétaire », le New York Times écrivait avec stupéfaction que le gouvernement français versait, à partir du quatrième mois de grossesse l'équivalent de 150 dollars à une future mère, sans que soit tenu compte de son statut économique ou marital. Cette allocation familiale est maintenue jusqu'à ce que l'enfant atteigne l'âge de 18 ans et elle double avec le second enfant. De plus, tous les soins, les consultations et les médicaments sont gratuits durant la grossesse dans les cliniques financées par l'Etat. L'article poursuivait : « Les familles nombreuses et défavorisées profitent de toute une série d'avantages sociaux financés par l'Etat, comprenant des congés annuels payés et le transport jusqu'à une station balnéaire ou de montagne. L'Etat prend également en charge les frais de déménagement, les soins à domicile pour les personnes agées, sans compter le subventionnement des logements et même des lessiveuses et des lave-vaisselles pour les familles nombreuses à faible revenu ». Le Wall Street Journal rapportait pour sa part le cas d'un cheminot, Francis Dianoux, 37 ans, « qui jouit de tous les avantages sociaux qu'offre la SNCF (la société nationale des chemins de fer en France) à ses employés : emploi garanti à vie, retraite à 55 ans, voyages gratuits en train et cinq semaines et demie de congés payés annuels. Pour ce travailleur, le coût de tout cela, tant pour la SNCF que pour la société française, est sans importance ». Le Wall Street Journal trouve inconcevable que les travailleurs français ne partagent pas les vues propagées aux Etats-Unis et qui sont bien souvent acceptées sans y réfléchir par beaucoup de travailleurs américains, à savoir que le marché capitaliste est le produit le plus élevé de la civilisation humaine et que toute entreprise qui ne fait pas de profit mérite de périr. Parlant de l'attitude des ouvriers français, l'article fait le commentaire suivant : « Triompher de telles attitudes, si profondément enracinées, voilà le défi du gouvernement français au lendemain d'une grève dévastatrice de 24 heures ». Plus facile à dire qu'à faire : la bourgeoisie se heurte ici à ce qui reste des traditions égalitaires et révolutionnaires de la classe ouvrière française. En France, le système de sécurité sociale n'est ni entièrement public, ni privé. Il est constitué d'une structure administrative hautement décentralisée reposant sur de nombreux fonds financiers autonomes, les "caisses". Les agences qui exploitent ces caisses sont supervisées par des conseils d'administration dont les membres sont nommés à part égale par les organisations patronales et les syndicats. Le premier changement proposé par Juppé était la création, à partir des dix-neuf caisses d'assurance-maladie actuelles, d'un système unique. Toutefois, il est clair que le gouvernement français n'avait nullement l'intention de préserver les avantages spécifiques offerts par les différents systèmes, mais bien de créer un nouveau système d'assurance maladie inférieur qui réduirait les avantages offerts à la population ouvrière dans son ensemble. Un tel programme ouvrirait également la voie à une activité intensifiée des compagnies d'assurance privées qui pourraient ainsi offrir une couverture supplémentaire. En proposant également d'éliminer le système de gestion commune des diverses caisses par les syndicats et le patronat, Juppé a déclenché une tempête de protestation de la part des bureaucraties syndicales. Force Ouvrière (FO) est un syndicat anticommuniste créé avec l'aide de la CIA au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Forte de 400 000 membres, il est aujourd'hui la troisième centrale syndicale du pays. Il profite en particulier du rôle qu'il joue dans la gestion de l'assurance-maladie nationale, qui brasse tous les ans des centaines de millions de francs, sans compter les postes et l'influence qu'elle donne à ses bureaucrates. Juppé prétend que l'intention du gouvernement est de démocratiser l'appareil du système d'assurance-maladie en le plaçant sous son contrôle direct. Il ment. Selon cette proposition, l'Assemblée nationale « fixera les orientations générales et les objectifs des politiques de protection sociale » et déterminera aussi les dépenses qui garantiront «l'équilibre du système ». En d'autres mots, le peuple français, comme c'est le cas pour les Américains, sera informé de ce que ses besoins sociaux élémentaires sont trop coûteux et incompatibles avec les exigences de l'économie nationale. Le système de sécurité sociale sera ainsi passé à la guillotine budgétaire. Le gouvernement propose également d'allonger la période pendant laquelle un fonctionnaire doit avoir travaillé afin de se qualifier pour une retraite complète. Cette période est actuellement de trente-sept ans et demi de services et passerait à quarante ans. Le gouvernement d' Edouard Balladur avait introduit la même « réforme » pour les travailleurs du secteur privé en 1993 sans que les syndicats ne bougent le petit doigt. Le système général de retraites a également été mis en place à la fin de la Seconde guerre mondiale. Diverses sections de travailleurs de la fonction publique (dix-sept en tout) ont choisi de ne pas fusionner leur programme de retraite avec le système commun. En général, leurs taux de contribution sont plus bas et ils bénéficient de retraites plus élevées. Le nombre de travailleurs appartenant à ces secteurs ayant diminué, en partie à cause de l'élimination de nombreux postes dans la fonction publique, ces caisses ont accumulé des déficits que le gouvernement doit couvrir. Pour 65% des employés de l'Etat, l'âge minimum
de la retraite est de 60 ans. Pour les autres, 35%, considérés
comme ayant une activité entraînant Un employé de la fonction publique reçoit une retraite mensuelle moyenne de 11 134 francs, soit 75% de son salaire de base, tandis qu'un employé du secteur privé reçoit en moyenne 8459 francs, l'équivalent de 70% de son salaire de base. Ces retraites dépassent largement celles de la majorité des travailleurs américains. Les cheminots sont confrontés à des attaques spécifiques sur de nombreux fronts en plus de l'attaque générale contre la sécurité sociale et la santé. Ainsi, pour bénéficier d'une retraite complète, un cheminot doit remplir deux conditions : d'abord être âgé d'au moins 55 ans (50 pour les dix-huit mille conducteurs de train) et avoir travaillé pour la SNCF pendant au moins 25 ans. Actuellement, un cheminot qui part en retraite à 55 ans a travaillé en moyenne 32 ans pour les chemins de fer. Si sa période de contribution est allongée à 40 années de service, il devra travailler huit années de plus, la période pendant laquelle il devra travailler sera allongée d'un quart. Les cheminots ont en outre été révoltés par un plan de restructuration des chemins de fer sur lequel se sont entendus la SNCF et le gouvernement. Ce plan prévoyait la destruction de 5600 kilomètres de lignes et l'élimination de dizaines de milliers d'emplois. Et sur l'ensemble de la SNCF plane la menace d'une privatisation partielle ou complète, un sort qui attend également France-Télécom, la société nationale de téléphone et de télécommunication. Le troisième volet des attaques de Juppé est le gel des allocations familiales et pour la première fois, leur soumission à l'impôt. La « réforme du financement de la protection sociale » constitue le quatrième élément de son plan. Afin de venir à bout d'un déficit de 250 milliards de francs accumulé entre 1992 et 1996, le gouvernement propose d'introduire un impôt de Remboursement de la Dette Sociale (RDS), impôt unique de 0,5% sur tous les revenus. Même les retraités qui reçoivent un peu plus de la retraite mensuelle minimum se verraient imposés. En outre, la Contribution Sociale Généralisée (CSG), un impôt régressif introduit par l'ancien gouvernement du Parti socialiste qui s'élève maintenant à 2,4%, sera augmenté d'un montant indéterminé et sera étendu à tous les revenus en 1997. Ainsi, les chômeurs et les retraités dont les revenus sont supérieurs au salaire minimum seront soumis à un nouveau taux de contribution à l'assurance-maladie qui sera de 1,2% en 1996 et 1997. Selon la CGT, la fédération syndicale stalinienne, le plan du gouvernement coûtera environ 40 milliards de francs aux salariés en 1996 et 50 milliards en 1997. Bref, le gouvernement lance une attaque tous azimuts contre les conditions de vie et les anciennes conquêtes de la classe ouvrière acquises au prix de luttes difficiles. Ayant reconnu la nature de cette attaque, les travailleurs français se sont mobilisés pour la combattre. Suite aux grèves, le gouvernement a été forcé de suspendre son a plan d'augmentation de la période de contribution au régime de retraite pour les travailleurs du secteur public, de même que son plan de restructuration de la SNCF. Mais les éléments essentiels du Plan Juppé le nouvel impôt de 0,5%, l'extension de la CSG, le gel des allocations familiales et le changement de leur taux d'imposition, l'augmentation des contributions d'assurance-maladie pour les sans-emploi et les personnes âgées, le placement du système de sécurité sociale sous le contrôle du gouvernement tout cela est maintenu. Les dirigeants syndicaux, les staliniens du PCF et leurs défenseurs petits-bourgeois en France et ailleurs ont parlé, pour ce mouvement de grèves, d'une grande victoire. La bourgeoisie française voit les résultats du conflit de façon plus réaliste. Ainsi, le 15 décembre, l'un des quotidiens les plus importants du pays, Le Monde, intitulait de façon significative un article à ce sujet « Le plan Juppé n'a été vidé que d'une partie de son contenu ». De son côté, le quotidien Libération écrivait dans un article du 13 décembre : « Que reste-t-il du Plan Juppé? Presque tout. » Les grèves en France ont démontré que la classe ouvrière reste, du point de vue de sa position économique, la force la plus puissante dans la société. Les travailleurs français ont lutté avec énergie, de larges couches de la population les ont soutenus, le gouvernement s'est retrouvé isolé le mouvement possédait tout sauf l'élément le plus déterminant : une direction révolutionnaire munie d'une perspective politique indépendante. C'est cette absence de stratégie alternative qui a permis aux dirigeants ouvriers officiels de reprendre le contrôle du mouvement et de le saboter. Des millions de travailleurs se sont posé cette question évidente : si le plan Juppé est la clé de voûte de ce gouvernement, comment peut-on s'en défaire sans se débarrasser du gouvernement? Et sans éliminer le système de profit, ajoutaient les travailleurs les plus conscients. Mais aucune réponse ne venait des organisations impuissantes dont les travailleurs français sont prisonniers. En fait, pas une d'entre elles, que ce soit le Parti socialiste, le Parti communiste, les syndicats ou encore la soi-disante Extrême-gauche (la LCR pabliste, Lutte Ouvrière, le Parti des Travailleurs de Pierre Lambert), n'a même abordé la question du pouvoir politique. Voilà ce qui produisit en fin de compte la défaite du mouvement de grève. L'acte final des événements de novembre-décembre 1995 a souligné la traîtrise des centrales syndicales CGT et FO. Elles ont abandonné les travailleurs des transports marseillais et les ont laissé seuls face à la force répressive de l'Etat. Bien que les travailleurs français aient perdu cette bataille, le dernier mot n'a pas encore été dit, ni en France, ni ailleurs dans le monde. La préoccupation fondamentale de la Workers League et du Comité International de la Quatrième Internationale en analysant cette expérience cruciale est de préparer la classe ouvrière à la nouvelle période de grands bouleversements sociaux qui s'ouvre aujourd'hui partout dans le monde. Un immense mouvement de solidarité socialeEn novembre et décembre 1995, de larges sections de la classe ouvrière se mobilisèrent contre la coalition gouvernementale dirigée par Jacques Chirac et Alain Juppé. Les travailleurs résistaient à l'attaque menée par le régime de droite contre la sécurité sociale, les retraites, l'assurance maladie, l'emploi et les conditions de travail des ouvriers du service public. Ils se mirent en grève par millions parfois pour un jour parfois pour une plus longue période. D'innombrables lieux de travail furent occupés par les grévistes. De nombreux travailleurs de l'industrie privée participèrent aux manifestations et à d'autres formes de protestation. Un aperçu rapide de la chronologie des événements et une liste approximative des diverses sections d'ouvriers ayant participé au mouvement suffisent à donner une idée de son ampleur sectorielle et géographique. Le conflit commença à prendre forme pendant
l'été et à l'automne de 1995. En août,
Alain Juppé, le premier ministre, qui affirmait que les
recettes des impôts souffraient de l'affaiblissement de
l'économie, ordonna aux industries nationalisées
de réduire leurs dépenses. En août également,
Alain Madelin, qui était alors ministre de l'économie,
critiqua les Le mot réforme signifie à présent, en France comme aux Etats-Unis, que l'institution ou la structure detinée à être réformée doit, soit disparaître entièrement, soit changer de façon irréversible en faveur des intérêts du grand patronat. Avant que Juppé ne prononce son discours arrogant à l'assemblée nationale des dizaines d'universités avaient été fermées par les étudiants en grève qui exigeaient plus de moyens financiers pour l'enseignement supérieur. Le 27 octobre, des milliers d'étudiants, de parents et d'enseignants manifestèrent à Rouen. Plus de 100 000 étudiants protestèrent le 21 novembre où ils furent rejoints par les lycéens. La réaction des travailleurs se fit sérieuse le 24 novembre, avec une manifestation de 50 000 personnes à Paris et un million de manifestants dans tout le pays. Des travailleurs de la SNCF commencèrent une grève qui se propagea rapidement à l'ensemble des chemins de fer. Des grévistes bloquèrent les lignes sortant de Paris, empêchant l'Eurostar, le train à grande vitesse qui traverse la Manche, de rouler. Les aiguilleurs du ciel empêchèrent 90% des vols de décoller. Quatre jours plus tard, 60 000 travailleurs et jeunes défilèrent à Paris pour une deuxième journée de protestation de masse dans tout le pays. Quatre centres de tri postal importants furent fermés et deux d'entre eux furent occupés. En soutien au mouvement de grève, quatre-ving cinq chauffeurs de bus de la RATP bloquèrent un dépôt à l'aide d'autobus. En quelques heures, l'ensemble des transports parisiens, métro et RER compris s'arrêtèrent. D'immenses embouteillages se formèrent dans Paris et ses environs, ce qui devint un phénomène journalier pour les trois semaines à venir. Le 30 novembre, la moitié des centres de tri étaient fermés. Des travailleurs de l'EDF-GDF se mirent en grève. Les camionneurs menaçaient eux-aussi de se mettre en grève. Il y avait autour de Paris 500 kilomètres de bouchons. Une partie des travailleurs des usines Renault de Cléon et de Sandouville débrayèrent en soutien aux travailleurs du service public. Le 30 novembre fut aussi une journée de protestation chez les étudiants; 160 000 d'entre eux participèrent à des manifestations dans tout le pays. A Toulouse, dont l'université fut une des premières à se mettre en grève, 30 000 étudiants manifestèrent. Ils furent 10 000 à Rennes, 7000 à Lorient; à Lille, 4000 étudiants et 1000 cheminots et travailleurs du service public manifestèrent contre le gouvernement. Trente à quarante universités étaient complètement ou partiellement fermées. L'EDF-GDF fut paralysée par la grève du premier décembre; selon les syndicats deux tiers des ouvriers du service public étaient en grève. France Telecom, l'entreprise d'Etat dont la privatisation est imminente, commença à être affectée par les grèves. Le 3 décembre, des cheminots du Mans bloquèrent l'entrée de la permanence locale du RPR, le parti au pouvoir. Les ouvriers de la Banque de France se réunirent pour discuter d'une grève. La presse rapportait le jour suivant que 107 des 130 centres de tri du pays étaient affectés par la grève et que cinquante-sept d'entre eux étaient occupés par les travailleurs. 20% des travailleurs de France Telecom étaient en grève. Le 4 décembre, des travailleurs du service public manifestèrent à Perpignan (3000), à Nantes (1000), à Brest et Rennes (1000 dans chaque ville). des travailleurs de Renault à Cléon et Flins organisèrent des grèves, des travailleurs des Centres Hospitaliers Universitaires de Clermont-Ferrand, Nancy, Nice, Poitiers, Caen, Roubaix et Arras se mirent en grève. Le personnel d'une dizaine d'hopitaux de la région parisienne se réunirent en assemblée générale afin de discuter d'actions. L'aéroport d'Orly fut touché par le mouvement. Le 5 décembre vit une des plus grandes mobilisations de la part de la classe ouvrière dans ce mouvement. Il y eut ce jour au moins 247 manifestations dans l'ensemble du pays qui rassemblèrent en tout plus d'un million de personnes : 160 000 ouvriers défilèrent à Paris; à Marseille 50 000 cheminots, mineurs, dockers et étudiants manifestèrent ensemble. 30 000 personnes manifestèrent à Lyon et 25 000 à Nice. Selon la presse 45,6% des ouvriers du téléphone étaient en grève. Deux cents centres de sécurité sociale avaient fermé leurs portes. Dans diverses régions, des employés municipaux, des pompiers, des balayeurs, des éducatrices, se mirent en grève pour un jour. Des travailleurs de l'industrie privée eux aussi montrèrent leur opposition aux plans gouvernementaux. En Seine-Maritime par exemple, de nombreuse entrepises industrielles furent affectées par les grèves : entre autres une papetterie de la Chapelle Darbley, les usines Renault, Goodyear, ATO, GEC Alsthom, l'entreprise Spie et la Seita. Plusieurs milliers de travailleurs de Michelin se mirent en grève à Clermont-Ferrand. Alain Juppé n'est pas que premier ministre, il est aussi maire de Bordeaux, une ville de 250 000 habitants. Il eut une mauvaise surprise le 6 décembre, jour où la ville vécut une des plus grandes manifestations de son histoire. Plus de 50 000 travailleurs et étudiants défilèrent dans les rues, représentant plus de 700 entreprises privées, services publics et collèges. Manifestèrent entre autres les 300 travailleurs d'une biscuiterie, des travailleurs d'IBM et de Thomson. Le 7 décembre, après une journée de mobilisation générale, c'est un million de travailleurs qui défila encore. En plus de manifestations de masse à Paris, Marseille et encore une fois Bordeaux, des dizaines de milliers de personnes défilèrent au Havre, à Rouen et à Caen. Dans la petite ville de Lorient, les travailleurs des chantiers navals et des employés de SBFM, une filiale de Renault se joignirent à d'autres grévistes pour former une manifestation de 12 000 personnes. Le personnel de la Bibliothèque Publique d'Information à Paris se mit en grève. Le même jour des mineurs de Merlebach, dans le bassin houiller de Lorraine, qui faisaient grève pour les salaires se heurtèrent aux CRS au cours d'une bataille de rue qui dura quatre heures. Le 9 décembre, alors que des discussions commençaient entre le gouvernement et les syndicats dont le but était de trouver une issue à la grève, la participation aux grèves continuait d'être forte dans les chemins de fer et les transports parisiens. Le trafic aérien était perturbé à l'aéroport de Roissy et aux aéroports de Marseille et Montpellier. Les travailleurs des transports publics de Toulouse, Saint-Etienne, Rennes, Bordeaux et Marseilles organisèrent diverses actions. 40% des travailleurs de la Banque de France étaient en grève. Le jour suivant, un dimanche on vit se poursuivre les manifestations : 30 000 à Bordeaux, 5000 au Mans et à Chateauroux, 3000 à Narbonne. Dans de nombreuses villes moins importantes, la grève commençait à prendre l'allure d'une grève générale. A la télévision, les journaux télévisés montraient des citadins et des commerçants qui apportaient des provisions aux grévistes, comme à Périgueux, une ville de 40 000 habitants. La mobilisation la plus importante eut lieu le 12 décembre. Selons des sources syndicales, quelques 2,3 millions ouvriers participèrent à des centaines de manifestations. A Paris, il y eut 150 000 manifestants; à Marseille plus de 100 000; à Rouen 70 000; à Nice eut lieu une des plus grandes manifestations de l'histoire de cette ville : 50 000 personnes défilèrent contre le plan Juppé. A ce stade de la situation, le gouvernement et les syndicats combinèrent leurs efforts pour mettre un terme au mouvement. Le danger que la grève ne s'étende à l'industrie privée et que les syndicats n'en perdent le contrôle était réel. Il était de moins en moins certain que le régime allait pouvoir survivre à la crise. De plus, la possibilité d'un mouvement d'ampleur européenne contre les mesures d'austérité devenait réelle avec la manifestation de 70 000 travailleurs du secteur public à Bruxelles le 13 décembre. Juppé offrit de faire des concessions sur certaines mesures, en particulier aux cheminots (sur le « contrat-plan » passé entre la SNCF et le gouvernement qui menaçait les emplois et sur les retraites) et aux ouvriers du secteur public en général, sur les retraites. Il proposa aussi que se tienne un « sommet social » le 21 décembre au cours duquel les doléances des travailleurs pourraient, à l'en croire, être discutées. Le gouvernement promit aussi quelques millions de francs de plus pour les universités pour tenter de faire quitter la rue aux étudiants. Grâce à ces manuvres le gouvernement parvint à écarter les cheminots qui commencèrent à reprendre le travail, sans enthousiasme, le 14 décembre; ils furent suivis par les postiers, les ouvriers des transports parisiens et ceux du gaz et de l'électicité. Les dirigeants syndicaux, les staliniens du Parti communiste et les organisations petite-bourgeoises de « gauche » se précipitèrent sur les miettes que le gouvernement avait offertes comme appât, annoncèrent que la grève était une victoire et il s'en fallut de peu qu'ils n'annoncent officiellement la fin de la grève. Les dernières manifestations de masse eurent lieu deux jours plus tard, un samedi. Alors que les mouvements de protestation diminuaient en province, à en croire les autorités, la manifestation de Paris fut gigantesque. Plusieurs centaines de milliers de travailleurs et sympathisants de la grève défilèrent de la Place Denfert Rochereau à la Place de la Nation. Le long de la manifestation les trottoirs étaient envahis par les spectateurs. Certains applaudissaient, certain filmaient la manifestation qu'ils considéraient être un événement historique, d'autres étaient peut-être simplement curieux. Des spectateurs aux fenêtres envoyaient leurs encouragements aux manifestants. L'auteur de ces lignes atteignit la Place de la Nation avant que le défilé n'y parvint. Des milliers d'individus qui ne portaient ni pancartes ni autres symboles déferlaient sur le boulevard Diderot à la rencontre du défilé qui approchait, comme attirés par un aimant. La reprise du travail s'accentua fortement le 18 et le 19 décembre. Un train sur deux fonctionnait alors et les transports parisiens marchaient de nouveau presque normalement. Seuls 15 centres de tri postal restaient en grève. 20% des travailleurs du gaz et de l'électricité étaient encore en grève. Quand eut lieu le sommet social, la grande majorité des grévistes avait été démobilisée. Des postiers de Caen restèrent en grève jusqu'au 27 décembre, où une compagnie de CRS envahit les locaux de la poste et expulsèrent quinze grévistes. A Marseille, les travailleurs des transports en commun maintinrent leur mouvement jusqu'au 8 janvier pour s'opposer à un régime instauré il y a deux ans et selon lequel ceux qui étaient nouvellement embauchés gagnaient moins et étaient forcés de faire plus d'heures avec plus de flexibilité. Le sommet lui-même auquel participèrent des représentants
du gouvernement, des petites et des grandes entreprises et cinq
centrales syndicales, était une supercherie qui ne produisit
que des mots. Juppé, qui l'avait présenté
comme une discussion sérieuse des questions sociales qui
avaient engendré la vague de grèves, se servit
de l'occasion pour appeler les syndicats à la Friedrich Engels écrivit une fois :« Les français se réveillent toujours à l'approche de la bataille ». En effet les travailleurs français semble presque éprouver du plaisir à la perspective d'une bataille avec l'ennemi de classe. Cela fait partie de l'histoire en France, le pays où, « plus que partout ailleurs, les luttes de classes historiques furent menées jusqu'au bout et où, par conséquent, les formes politiques changeantes dans lesquelles elles se meuvent et où sont concentrés leurs résultats ont les formes les plus nettes ». (Préface du « 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte », de Karl Marx). La grande Révolution française de 1789 porta le coup de grâce à l'Europe féodale et ouvrit l'époque bourgeoise moderne. La première grande révolte de la classe ouvrière eut lieu en France en 1830 et contribua à la chute de Charles X. Dix-huit ans plus tard les travailleurs se soulevèrent à nouveau et renversèrent un autre roi, Louis Philippe. En 1871 fut constitué le premier gouvernement ouvrier de l'histoire, la Commune de Paris. En 1936, la lutte de la classe ouvrière française pour le pouvoir fut trahie par le Parti communiste stalinien, tout comme le furent ses luttes de 1945 et 1968. La décomposition des organisations ouvrières traditionnelles sur une longue période et la confusion produite par l'effondrement de l'Union Soviétique ont sérieusement sapé ces traditions socialistes et révolutionnaires dans les dernières décennies. Il faut souligner le fait que, malgré son immense ampleur, le récent mouvement de grève est resté extrèmement limité du point de vue politique. L'expérience de quatorze années de gouvernement socialiste soutenu par le Parti communiste et plusieurs décennies de trahisons de la part des syndicats ont fait que la classe ouvrière française s'est détournée de la politique et se méfie de presque toute forme d'organisation. Sans confiance dans une perspective socialiste et privés de parti révolutionnaire pour les guider, les travailleurs ne furent pas capables d'entreprendre une lutte pour le pouvoir ou même de la mettre sérieusement à l'ordre du jour. Ce bas niveau de conscience politique est bien sûr relatif. Il faut dire que les travailleurs français étaient dans les grèves de novembre décembre bien moins écrasés par la bureaucratie syndicale et souffraient bien moins d'illusions individualistes que les travailleurs américains actuellement. La méchanceté et le ressentiment des médias américains vis-à-vis des grèves en France est parfaitement compréhensible. Ce mouvement, bien que sérieusement limité poliquement, était aux antipodes de la vision de la société propagée par les idéologues de la classe dirigeante américaine. Les grévistes défendaient les principes de l'action collective et de la solidarité sociale contre l'individualisme égoiste et les prétendues vertus du marché capitaliste. Il est important de souligner encore une fois que, dans une large mesure, les grévistes français qui ne bénéficiaient d'aucun soutien financier ne se battaient pas sur des questions économiques immédiates ou des questions syndicales. Un jeune conducteur de train nous dit à la Gare du Nord : « On ne se bat pas pour des hausses de salaires mais pour défendre les gains acquis par nos parents et nos grands-parents ». Les travailleurs eux-mêmes considéraient leur lutte comme étant celle de toute la population laborieuse. On pouvait entendre ce genre de remarque constamment. Cela prit des formes très concrètes. Le gouvernement français prétend qu'une de ses priorités est de combattre le chômage des jeunes. Mais quand les membres du gouvernement en parlent, comme Juppé l'a fait pendant le sommet social, ils le font pour affirmer que le principal obstacle à la création d'emplois est le coût trop élévé de la main d'uvre et les prestations sociales « excessivement généreuses ». La bourgeoisie européenne prend en général pour modèle l'exemple américain - des emplois à bas salaires et peu ou pas de prestations sociales. Les ouvriers faisaient remarquer en revanche que l'allongement de la période d'activité pour des millions d'employés du service public et plus encore la destruction rampante et continuelle d'emplois privait toute une génération de jeunes de la possibilité de trouver des emplois à salaires décents dans les entreprises nationalisées et les administrations de l'Etat. Des travailleurs de quarante ou cinquante ans qui considéraient que leur situation n'était pas particulièrement menacée expliquaient qu'ils luttaient pour leurs enfants et pour les générations à venir. Voilà un démenti cinglant des idées réactionnaires avancées par un nombre d'ex-radicaux - certains d'entre eux ayant été de solides activistes pendant les événements de 1968 - selon lesquelles le mouvement de grève était un mouvement de « privilégiés », de « dinosaures » qui s'opposaient à la « modernisation » et à l'« Européanisation ». Ce point de vue, dont toute la communauté radicale internationale s'est faite l'écho d'une manière ou d'une autre, exprime l'hostilité de ces éléments petits-bourgeois vis-à-vis du fait que les travailleurs commencent à défendre leurs intérêts de classe indépendants. Mais cette couche de radicaux, une formation sociale en essence tout à fait conservatrice, ne représente en rien l'ensemble de la petite-bourgeoisie. Le mouvement de grève eu un grand impact sur toute la population en France. Des années de mesures d'austérité et de réductions imposées par des gouvernements du Parti socialiste comme par des gouvernment conservateurs ont usé la patience populaire. Les classes laborieuses françaises n'ignorent pas ce qui s'est passé sous Thatcher et Major en Angleterre, Kohl en Allemagne et Reagan, Bush et Clinton aux Etats-Unis. Ceux qui sont descendus dans la rue disaient : ça suffit. Et bien d'autres, qui n'étaient pas dans la rue, étaient d'accord. Si l'on était à Paris, on n'avait pas besoin de lire les sondages d'opinion pour savoir que le mouvement de grève jouissait d'un immense soutien. Il faut s'imaginer une métropole d'une dizaine de millions d'habitants (presque un cinquième de la population française), privée de toute forme de transport en commun - une agglomération sans métro, sans bus, sans trains de banlieues ni de grandes lignes. Jour après jour, des centaines de milliers de personnes se rendaient patiemment à leur travail, dans l'obscurité du petit matin et en silence, à pied ou à bicyclette, au son des klaxons. C'était une scène d'un autre monde. Ceux qui allaient au travail en voiture passaient jusqu'à cinq heures par jour dans les embouteillages. Des dizaines de milliers de personnes faisaient de l'auto-stop. Et pourtant personne ne se plaignait si ce n'était l'un ou l'autre petit-bourgeois en colère. N'étant pas en mesure de faire grève ou ne voulant faire grève, la grande majorité de la population se disait que c'était là la moindre des choses qu'elle pouvait faire. Le RPR, le parti de Jacques Chirac et Alain Juppé,
essaya d'organiser des usagers des transports en commun contre
la grève. Dans un mémoire daté du 1er décembre
et adressé aux dirigeants locaux du RPR, la direction
du parti indiquait les moyens à utiliser pour créer
des « comités d'usagers ». Ce mémoire
comportait un modèle de pétition à faire
circuler avec cette en-tête : Cette campagne fit long feu. Une ou deux manifestations de partisans du gouvernement n'attira qu'entre cinq cent et mille personnes. Les dames et les messieurs peu nombreux et bien mis, rassemblés par le RPR ne mettaient de toute évidence jamais les pieds dans les transports en commun. Et même ceux-là commencaient nerveusement leurs interviews à la télévision par ces mots : « Bien sûr, nous ne sommes pas contre les grèves. Nous voulons seulement avoir le droit en tant qu'individus d'aller où nous voulons. » etc. Juppé et Chirac, qui avait été élu président de la république six mois à peine auparavant, étaient complètement isolés. Au printemps, Chirac avait fait une campagne démagogique et trompeuse, s'engageant à faire de la création d'emploi sa grande priorité. Tout au long de l'année le chômage resta au dessus de 10% et son premier ministre monta une attaque de grande envergure contre la sécurité sociale, dont presque toutes les couches de la société française bénéficient. Un périodique français qui ne sympathisait pas avec la grève publia des interviews avec un certain nombre de gens de la petite-bourgeoisie qui avaient voté pour Chirac au mois de mai. Ils rapportaient ainsi les commentaires d'un employé de banque : « J'ai cru que Chirac allait changer les choses, lutter efficacement contre le chômage et la gabegie...Résultat : il a fait tout le contraire. Alors, moi aussi j'ai envie de descendre dans la rue, de dire m.... à Juppé, Chirac et consorts. A ces incapables bardés de beaux diplômes qui se goinfrent sur notre dos, avec voiture de fonction et table ouverte dans les meilleurs restaurants ». Le périodique citait aussi un jeune employé de bureau : « J'ai toujours voté à gauche. Mais après quatorze ans de cocufiage ça suffit. Alors j'ai opté pour Chirac. Sans trop d'illusions, mais avec le secret espoir qu'il y aurait un peu plus de justice sociale dans ce pays. Mais avec le plan Juppé c'est encore les salariés, les 'petites gens' qui vont être taxés. Elu sous les apparences d'un socialiste, Chirac montre aujourd'hui son vrai visage ». L'attitude générale, même celle des classes moyennes aisées, c'est peut-être cette femme que nous avons interviewée à Paris le 16 décembre juste avant l'immense manifestation ce jour là, qui l'a résumée le mieux. Cette dame, qui s'avéra être une psychanaliste, marchait avec sa fille et son chien le long de la manifestation. Lorsque nous lui avons demandé ce qu'elle pensait du mouvement de grève, elle répondit : « La situation a été difficile en France pendant des années. On a l'impression qu'on a de plus en plus de déductions, qu'on paie de plus en plus pour la sécurité sociale et tout le reste. C'est devenu intolérable ». Et elle ajouta : « Bien sûr c'est vrai que la sécurité sociale ne peut pas continuer à perdre de l'argent comme elle le fait. On est donc un peu perplexe devant tout cela ». Alors nous lui avons demandé si elle soutenait les grévistes. Elle répondit avec un sourire : « je ne suis pas contre... ». Il serait faux de croire que le mouvement de grève avait le soutien de l'ensemble de la classe moyenne. Nombreux furent ceux qui maudirent les grévistes, à voix basse car ils estimaient que l'ambiance ne permettait guère à leurs vues de s'exprimer. Nous avons parlé au propriétaire tunisien d'un petit restaurant de Belleville qui était opposé à la grève. Il nous expliqua que « les clients ne viennent pas. Tout est bloqué. Je fais 60% moins d'affaire que d'habitude. Les factures s'accumulent et personne ne m'accordera une réduction par la suite ». Nous lui avons demandé s'il avait une sympathie quelconque pour les ouvriers en grève, il nous répondit carrément que non. « Voilà des gens de trente ou quarante ans qui pensent à leur retraite d'ici vingt ans, mais nous on doit vivre aujourd'hui ». Cette opinion à courte vue était celle d'une minorité. Partout les travailleurs exprimèrent leur colère devant les attaques du gouvernement et la détérioration des conditions de vie. Un éducateur spécialisé en grève du nord de Paris qui travaillait avec des enfants handicappés, nous parla par exemple des conditions qui régnaient dans le quartier où se trouvait son école. Les choses vont si mal que dans certains ménages les seuls à se lever le matin sont les enfants qui doivent aller à l'école. Tous les autres sont au chômage. Il fit remarquer qu'il y avait une plus forte proportion d'enseignants en grève qui venaient d'écoles des zones pauvres parce qu'ils étaient directement confrontés aux épouvantables conditions . Un postier du centre de tri de Landy fit ce commentaire : « C'est nous qui payons pour la sécurité sociale. Tout coûte plus cher. La vie est plus difficile. On jette les gens à la rue. Pourquoi devrions nous payer? ». Un travailleur plus agé, originaire d'Italie et travaillant pour la SERNAM nous dit : « Là où j'habite on voit des gens qui sont à la rue se blottir les uns contre les autres contre le froid. C'est terrible. Pourquoi est-ce que ça existe? On est obligé de faire quelque chose. La société est obligée. C'est un problème international, c'est clair. Le gouvernement fait cela à cause de Maastricht. Ils veulent qu'on travaille pour trois fois rien. Aux Etats-Unis les gens n'ont pas d'assurance-maladie ni rien. On ne veut pas ça ici ». Des millions de travailleurs français et de larges couches de la petite bourgeoisie s'opposèrent aux attaques du gouvernement contre la sécurité sociale. Un énorme mouvement de résistance s'est développé. Mais malgré la détermination et la solidarité dont a fait preuve la classe ouvrière française, le plan du gouvernement a survécu et il est resté plus ou moins intact. Pour comprendre l' issue de ce conflit il faut examiner les problèmes actuels du mouvement ouvriers français et international. Les problèmes politiques du mouvement de grèveLors des élections de mars 1993 à l'Assemblée nationale, les partis de la droite, le RPR (Rassemblement pour la République) et l'UDF (Union pour la Démocratie Française) avaient remporté 460 sièges sur 577. La Gauche (Parti socialiste et Parti communiste) n'avait pu faire élire que 93 députés. Aux yeux des experts bourgeois, la victoire du chef du RPR, Jacques Chirac, sur son adversaire socialiste, Lionel Jospin à l'élection présidentielle de mai 1995, confirmait ce tournant à droite de la vie politique française. Mais ce semblant de consensus en faveur de la droite a été mis en pièces par le puissant mouvement de grève de novembre-décembre 1995. Les victoires électorales des partis bourgeois n'ont pas tant révélé un soutien de masse à leur politique que la banqueroute des organisations traditionnelles de la classe ouvrière: les Partis communiste et socialiste et les syndicats. L'entrée en lutte de centaines de milliers d'ouvriers du secteur public a rapidement créé un nouveau rapport des forces sociales. Les travailleurs se sont solidarisés en masse avec les grévistes en opposition à l'assaut gouvernemental sur le système de sécurité sociale. De vastes sections de la classe moyenne se sont montrés solidaires avec grévistes et ont manifesté une profonde hostilité envers l'élite dirigeante. Ainsi, malgré la majorité parlementaire de 80% dont il se vantait tant, le gouvernement s'est retrouvé totalement isolé. Il a été incapable d'organiser la moindre manifestation publique sérieuse en faveur de son plan. Toute intervention massive de la classe ouvrière, que ce soit aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne ou dans n'importe quel autre pays capitaliste avancé, révélerait rapidement le même rapport fondamental des forces. Mais le mouvement de grève a aussi révélé les problèmes politiques que la classe ouvrière internationale doit encore résoudre: en dépit du fait que le mouvement anti-gouvernemental ait eu ses origines au plus profond de la société et malgré le soutien populaire massif dont il jouissait, le gouvernement de Chirac et Juppé a survécu à la crise et il a gardé intacte la plus grande partie de son plan. Comment expliquer cela? La bourgeoisie française avait deux grands avantages sur les ouvriers dans le conflit de novembre et décembre 1995 : elle avait une stratégie pour restructurer la société au profit de ses intérêts et elle détenait le pouvoir politique. La classe dominante française est poussée à reprendre toutes les concessions que les travailleurs lui ont arrachées en plus d'un demi-siècle de luttes. Elle le fait à présent au nom de l'unité économique et politique de l'Europe. La campagne pour l'Union européenne, dirigée par l'Allemagne et sa banque centrale, est une tentative d'améliorer la compétitivité et la position de l'industrie européenne face à ses rivales américaine et japonaise. La classe ouvrière française, malgré toute sa combativité, n'était pas prête pour cette confrontation de novembre et décembre avec le gouvernement. Les nombreuses manifestations de masse auxquelles nous avons assisté à Paris et à Rouen étaient imposantes et enthousiastes, mais leur niveau politique était peu élevé. L'un des aspects frappants du mouvement était l'absence presque totale de slogans et de revendications politiques, si ce n'était l'appel occasionnel à la démission de Juppé. Lorsque nous voulions aborder les questions politiques avec les participants, il fut difficile d'aller au-delà de vagues généralités. Si nous parlions aux travailleurs de la nécessité de renverser le gouvernement Juppé, la réponse était presque toujours la même : « Je suis d'accord, mais il n'y a pas d'alternative à gauche en ce moment en France ». Ceux qui portent la responsabilité de cette situation sont les partis tranditionnels et les appareils syndicaux de la classe ouvrière, ainsi que la soi-disante Extrême-gauche qui vient à leur rescousse, à savoir la LCR, Lutte Ouvrière et le Parti des Travailleurs. Mais il n'y a pas que le rôle malfaisant joué par ces organisations lors des récents événements. Il faut comprendre le niveau actuel de conscience politique des travailleurs français comme un produit de l'histoire. A partir des années 1920, depuis la dégénérescence stalinienne de l'Union Soviétique et des Partis communistes, les aspirations socialistes révolutionnaires de la classe ouvrière française ont été trahies à maintes reprises. En 1936, le PCF et les réformistes du Parti socialiste mirent sur pied le gouvernement de coalition du Front populaire en alliance avec le Parti radical, un parti bourgeois basé sur des couches inférieures de la classe moyenne. Le Front populaire, dirigé par le leader socialiste Léon Blum, parvint à étouffer un énorme mouvement de grève générale de la classe ouvrière, forçant les grévistes à retourner dans les usines après quelques maigres concessions de la part des patrons. A la fin de la Seconde guerre mondiale, l'ordre bourgeois ne fut rétabli en France que grâce au PCF qui participa aux gouvernements de coalition de 1945 à1947. En mai et juin 1968, des millions de travailleurs se mirent en grève ou occupèrent leurs lieux de travail. Une fois de plus, les staliniens trahirent les travailleurs, multipliant les manuvres pour empêcher la grève de mettre le gouvernement De Gaulle en danger. Stoppés dans leur avance en 1968, les travailleurs français mirent leurs espoirs dans ce qu'on appela le « gouvernement de la Gauche », un bloc formé par le Parti socialiste remanié de François Mitterrand et les staliniens. Un régime de ce type prit le pouvoir en 1981. Mitterrand prit l'engagement (impossible à tenir) de réformer le capitalisme français, comme si le pays fonctionnait en dehors des lois régissant l'économie mondiale. Les réformes minimes introduites lors des premiers mois de son gouvernement, y compris la nationalisation partielle de certaines entreprises en difficultés, provoquèrent une énorme opposition dans la classe dominante française. En 1983-34, en pleine récession mondiale et sous les pressions de la bourgeoisie française, le gouvernement Mitterrand se retourna contre la classe ouvrière en imposant des mesures d'austérité. Le chômage passa de 8,9% en 1981 à 10,8% en 1984 et il est depuis resté au-dessus de 10%. Le niveau de vie tomba en flèche et on intensifia la propagande chauvine contre les travailleurs immigrés. Lorsque les travailleurs répliquèrent, le gouvernement intervint directement, ayant recours à l'armée dans une tentative infructueuse de briser la grève des transports en commun parisiens en 1988, ou bien il s'appuya sur la traîtrise des bureaucraties syndicales, notamment celle de la CGT, d'obédience stalinienne. La CGT sabota toutes les luttes contre les licenciements et les sacrifices. Les staliniens continuèrent à collaborer avec le régime de Mitterrand même après avoir quitté leurs postes ministériels en 1983. Après quatorze années de régime « socialiste », le chômage atteignait 11% et probablement 25% chez les jeunes. La moitié des travailleurs français gagne moins de 7000 francs par mois, et un quart d'entre eux gagne moins de 5500 francs. Cinquante pour cent des travailleurs de moins de 25 ans gagne 5300 francs par mois ou moins. Comme aux États-Unis, les salaires stagnent tandis que la productivité du travail augmente. De 1993 à 1995, la productivité progressa vingt-deux fois plus que les salaires des travailleurs. Beaucoup de travailleurs expriment ouvertement leur dégoût à l'endroit du Parti socialiste. Dans le même temps le Parti communiste vit son soutien chuter brusquement. Ce parti obtint plus de voix que tout autre lors des premières élections d'après-guerre; il ne recueille plus aujourd'hui qu'un maigre 8% lors des scrutins nationaux. Ces deux partis se sont attirés l'hostilité de vastes couches de la population. En l'absence d'une véritable alternative socialiste, l'une des conséquences de l'aliénation croissante vis-à-vis de la Gauche traditionnelle fut la montée du Front National néo-fasciste. Le parti de Jean-Marie Le Pen a trouvé un public parmi les sections de chômeurs et de travailleurs les plus arriérés politiquement. Ayant fait toute une série d'expériences douloureuses avec ses organisations traditionnelles, dont le point culminant furent les quatorze années du gouvernement Mitterrand, la classe ouvrière française s'est retrouvée dans un véritable dilemme en novembre-décembre 1995. Si elle renversait le gouvernement Juppé, par quoi allait-elle le remplacer? L'idée de porter une autre coalition socialiste-communiste au pouvoir ne suscitait plus aucun enthousiasme. Les travailleurs ne croyaient plus que ces partis appliqueraient une politique fondamentalement différente de celle de Juppé et de Chirac. En fait, c'est le gouvernement socialiste, épaulé par les staliniens, qui a commencé à appliquer les mesures contre le système de sécurité sociale que Juppé allait étendre par la suite. Ce n'est d'ailleurs un secret pour personne qu'une bonne partie si ce n'est la majorité des députés socialistes à l'Assemblée nationale aurait été favorable au plan Juppé s'ils avaient voté en leur âme et conscience. Comme le rapportait un quotidien: « Consciemment ou non, bien des socialistes se sont mis à la place des responsables gouvernementaux qu'ils espèrent redevenir demain. Ce « réalisme » les a empêchés de « jeter de l'huile sur le feu'. » L'effondrement de l'Union Soviétique et des régimes staliniens d'Europe de l'Est, accompagné d'un déluge de calomnies à propos d'une prétendue « mort » du socialisme, a contribué au sentiment général de désillusion et de confusion idéologique. Les partis et organisations traditionnelles ayant démontré leur nullité, la classe ouvrière française s'est retrouvée devant la nécessité de construire une alternative socialiste révolutionnaire à ces bureaucraties. Cette tâche essentielle est posée aux travailleurs de tous les pays du monde. Mais qu'en est-il des organisations qui prétendent représenter une alternative par rapport aux staliniens et aux réformistes? La Ligue communiste révolutionnaire d'Alain Krivine, Lutte Ouvrière et le Parti des Travailleurs ont contribué de manière significative à créer l'impasse politique où se trouvent les travailleurs français. Ces tendances radicales ont toutes déclaré qu'elles n'étaient pas en mesure de donner une direction à la lutte. Elles ont proclamé qu'elles ne représentaient pas une alternative et que d'ailleurs il n'y en avait pas. « Nous sommes trop faibles pour faire quoi que ce soit », tel était leur cri de ralliement, même si dans ces partis, les membres ayant des fonctions de dirigeants dans les syndicats peuvent se compter par centaines, sinon par milliers. La LCR, Lutte Ouvrière et le PT lambertiste ont tous leur origine dans des scissions avec le mouvement trotskyste, la Quatrième Internationale. Divisés par des décennies de luttes fractionnelles, ces groupes sont néanmoins unis par la conviction qu'on ne peut construire aucun mouvement sur les principes du trotskysme et par leur hostilité envers ceux qui luttent pour bâtir un tel mouvement. Entre 1986 et 1988, lorsque les grèves des infirmières, des cheminots et des employés des transports en commun éclatèrent contre le gouvernement de la « cohabitation » de Mitterrand et Chirac, les travailleurs cherchèrent à contourner les syndicats discrédités en créant des « comités de coordination ». Ces comités passèrent invariablement sous la direction de ces organisations opportunistes de la petite-bourgeoisie qui prétendaient être contre la bureaucratie. Et à chaque fois, les radicaux agirent de la même façon que les bureaucrates syndicaux qu'ils avaient remplacés : ils entrèrent en négociations avec le gouvernement et trahirent les luttes. Les travailleurs devinrent méfiants à l'endroit de ces comités de coordination, qui ne valaient pas mieux que les vieux syndicats et les comités disparurent de la scène. Pour les pouvoirs en place et leurs défenseurs, il s'agissait de créer en novembre-décembre 1995 une nouvelle forme dans laquelle ils pouvaient piéger le mouvement et l'étouffer . On s'y prit de la façon suivante : on exploita la haine ressentie par les travailleurs à l'endroit des sociaux-démocrates et des staliniens pour propager, avec l'aide des radicaux petit-bourgeois, l'idée que les travailleurs devaient tourner le dos à la politique et aux partis politiques en général. Les nouveaux slogans disaient : « Démocratie! Pas de politique! Pas de colonisation des syndicats par les partis politiques! » Les théoriciens du PCF et de la CGT se chargèrent de trouver un flot d'arguments en faveur de cette ligne. Dans un commentaire assez typique, un jeune conducteur de la Gare du Nord déclarait : « Les syndicats ont plus ou moins perdu leur influence parce qu'ils agissent depuis plusieurs années comme le bras droit du patronat ». Pourtant, lorsqu'on lui demanda comment il fallait mener la lutte selon lui, il répondit que c'étaient les syndicats qui, parce qu'ils avaient l'expérience des négociations devaient, sous la surveillance de la base, jouer le rôle principal. Il était prêt à reconnaître que la lutte était politique, mais il insista sur le fait que les travailleurs n'étaient pas prêts pour un nouveau parti, qu'ils se méfiaient de la politique et voulaient décider de la marche des choses sans aucune « ingérence de l'extérieur ». On assista, du fait des trahisons passées et de l'intervention des radicaux petit-bourgeois, à un regain d'illusions dans le syndicalisme; le mouvement de grève resta donc dans les limites de la protestation et du syndicalisme bourgeois. Le gouvernement et les médias ont prétendu qu'on n'avait pas le choix, qu'il fallait imposer les restrictions et la hausse des coûts à la population laborieuse. Aucune des organisations traditionnelles n'expliqua aux travailleurs qu'ils n'étaient nullement responsables des déficits budgétaires, sans même parler de proposer une alternative socialiste. Tous les appels bruyants au retrait du plan Juppé ne parvenaient pas cacher ce fait désagréable : les travailleurs étaient déterminés à faire reculer le gouvernement autant qu'ils le pourraient, mais la majorité d'entre eux restait sceptique quant à la possibilité de renverser ce dernier et de le remplacer par un gouvernement qu'ils auraient créé eux-mêmes. Lors d'une assemblée à la Gare du Nord, un travailleur non syndiqué exprima le sentiment général en déclarant sous les applaudissements : « Moi aussi je veux une réforme, mais elle devrait être équitable. Si je sors un franc de ma poche, les patrons devraient en faire autant ». Les grèves du secteur public n'ont été dirigées ni par les syndicats, ni par des comités de coordination ressuscités. De soi-disantes assemblées générales étaient convoquées tous les jours pour décider de la ligne de conduite. Personne n'était formellement en grève illimitée. Les débrayages sectoriels consistaient tous en grèves d'un jour « renouvelées » toutes les 24 heures à l'assemblée générale. Les travailleurs avaient donc le contrôle de la situation, du moins le croyaient-ils. Comment pourrait-on les trahir comme on l'avait fait si souvent, maintenant qu'ils avaient le plein pouvoir de décision entre leurs mains? Nous avons entendu cet argument à maintes reprises : peu importe ce que font les dirigeants syndicaux à l'échelle nationale, les assemblées générales décident de tout. Cette illusion était alimentée quotidiennement par les staliniens et les radicaux la répétaient comme des perroquets. Pendant ce temps, les responsables syndicaux passaient des nuits blanches à méditer cette question : comment mettre fin au mouvement de grève sans menacer le gouvernement? Ceux qui intervenaient dans les assemblées quotidiennes étaient généralement des permanents syndicaux de la CGT et de Force Ouvrière, mais ne se présentaient pas comme tels. Au cours des deux premières semaines de la grève, ils se posaient en opposants les plus résolus du régime Chirac-Juppé. Aucune condamnation du gouvernement n'était trop forte. La démagogie battait son plein. On pouvait lire sur une banderolle : « Juppé, on va t'étrangler ». Les responsables syndicaux étaient souvent suivis au microphone par un ou plusieurs représentants des groupes de la petite-bourgeoisie radicale (un membre de la LCR, un maoïste, un sympathisant de Lutte Ouvrière ou un anarchiste), qui glorifiait le mouvement de grève et appelait à son élargissement. Pas une seule parole critique à l'endroit des responsables syndicaux. Pas le moindre appel à une lutte politique contre le gouvernement. Pas un appel à la formation de comités d'action et au lancement d'une lutte pour un gouvernement ouvrier et une politique socialiste sur la base de tels comités. Le microphone était ensuite laissé à celui qui le voulait. Voilà ce qu'on appelle la « démocratie en action »! Le problème, c'est que les travailleurs de la base avaient peu de choses à dire. Soit qu'ils ne se sentaient pas en mesure de démentir les responsables syndicaux, soit qu'ils partageaient leur point de vue politique. Tout se passait sous leurs yeux, mais le manque de perspective politique révolutionnaire les rendaient incapables de voir le processus de trahison. Comment la bureaucratie syndicale a étouffé le mouvement de grèveLe mouvement de grève de novembre et décembre 1995 avait des implications sociales révolutionnaires. Des masses de travailleurs ont défié la politique capitaliste européenne et en fait celle des classes dominantes du monde entier. Le gouvernement de Jacques Chirac et Alain Juppé avait lancé une attaque en règle contre le système de sécurité sociale sans le moindre soutien dans la population. Les travailleurs français étaient placés devant la nécessité d'organiser leur propre alternative politique au gouvernement capitaliste et à son programme, c'est-à-dire de lutter pour un gouvernement ouvrier et pour l'application de mesures socialistes. Les grèves débutèrent dans les assemblées générales que les syndicats durent convoquer en réponse au plan Juppé. Les grèves commencèrent chez les cheminots puis s'étendirent aux postes, aux travailleurs du gaz et de l'électricité et aux transports en commun. Des millions d'autres travailleurs suivaient de près l'évolution du mouvement de grève dans l'espoir que les grévistes allaient lancer une action décisive pour changer la situation en France. Dans des conditions aussi volatiles, la survie du gouvernement Juppé et du capitalisme français fut assurée par l'intervention des bureaucraties syndicales, du Parti Communiste Français et des organisations de « gauche » de la classe moyenne. Le mouvement de grève a éclaté contre la volonté des dirigeants syndicaux. Nicole Notat, la dirigeante d'un des trois principaux syndicats du pays, la CFDT (Confédération Française Démocratique du Travail), s'est publiquement félicitée de l'attaque de la sécurité sociale, de l'assurance-maladie et du régime de retraites des employés du secteur public par le gouvernement. D'autres bureaucrates syndicaux ont protesté pour la forme; celui qui fit le plus de tapage fut Marc Blondel de Force Ouvrière qui risquait de perdre des milliers de membres si l'assurance-maladie était réorganisée selon le modèle proposé par Juppé. Mais les protestations verbales sont la façon de faire habituelle des dirigeants syndicaux de tous les pays. Celles-ci n'avaient rien à voir avec l'organisation d'un mouvement de masse contre le gouvernement. L'activité des syndicats français ces dernières années s'est caractérisée par une étroite collaboration de classe; elle fut pratiquée par une bureaucratie de plus en plus isolée et compromise. Au cours des quatorze années de gouvernement du Parti socialiste de François Mitterrand, les trois principales confédérations syndicales, la CGT, la CFDT et FO ont consacré tous leurs efforts à réprimer la résistance de la classe ouvrière au chômage croissant, à la baisse du niveau de vie et aux mesures d'austérité du gouvernement. Les effectifs des syndicats français ont diminué de façon constante au cours des quinze dernières années. La CFDT, vaguement associée au PS, et la CGT d'obédience stalinienne ont enregistré d'énormes pertes dans les années 1980. Ces syndicats étaient étroitement associés au gouvernement Mitterrand (1981-1995) qui compta quatre ministres du PCF dans ses rangs de 1981 à 1984. Entre 1979 et 1986, le nombre des membres cotisants de la CGT diminua de 50% pour atteindre un million. Ce nombre est tombé depuis à 630000. Dans la même période, la CFDT perdit plus de 30% de ses membres; elle en compte aujourd'hui 650000. Quant à FO, malgré ses campagnes de recrutement, ses effectifs ont diminué de 25% entre 1979 et 1986 où elle comptait 600000 membres. FO n'a plus aujourd'hui que 400000 membres. Le taux global de syndicalisation en France est passé en tout de 25% en 1975 à 15% en 1986; actuellement, il est officiellement de 9,8%. Ce déclin inquiète les représentants les plus avisés de la bourgeoisie française. Jean Gandois, le président du CNPF (Confédération Nationale du Patronat Français), a déclaré dans une interview parue à l'automne 1995 : « Nous avons tout à perdre d'un nouvel affaiblissment des syndicats. Aussi devons-nous trouver un moyen de les maintenir à flot » (traduit de l'anglais). Cet affaiblissement des syndicats a peut-être fait croire au gouvernement Juppé qu'il pouvait se passer entièrement des services de la bureaucratie syndicale. Comme le soulignait Le Monde : « Alain Juppé est peut-être le premier chef de gouvernement qui, conscient de la faible représentativité des syndicats en France ...pensait pouvoir passer outre à leur jugement pour réformer. » Mais les événements allaient démontrer que les syndicats étaient nécessaires pour garder le mouvement de grève sous contrôle et pour en fin de compte, l'étrangler. Le Parti communiste d'aujourd'hui, n'a plus rien à voir avec celui qui fut fondé en 1921 en tant que section de la Troisième Internationale si ce n'est qu'il continue d'en porter le nom. Le PCF, comme les autres partis de la Troisième Internationale, passa sous direction stalinienne à la fin des années vingt. Quelques années plus tard, au milieu des années trente, il adoptait la politique de Front populaire nouvellement préconisée par le Kremlin. Cette politique forçait tous les partis communistes partout du monde à répudier toute ligne socialiste révolutionnaire, à s'allier avec les partis libéraux capitalistes et à participer, là où c'était possible, à des gouvernements de coalition bourgeois. Sur cette base, le PCF entra dans le gouvernement de Front populaire de Léon Blum en 1936, un gouvernement qui réprima le soulèvement révolutionnaire des travailleurs français pour ensuite céder le pouvoir à la droite. En dépit de cette trahison, le PCF des années trente conserva de larges effectifs ouvriers et un appui de masse dans la classe ouvrière. Même durant la période de la grève générale de Mai-juin 1968, le PCF était encore suivi par de vastes sections de la classe ouvrière. Il exploita son soi-disant passé socialiste et les illusions des travailleurs à cet égard, pour trahir la grève et faciliter la réélection d'un gouvernement gaulliste. Mais le PCF ne peut plus être défini aujourd'hui comme un parti ouvrier de masse. Il a perdu le gros de ses effectifs ouvriers. Il n'est plus aujourd'hui qu'un appareil bureaucratique dont l'influence s'exerce surtout à travers ses fonctionnaires dans la direction de la CGT et ses liens avec les partis bourgeois. Le PCF a vu son soutien dans les élections passer de 25 à 30% au lendemain de la Seconde guerre mondiale, à 8,6% lors de l'élection présidentielle de 1995 soit environ deux millions de voix de moins que le Front National néo-fasciste. La réaction des staliniens dirigés par Robert Hue fut d'aller encore plus à droite. Au nom de la «mutation » du communisme, Hue propose maintenant de transformer le PCF en parti « humaniste », ouvertement pro-capitaliste et nationaliste. Le mouvement de grève de novembre 1995 a précipité les dirigeants du PCF et de la CGT dans une crise. Pendant la première semaine de grève, les staliniens ont à peine pu avancer une ligne politique cohérente. Lorsque les porte-paroles du PCF et de la CGT ont fini par retrouver la voix, ce fut pour livrer le message suivant : le mouvement de grève ne devait en aucun cas défier le gouvernement. Robert Hue, le dirigeant du PCF, déclarait à la presse le 6 décembre: « Il ne faut pas faire dire au mouvement ce qu'il ne dit pas. Ce mouvement n'est pas pour un changement politique ». Le 13 décembre, Louis Viannet, le secrétaire général de la CGT, confiait sur le même ton à un journaliste : « Le problème n'est pas qu'Alain Juppé soit premier ministre. Le vrai problème réside dans la politique qu'il mène ». La politique du PCF et de la CGT s'est limitée à appeler à des négociations entre le gouvernement, de préférence Juppé en personne, et les syndicats. Avant d'analyser comment cette politique de trahison a été mise en pratique, il faut noter le fait suivant. Le vaste mouvement de grève qui avait éclaté en 1986-87 chez les cheminots, les travailleurs des transports en commun et des hôpitaux s'était développé à l'extérieur des structures syndicales discréditées. Ce sont les diverses organisations «de gauche » de la petite-bourgeoisie la LCR , Lutte Ouvrière et le PCI (Parti Communiste Internationaliste) de Pierre Lambert qui avaient alors, quasiment par défaut, assumé la direction de ces luttes et menées celles-ci à la défaite. Leur rôle avait consisté à ramener les travailleurs dans le giron des syndicats officiels et à renflouer la barque des bureaucrates staliniens et réformistes. Ces groupes opportunistes ont ainsi créé les conditions qui permettront aux dirigeants de la CGT et de FO de reprendre, difficilement il est vrai, le contrôle du mouvement de grèves de 1995. Tout au long de ces semaines de grèves et de manifestations de masses les dirigeants staliniens de la CGT en particulier ressemblaient à des condamnés qui se demandaient pourquoi la sentence n'avait pas encore été exécutée. On peut comprendre le rôle joué par les dirigeants syndicaux en suivant leurs manuvres. La grève atteignit son sommet dans la première semaine de décembre. Ce fut aussi le point culminant des prouesses oratoires des dirigeants de la CGT et de la FO. Ils s'érigeaient en hommes prêts à partir à l'assaut du ciel. Le 3 décembre, Blondel appelait au « durcissement » et à la « radicalisation » de la grève. « Nous nous mobilisons autour d'une simple position », disait-il, « le retrait du plan Juppé ». Le lendemain, Viannet prenait la parole au quarante-cinquième congrès de la CGT et appelait à la « généralisation de la grève ». Blondel, qui n'a cessé de jouer les démagogues et les bouffons pendant la grève, annonçait le 6 décembre aux cheminots qu'il était prêt à « aller jusqu'au bout » pour repousser l'attaque du gouvernement. Le 7 décembre on fit paraître dans la presse des rumeurs selon lesquelles le premier ministre s'apprêtait à rencontrer les directions syndicales dans le cadre d'un sommet social. Le lendemain, les dirigeants du syndicat des cheminots rencontraient pour la première fois un médiateur spécial, Jean Matteoli. Le 9 décembre, le ministre du travail et des affaires sociales, Jacques Barrot, entamait des négociations avec les dirigeants de la CGT et de FO. Le même jour, la direction de FO faisait savoir que le retrait du plan Juppé n'était plus une condition à l'ouverture de négociations. Selon Le Monde, , « les contacts discrets par nature, voire secrets, entre le gouvernement et les syndicats se sont multipliés » lors du week-end des 9 et 10 décembre. Ce dimanche-là, le premier ministre annonçait à la télévision qu'il tiendrait un sommet avec les dirigeants syndicaux le 21 décembre. Il affirmait également que son gouvernement n'apporterait aucun changement au régime de retraites des fonctionnaires et que son « contrat-plan » visant à éliminer des emplois et à détruire les conditions de travail des cheminots serait discuté avec ceux qui étaient directement concernés. Le 11 décembre, Juppé rencontrait les dirigeants
syndicaux pour la première fois depuis le début
de la crise. En quittant l'Hôtel Matignon, Viannet déclarait
qu'« il serait intelligent qu'il y ait gel du plan Juppé.
L'idéal serait de le retirer ». De son côté,
Blondel se disait confiant que Juppé ne serait «
pas fermé à l'idée d'une négociation
globale », et ne demandait plus maintenant que la Le gouvernement et les syndicats continuèrent pendant plusieurs jours à s'invectiver et à gesticuler pour la forme, mais il était évident que le cadre d'un accord avait déjà été négocié. La stratégie des dirigeants syndicaux, qui n'étaient pas en mesure d'ordonner que la grève cesse, était de mener une guerre d'usure contre les grévistes. Si les travailleurs, politiquement désarmés, voyaient la grève traîner en longueur, ils s'épuiseraient vite et retourneraient au travail. Le 15 décembre, le ministre des transports promettait par écrit de ne pas toucher aux retraites des employés de la SNCF et de mettre le « contrat-plan » au rancart. Il n'en fallait pas plus pour que les syndicats lèvent le siège. Le 16 décembre, le quotidien du PCF, L'Humanité, titrait: « La victoire des cheminots inspire les autres ». Viannet pontifiait: « La victoire des cheminots est la preuve magistrale de la force que représente l'unité des personnels, des syndicats ». La reprise du travail commença. Évidemment, les dirigeants de la CGT et de FO ont fort adroitement passé sous silence deux faits majeurs : le gouvernement Juppé avait gardé le pouvoir et les principaux éléments de son attaque contre la sécurité sociale étaient restés intacts. Dans les derniers jours de la grève, nous avons pu observer de près le déroulement de ce processus à la Gare du Nord, l'un des centres du mouvement. A l'assemblée générale du 14 décembre, qui a eu lieu dans la cabine de signaux, occupée par les grévistes, le premier à prendre la parole était un représentant de la CGT, Alain Bord. Il énuméra une série de centres où on avait voté sur la poursuite de la grève : tous étaient en faveur de poursuivre la grève. Le moral était alors excellent. Le deuxième intervenant, François Boudet, un sympathisant de la LCR pabliste, était exhubérant : pour lui, la grève ne cessait de se renforcer; les cheminots étaient la locomotive du mouvement et même d'une résurrection de la France tout entière; maintenant, il fallait entraîner tous les travailleurs dans la lutte, surtout ceux du secteur privé. Puis, après quelques autres interventions, on est passé au vote; la poursuite de la grève fut votée à l'unanimité. Ce soir-là, Juppé annonçait qu'il laisserait de côté les changements concernant le régime de retraite des fonctionnaires ainsi que le « contrat-plan » concernant les chemins de fer. Quel changement en 24 heures! A la Gare du Nord, le 15 décembre, l'atmosphère avait radicalement changé. Les travailleurs que nous avons rencontrés avant l'assemblée étaient découragés. Ils admettaient qu'un retour au travail était bien probable. Ceux qui étaient proches du PCF stalinien blâmaient surtout les travailleurs du secteur privé. Un homme qui avait la quarantaine passée, un partisan de Gorbatchev, nous dit ceci: « Les cheminots étaient forts, mais personne ne nous a suivis. C'étaient les travailleurs et les syndicats. On a fait reculer le gouvernement, mais pas assez ». Un gréviste non-syndiqué, Paul Fauquembergue, un chef de train, était hors de lui: « Les syndicats sont responsables de ce misérable résultat ! Je n'ai que du mépris pour les syndicats parce qu'ils ne défendent pas les intérêts des travailleurs! Ils ne s'intéressent qu'à leurs postes et à leur argent! » Alain Bord de la CGT n'était plus le militant de la
veille. Il commença sur un ton maussade: « On a
toujours été clairs là-dessus. On ne vous
dit pas de continuer ou de rentrer. C'est à l'assemblée
générale de décider ». Puis il a lu
une liste de centres qui allaient reprendre le travail. Le message
était clair. Boudet de la LCR n'était plus que l'ombre du bouillant meneur de jeu de la veille. Il appela à la poursuite du mouvement, mais sans conviction. Le pauvre François s'était dégonflé comme un ballon de baudruche: « C'est la première victoire, la première concession en vingt ans », dit-il. « L'extension de la grève à l'entreprise privée n'a pas eu lieu. C'est là, la faiblesse du mouvement ». Autrement dit les méchants de l'histoire, c'étaient les travailleurs du secteur privé et par association, la classe ouvrière dans son ensemble. Claudio Serenelli, un représentant de FO et un démagogue de premier ordre, s'est ensuite emparé du microphone. Il était personnellement prêt à se battre jusqu'au bout. Mais il fallait bien être réaliste: « Nous n'avons pas vaincu le plan Juppé » déclara-t-il, « mais si cela n'est pas une victoire, je ne sais pas ce qui en est une ». Il fit porter aux sections de travailleurs du secteur public qui n'avaient pas fait grève la responsabilité des problèmes de la grève. Il aurait bien aimé être une locomotive, expliqua-t-il, mais pas sans wagons derrière lui. Pour la première fois, des travailleurs en colère se sont prononcés contre la poursuite de la grève. Leur argument était le suivant : nos revendications sont satisfaites, Noël approche et cela fait plus de trois semaines que nous sommes dehors, maintenant ça suffit. Lorsqu'on passa au vote, dix grévistes votèrent contre la poursuite de la grève et cinq s'abstinrent. Il était évident que la grève approchait de sa fin. Après la réunion, nous avons parlé à un jeune préposé à l'entretien, Dominique Chaupard, d'origine antillaise. Il avait plaidé à l'assemblée pour qu'on poursuive la grève pendant une semaine encore, tout en insistant sur le fait que le mouvement ne devait pas avoir pour objectif de chasser le gouvernement. Chaupard, qui ne gagne qu'environ 6000 francs par mois, s'avéra être un sympathisant du PCF. On pouvait voir chez lui l'influence débilitante du stalinisme. Nous lui avons demandé pourquoi il était si fermement opposé à une lutte pour chasser le gouvernement du pouvoir. « Eh bien», a-t-il répondu, « c'est un mouvement social, syndical, et non politique. Et il doit le rester ». Il a aussi affirmé qu'il serait antidémocratique de poser des revendications politiques. « Mais oui », a-t-il insisté, « le gouvernement a été élu lors d'élections générales. Tant que la majorité de la population n'exige pas le renversement de ce gouvernement, ce serait antidémocratique d'avancer une telle revendication » Chaupard était une victime de la dernière attrape dans l'arsenal des trahisons staliniennes: l'invocation absurde et cynique de la « Démocratie ». Voilà qu'au nom de la démocratie on défendait à la masse de la population de chasser le gouvernement le plus à droite depuis la Seconde guerre mondiale! La tentative des staliniens et des radicaux petits-bourgeois de rendre les sections de travailleurs qui n'ont pas fait grève responsables de la défaite du mouvement est la plus ignoble de toutes les calomnies. Ces « dirigeants » auraient pu unir et mobiliser la masse des travailleurs; mais ils n'auraient pu le faire que s'ils avaient mené cette lutte comme une offensive politique et révolutionnaire contre le gouvernement et s'ils avaient encouragé la création d'organes démocratiques et populaires de la classe ouvrière comme base d'un nouveau gouvernement, un gouvernement ouvrier. Comment aurait-on pu autrement réveiller l'ensemble de la classe ouvrière, après tant de mensonges et de déceptions? Mais c'était la dernière chose que les staliniens et la fausse Gauche voulaient. Il était manifestement impossible de mobiliser des dizaines de millions de salariés sur la base d'une politique qui consitait à ne pas lutter pour un changement de gouvernement, d'une politique garantissant qu'au bout du compte, bien peu de choses allaient changer. Et c'est bien pourquoi ils ont précisément adopté cette politique traître et lamentable. La culture de l'opportunismeUn immense mouvement de grève a éclaté à la fin de l'année dernière en France en réaction à l'attaque du système de sécurité sociale par le gouvernement. Des travailleurs paralysèrent le trafic ferroviaire, les transport en commun parisiens, la poste, les entreprises nationalisées du gaz et de l'éléctricité et de nombreuses autres secteurs de l'Etat. Les grèves jouirent du soutien de larges couches de la population. Et pourtant le gouvernement survécu à la crise tout en sauvant l'essentiel des mesures qu'ils avait proposées. Comment cela fut-il possible? Le rôle des organisations petite-bourgeoises de « gauche » en France fut déterminant dans la défaite du mouvement de grève. De nombreux groupes actifs en France prétendent représenter une alternative de gauche au parti social-démocrate, le Parti socialiste et au parti stalinien, le Parti communiste. Parmi les groupes les plus importants qui disent avoir un rapport quelconque avec le trotskysme il y a Lutte Ouvrière, la Ligue communiste révolutionnaire affiliée au Secrétariat Unifié pabliste et le Parti des Travailleurs de Pierre Lambert. L'aspect le plus remaquable de l'intervention de ces groupes dans le mouvement de grèves fut, d'un point de vue politique, leur refus de faire campagne pour le renversement du gouvernement Juppé. Une telle lutte politique était la précondition d'un succès dans la bataille contre les plans gouvernementaux de destruction du système de protection sociale. Le mouvement de grève soulevait pour la classe ouvrière la nécessité d'avancer sa propre alternative au régime capitaliste: un gouvernement ouvrier qui mette en oeuvre une politique anti-capitaliste et socialiste. Les directions ouvrières traditionnelles - le PCF, la CGT sous direction du PC et les autres syndicats établis s'opposaient formellement à un tel mouvement politique. Les bureaucrates staliniens et sociaux-démocrates insistaient pour dire que la vague de grèves n'était qu'un mouvement de protestation et n'avait pas pour objectif d'amener un changement politique. Ils s'opposèrent à toute tentative de chasser le gouvernement du pouvoir. Les groupes petit-bourgeois à la traîne des bureaucracies syndicales se firent l'écho de la politique de trahison de ces dernières. Les grèves ont en majeure partie éclaté en dehors des structures syndicales qui ont perdu bon nombre de leurs membres et une bonne partie de leur influence au cours des quinze dernières années. La CGT et les autres centrales syndicales - Force Ouvrière et la CFDT - de même que le Parti socialiste et le Parti communiste avaient dégoûté une masse de travailleurs. Les événements qui se sont déroulés en France ont révélé avec force la crise de direction et de perspective de la classe ouvrière. Les groupes petit-bourgeois de « gauche » mirent tous leurs efforts à obscurcir cette question centrale. Leur intervention politique consista à encourager les illusions dans le syndicalisme, à défendre l'idée qu'une pression de masse sur le gouvernement Juppé pouvait aboutir et à requinquer la crédibilité des bureaucraties ouvrières. Toutes ces organisations insistaient pour dire qu'il n'y avait aucune alternative aux staliniens et aux sociaux-démocrates. « Il n'y a pas d'alternative à gauche » proclamèrent-ils. En répétant cette formule : « Nous ne sommes pas la direction de la classe ouvrière », Lutte Ouvrière, la LCR et le Parti des Travailleurs révélaient le véritable sens de leur propre rôle politique et de leurs prétensions socialistes et révolutionnaires. Le groupe Lutte Ouvrière, qui porte le nom de son hebdomadaire, est profondément intégré dans les syndicats. Durant les trois semaines de grève, il agit en loyal adjoint de la bureaucratie syndicale. Dans son numéro du premier décembre, au plus fort des grèves, le porte-parole de Lutte Ouvrière, Arlette Laguiller écrivait dans son éditorial hebdomadaire : « Cela veut dire que les cheminots, les postiers, les travailleurs de la RATP et des transports en communs d'un certain nombre de grandes villes sont sur la bonne voie en entrant en lutte. Et si d'autres grèves éclatent, se prolongent, se développent à d'autres entreprises publiques et privées, il est possible non seulement de faire rentrer dans la gorge les projets scélérats de Juppé. Mais même qu'au delà les salariés imosent au patronat et au gouvernement toutes leurs revendications ». La logique d'un tel argument était qu'une campagne pour chasser le gouvernement Juppé n'était pas nécessaire puisque la classe ouvrière, pouvait par la simple vertu de ses grèves atteindre tous ses objectifs tout en laissant le gouvernement en place. C'était là une version légèrement plus « à gauche » que celle de la direction de la CGT. Nous avons rencontré les gens de Lutte Ouvrière pour la première fois lors d'une asemblée générale des postiers dans un centre de tri du nord de Paris. Le meeting lui-même se déroula suivant le modèle que nous avons décrit dans les articles précédents. Il était dirigé par un représentant de la CGT qui, après avoir fait les remarques d'usage, invita à la discussion. Peu de ceux qui prenaient la parole étaient de simples travailleurs. Un maoiste de SUD, le syndicat « de gauche » des postiers, prit la parole suivi d'un membre de la LCR, puis d'un membre de Lutte Ouvrière. Dans le style particulier à chaque tendance - le maoiste, un « homme du peuple » jovial et condescendant, le pabliste, un intellectuel portant une écharpe rouge, le membre de Lutte Ouvrière, un solide syndicaliste - la « Gauche » défendit la même stratégie : il fallait étendre la grève afin de forcer le gouvernment à faire retraite. Personne ne critiqua la CGT ou n'exigea de débarrasser la grève du contrôle de la bureaucratie syndicale. Personne ne parla de la nécessité d'une lutte politique. Ils s'applaudissaient mutuellement avec politesse. Une vraie réunion de l'Amicale des anciens de la « Gauche ». A la fin du meeting nous avons interviewé le membre de Lutte Ouvrière. Il voyait le mouvement de grève d'un point de vue entièrement syndical. « C'est une attaque contre les structure syndicales. C'est une rupture du pacte entre le gouvernement et la bureaucratie syndicale qui existait depuis 1945. Marc Blondel [le dirigeant de Force Ouvrière] est furieux. Le gouvernement a changé de politique. Avant, ils disaient "nous ne toucherons pas les syndicats ou leurs droits. Ils sont nos partenaires". Ils ont remis cela en question » dit-il. Essentiellement, le membre de Lutte Ouvrière nia l'importance du mouvement de grève, auquel participaient alors plusieurs millions d'ouvriers. « Ce n'est pas une explosion sociale. Cela se développe petit à petit. On ne peut pas dire si cela s'étendra à l'industrie privée ou non ». Se rendant compte peut-être de son ton méprisant il ajouta : « Bien sûr, les travailleurs sont intéressés. C'est important; avant, les travailleurs battaient en retraite. C'est une nouvelle situation. C'est quelque chose d'important. Une contre-offensive ». Il poursuivit ainsi: « Pour le moment il est nécessaire de faire reculer le gouvernement. Ce sera une défaite pour eux. Ils vont devoir tenir des élections ». Puis il donna libre cours à son mépris de la classe ouvrière et exprima son estime à l'égard de la bureaucratie syndicale, des vues que partagent tous les groupes petit-bourgeois de « gauche » : « Les travailleurs ne vont pas au-delà des questions immédiates. Les syndicats les devancent, c'est eux qui ont la direction ». Quant aux «militants de gauche » comme lui, « beaucoup sont découragés » admit-il, « ils étaient en hibernation ». Comment voyait-il le rôle de son organisation dans cette situation? « Nous insistons sur la grève, nous appelons à la grève. Il n'y a à présent aucune différenciation entre les syndicats et les partis politiques. Tout le monde est pour la grève. S'il y a des divergences c'est sur son extension ». Quel terrible aveu. En effet il n'y avait aucune différence entre les bureaucraties, vouées au maintient du système de profit, celui qui le représentait politiquement, Juppé et les partis de la prétendue « Extrême-gauche ». La conception selon laquelle les dirigeants, qui constituaient l'avant-garde et traînaient derrière eux une classe ouvrière faisant grève à contre-cur n'était pas l'opinion d'un membre isolé de Lutte Ouvrière. C'était là la position officielle de son organisation. Un article paru dans Lutte Ouvrière du 8 décembre disait: « C'est en effet par la volonté des centrales syndicales, en tout cas de la CGT-FO et de la CGT, que ce mouvement a éclaté, a duré et s'est jusqu'ici étendu. En fait les déclarations et al politique de FO ont été plus radicales et plus précipitées que celles de la CGT. Mais c'est quand même la CGT qui a été la force déterminante du déclenchement, de la prolongation et de l'extension du conflit, grâce au nombre de ses militants ». Et l'article poursuivait ainsi : « Au début, les travailleurs n'étaient pas enthousiates mais, peu à peu, la pression et l'unité syndicale aidant, la détermination a augmenté de façon sensible d'un jour sur l'autre ». Seule une organisation qui est à des années-lumière de la vie, de la façon de penser et des sentiments de la grande masse des travailleurs peut défendre une telle position. Si la classe ouvrière hésitait elle avait de bonnes raisons de le faire. Elle craignait que les syndicats ne trahissent ce mouvement-là comme ils avaient trahis toutes ses autres tentatives de défendre emplois et niveau de vie. Comme les autres tendances radicales, Lutte Ouvrière n'a jamais publié de commentaire qui analyse sérieusement l'importance objective de cette vague de grèves, y compris ses implications pour le mouvement socialiste. Ce que ce parti faisait passer pour une analyse, c'étaient des articles comme celui du 8 décembre que nous citons plus haut. La plus grande partie de cet article était consacré à des spéculations sur ce qui poussait le Parti Communiste, la CGT et Force Ouvrière à se muer - à ses yeux - en militants de classe combatifs. Le journal de l'organisation fonctionna comme une sorte de bulletin de grève. Pour sa rédaction,rien n'existait en dehors de la grève. Pour battre le plan juppé, on n'avait besoin que d'étendre la grève. Vers la fin du mouvement, Lutte Ouvrière proposa une grève générale, afin de satisfaire « toutes les revendications de la classe ouvrière », mais ne précisa jamais ce que ces revendications étaient ou auraient du être. Lutte Ouvrière affirmait le 22 décembre que la grève était « Une réaction en grande partie victorieuse et pour l'ensemble des travailleurs c'[était] au moins un gain moral. C'[était] la fierté de redécouvrir que les travailleurs peuvent faire reculer le gouvernement ». Lutte Ouvrière n'a pas agi indépendamment de la bureaucratie syndicale, même au niveau des revendications et des mots d'ordre. L'organisation n'a pas avancé le « plan d'urgence » proposé six mois auparavant lors de l'élection présidentielle. Ses seules revendications furent celles du retrait du plan Juppé et concernaient les salaires et le paiement des jours de grèves. Le rôle lamentable joué par la « Gauche » petite-bourgeoise française dans les récentes grèves n'est pas dû au hasard. Celle-ci s'y prépara par des décennies d'activité opportuniste. Lutte Ouvrière navigue sous un faux pavillon. Cette organisation s'appelle trotskyste, mais elle a ses origines dans un faction du mouvement trotskyste français qui s'est opposé à la fondation de la Quatrième Internationale en 1938 et a rompu en bonne et due forme du parti mondial dirigé par Trotsky un an après. Dans les années soixante, elle adopta une position selon laquelle la Quatrième Internationale avait été détruite par le révisionnisme. Le groupe -- connu alors sous le nom de Voix Ouvrière -- participa au troisème congrès du Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI) en 1966 en tant qu'observateur. Ses représentants défendirent la conception centriste selon laquelle la Quatrième Internationale devait être « reconstruite ». Cette ligne politique fut rejetée par le congrès et Lutte Ouvrière est restée un adversaire du Comité International. Ce parti se vante de refuser de mettre en avant des revendications socialistes politiques, arguant que de telles revendications ne sont pas appropriées dans une situation non-révolutionnaire. Cette position qui est typique des adversaires centristes du marxisme sert à rationaliser une adaptation aux bureaucraties existantes dominant le mouvement ouvrier. En réalité, de telles organisations rejettent toute possibilité de révolution socialiste. On put le voir clairement en novembre et décembre, où une situation pré-révolutionnaire se développa Lutte Ouvière agissant de manière à prévenir tout mouvement politique indépendant de la classe ouvrière. La candidate de Lutte Ouvière à l'élection présidentielle, Arlette Laguiller obtint 1,6 million de voix - plus de 5% des votes - au premier tour de l'élection de mai 1995. Personne n'était plus surpris et effrayé des conséquences de ce vote que les dirigeants de Lutte Ouvrière eux-mêmes. Ils s'efforcèrent de minimiser le vote pour surtout ne pas avoir à regarder en face cette réalité : un grand nombre de travailleurs cherchaient une alternative socialiste aux partis traditionnels staliniens et sociaux-démocrates. Quelques semaines plus tard, lors de sa fête annuelle, Lutte Ouvrière organisait une rencontre avec la LCR où fut discutée l'importance du vote en faveur de Laguiller. D'un certain sens cette rencontre tenait de la farce. Essentiellement, chacune des organisations voulait être la plus faible et la plus insignifiante. Le représentant de la LCR exhorta Lutte Ouvrière à prendre les responsabilités qui résultaient du score réalisé dans les élections. Le représentant de Lutte Ouvrière, qui ne l'entendait pas de cette oreille, déclina l'invitation disant : il ne faut pas exagérer, nous sommes encore trop petits, nous ne sommes pas un parti révolutionnaire; nous avons pour but d'en devenir un , mais nous avons encore à créer un « parti véritablement prolétarien ». Les marxistes soutiennent que c'est avant tout le programme d'un parti qui détermine son caractère de classe et non pas le nombre d'ouvriers qui en sont membres quelque soit le moment. La tâche du parti révolutionnaire est de développer la conscience politique de la classe ouvrière et de l'élever au niveau des tâches qui lui sont posées par les conditions objectives. Comme toutes les organisations opportunistes, Lutte Ouvrière rejette ce point de vue principiel. Dans une brochure intitulée Qu'est-ce que Lutte Ouvrière? écrite après l'élection présidentielle, la direction de ce parti explique : « Lutte Ouvrière est un petit parti et nous sommes loin d'exister dans toutes les villes, même les plus grandes du pays ». Dans un chapitre intitulé « Le parti à construire », la brochure expliquait :« Un véritable parti susceptible de défendre les exploités doit pouvoir être présent partout ». Ce doit être un parti qui compte des « dizaines de milliers » de membres. Bien sûr, la brochure disait que Lutte Ouvrière n'était pas ce genre de parti : « Voilà ce qui nous manque. Grâce à l'écho rencontré par la campagne d'Arlette Laguiller nous allons essayer de trouver de tels soutiens dans les mois qui viennent. Nous ne savons pas si nous pouvons réussir car à l'heure actuelle nous sommes très loin d'être assez nombreux... ». Cette ligne lâche et démoralisée devait par avance justifier le refus de Lutte Ouvrière de présenter une alternative aux bureaucraties staliniennes et social-démocrates. L'opportunisme de Lutte Ouvrière est lié à orientation fondamentalement nationaliste. Ce parti ne part pas de la nécessité de construire un parti mondial. Leur brochure ne fait aucune analyse du capitalisme en tant que système global. Elle ne mentionne que « la crise permanente » qui a touché la France depuis 1970, et qui est provoquée par les « à-coups du système économique, les à-coups du marché capitaliste ». De cette manière Lutte Ouvrière s'adapte aux conceptions nationalistes propagées par les staliniens français, qui se servirent de leur influence durant le mouvement de grève pour le définir comme une lutte purement française. Lutte Ouvrière et les autres groupes « de gauche» gardèrent le silence pendant que le PC et la CGT encourageaient l'idée que les travailleurs des autres pays d'Europe faisaient concurrence à leurs frères et surs de classe en France pour des emplois décents et pour les prestations sociales. Les dirigeants de LO ne peuvent s'imaginer une classe ouvrière en dehors des appareils syndicaux officiels. Ils voient les travailleurs de l'industrie privée comme étant « démoralisés ». Ils prétendent que les attaques gouvernementales sont dues à l'affaiblissment des syndicats parmis ces sections d'ouvriers. « La démoralisation et l'échec de la syndicalisation chez les ouvriers a conduit le gouvernment à croire qu'il pouvait s'en prendre aux appareils syndicaux », écrivaient-ils après la grève. Lutte Ouvrière fit étalage de son opportunisme au cours d'un meeting tenu le 15 décembre à Paris. Quatre jours auparavant les directions de la CGT et de FO avaient rencontré Juppé pour la première fois depuis le début des grèves. Ils avaient de toute évidence besoin d'une feuille de vigne politique pour mettre fin au mouvement de grève. Mais ni dans Lutte Ouvrière du 8 décembre ni dans celui du 15 décembre on ne mettait en garde contre la liquidation qui se préparait. Le 14 décembre, Juppé fit des concessions aux cheminots, ayant reçu de la part des dirigeants syndicaux l'assurance que ceux-ci allaient pousser à la reprise du travail dans les chemins de fer. De cette manière, on briserait l'échine au mouvement de grève et Juppé aurait les mains libres pour imposer l'essentiel de son plan concernant la sécurité sociale. Le soir même, nous achetâmes Lutte Ouvrière. Y était publié un éditorial d'Arlette Laguiller qui soutenait la liquidation de la grève et appelait cela une « victoire ». L'éditorial disait : « Mais la grève actuelle prouve qu'on peut faire reculer le gouvernement et le patronat. Même si elle devait se terminer sur ce qu'elle a déjà obtenu, ce serait une victoire pour tous. Elle a fait reculer Juppé, elle doit redonner confiance dans leurs propres forces à tous les travailleurs. On a vu que lorsque les travailleurs cessent le travail, tout est paralysé. Et quand les travailleurs descendent dans la rue, ce sont eux qui font la loi ». Le 15 décembre, les cheminots avaient commencé à reprendre le travail. C'était dans ces conditions que se déroulait le meeting de ce soir là. Il avait lieu dans une grande salle ornée d'immenses banderolles couvertes d'inscriptions en rouge. Il y avait aussi beaucoup de drapeaux rouges. Il y avait une tribune imposante, les orateurs étant toutefois absents. Il y avait environ deux mille personnes dans la salle. Mais c'étaient des types sociaux bien particulier. Tout d'abord il y avait la petite-bourgeoisie qui a un coeur - beaucoup de dames au visage sérieux mais plein de compassion comme on les trouve chez les enseignants de l'école catholique. La réunion avait un peu l'air d'une fête et certains même y étaient à la recherche d'un(e) partenaire. Il y avait aussi des travailleurs, mais plutôt le genre politiquement crédule. Il y avait de nombreuses tables avec des livres, impressionnantes à distance. Mais elles étaient couvertes que de milliers d'exemplaires de deux ou trois des brochures les plus banales publiées par l'organisation. Le lever de rideau se fit avec trois quarts d'heure de retard
et les dirigeants firent une entrée en scène cérémonieuse.
La foule se leva d'un bond quand Plusieurs dirigeants prirent place à la tribune, mais en fin de compte il n'y eut que deux orateurs. Le premier était un cheminot, qui pendant une demie-heure fit un simple récit des événements de la grève. Ensuite parla Arlette Laguiller dont le comportement et la coupe de cheveux rappellent la Pucelle d'Orléans ou plutôt Jeanne d'Arc réincarnée sous la forme d'une employée de banque radicale. Laguiller qui est elle-même permanente à Force Ouvrière dévida un chapelet de banalités populistes sur les riches et le gouvernement qui sont en haut et les ouvriers opprimés qui sont en bas. Elle expliqua : « Nous avons déjà gagné d'importantes concessions, une victoire morale », etc. De temps en temps elle faisait une pause pour boire un peu d'eau - ce qui déclenchait à chaque fois un tonnerre d'applaudissments. Son discours dura une heure; il fut suivi d'une autre ovation puis tout le monde rentra chez soi. La séance - étrange et pleine d'emphase dans la forme - avait un contenu politique bien précis: elle servait à couvrir la bureaucratie en train d'étrangler le mouvement de grève. Dans les derniers jours de ce mouvement de grève, deux aspects du rôle malfaisant de Lutte Ouvrière se détachaient nettement : ce parti a menti à la classe ouvrière, déclarant que la trahison de la grève, qui laissa les partis de droite au gouvernement et les propositions de Juppé intactes, était une victoire. Ce parti fait dans le même temps porter à la classe ouvrière - en particulier aux travailleurs du secteur privé - la responsabilité des résultats prévisibles de sa propre politique traître. Dans son éditorial du 5 janvier Laguiller écrivait : « Ceux de la fonction publique se sont rebellés et le gouvernement a tremblé. Les travailleurs du privé n'ont pas eu les moyens moraux ni matériels de les suivre et ils ont subi la grève d'un côté, les pressions patronales de l'autre. Mais tout a une fin ». Lutte Ouvrière est une des composantes du milieu « radical », une couche sociale considérable en France. Une caractéristique tout à fait remarquable de ce milieu est ce qu'on pourrait appeler la culture de l'opportunisme. Il était impossible de rencontrer un membre de Lutte Ouvrière ou de la LCR ou un de leurs sympathisants qui pût ne serait-ce qu'imaginer devoir soulever une question ou défendre un principe qui ne fût pas déjà dans l'air et plus ou moins accepté par la majorité des travailleurs. C'étaient là des gens qui n'avaient aucun muscle politique. Il ne pouvait pas s'agir là d'un simple problème personnel puisque nous en avons fait la même expérience à maintes reprises. Nous avions envie de leur dire : si une attitude comme la vôtre avait dominé les cercles politiques et intellectuels de la France de 1895, Alfred Dreyfus (qui fut la victime d'un complot anti-sémite notoire) aurait continué de croupir sur l'Ile du diable. La LCR dirigée par Alain Krivine est une autre de ces organisations radicales opportunistes qui jouèrent un rôle particulièrement perfide lors du soulèvement de la classe ouvrière française en novembre et décembre. Durant la vague de grèves, la Ligue communiste révolutionnaire glorifia le mouvement spontané des travailleurs et des étudiants, nia la nécessité d'une lutte politique pour le renversement du gouvernement Juppé et défendit la conduite des appareils syndicaux de la CGT et de FO. De toutes les organisations qui se réclament en France d'une façon ou d'une autre du trotskysme, la LCR est celle que l'on assimile le plus au mouvement radical étudiant des années soixante. Sous la direction de gens comme Ernest Mandel qui dirigea pendant des années le Secrétariat Unifié où sont organisés des renégats pablistes du trotskysme, la LCR avait adopté les mots d'ordre du « pouvoir étudiant » et des «universités rouges » pendant les grisantes journées de Mai 1968. Selon ces théories, la classe ouvrière avait été intégrée à la société capitaliste et avait été remplacée en tant que principale force révolutionnaire par les contestataires étudiants et d'autres couches petites-bourgeoises. La situation actuelle de la LCR est étroitement liée au destin de la génération des radicaux de Mai 1968. Ceux qui, à cette époque se battaient sur les barricades ont maintenant les cheveux gris. Les lanceurs de pavés d'antan sont nombreux qui, dans les ving-huit dernières années, ont fait leur nid dans toutes sortes d'institutions bourgeoises. Ces radicaux et ex-radicaux forment aujourd'hui une couche sociale profondément conservatrice. Pendant des années, ils avaient associé la lutte pour le socialisme, ou ce qu'ils prenaient pour tel, à l'une ou l'autre aile des bureaucraties stalinienne et social-démocrate. Pour ces éléments, l'effondrement de l'Union Soviétique et la décomposition des syndicats et des partis ouvriers réformistes avaient placé au-dessus de la perspective du socialisme un gigantesque point d'interrogation. Ils ont de moins en moins de raisons de payer un tribut peu sincère à une orientation vers la classe ouvrière qui les a déçus dans le passé et risque dans l'avenir de faire obstacle à leurs intérêts sociaux. Découvrir le mécanisme dont chacune de ces organisations se servit pour éviter de remplir ses tâches politiques c'est fournir la clé d'une analyse du rôle de tous les groupes radicaux pendant les événements de novembre-décembre. Les dirigeants de la LCR, une équipe politiquement plus adroite que les opportunistes patauds de Lutte Ouvrière, étaient les spécialistes des mots d'ordre soit-disant de « gauche » qui, à y regarder de plus près, n'engagent personne et encore moins la LCR à faire quoique ce soit. Elle fit sienne, par exemple, le mot d'ordre de la grève générale. Mais de quel point de vue? La grève générale est, comme l'explique Trotsky, « une des méthodes de lutte les plus révolutionnaires...Après la grève générale il n'y a plus que l'insurrection armée ». Cependant, la LCR nia catégoriquement que les conditions en France aient été mûres pour un changement politique sérieux de quelque nature que ce soit. Quatre mois auparavant, le journal de Krivine, Rouge, avait publié un article affirmant que les ouvriers français étaient un tas de réactionnaires qui avaient voté grosso modo pour le Front national. La LCR proposait que la classe ouvrière se lance dans un conflit dans les règles contre le patronat et son Etat mais non pas qu'elle lutte pour un changement de gouvernement. Après tout elle affirmait qu'il n'y avait « pas d'alternative à gauche » à cause de la trahison du Parti communiste et du Parti socialiste. Le mot d'ordre de la grève générale fut non seulement avancé avec une criminelle insouciance mais il fut aussi formulé de telle façon que la responsabilité pour mettre sur pied un tel mouvement de grève générale n'incombe ni aux syndicats, ni Dieu l'en préserve - à la LCR elle-même, mais aux travailleurs qui n'étaient pas encore en grève. Rouge du 6 décembre 1995 écrit : « Ce qui manque... pour transformer la situation actuelle en grève générale, est la participation importante des salariés du secteur privé au mouvement de grève ». Dans un supplément à Rouge du 9 décembre, la LCR allait encore plus loin. Après une ardente description des manifestations qui avaient eu lieu dans tout le pays le 7 décembre, on faisait remarquer : « Deux difficultés pèsent néanmoins sur la mobilisation. » Pas le continuel étranglement des directions bureaucratiques, non, mais : « 1. Les limites [de la grève] dans le secteur privé... » et « 2. L'hésitation, et même les réserves, à reconduire les grèves ». Tous les problèmes étaient dus aux travailleurs eux-mêmes. Tant que le mouvement de grève prenait de l'ampleur, la LCR se cantonna aux revendications qui étaient acceptables pour les bureaucrates staliniens et réformistes. Se servant presque des mêmes mots que les fonctionnaires de la CGT, la LCR se plaignait le 9 décembre « du refus général [du gouvernement] de retirer le plan Juppé et d'ouvrir de vraies négociations. En fait, le gouvernement joue le pourrissement et semble vouloir affronter le mouvement gréviste. » Dès qu'il fut clair que le gouvernement et les syndicats allaient étouffer la gréve, la LCR ressortit les mots d'ordre « de gauche » qu'elle tenait toujours en réserve pour de telles occasions. Rouge du 14 décembre avait cette Une : « Maintenant, Juppé doit partir! » Et par quoi ou par qui devait-il être remplacé? La LCR restait évasive à ce sujet : « Il y a aussi une alternative parmi les forces sociales et politiques du pays : La Gauche est dans la rue et elle s'exprime aussi dans les urnes contre la Droite. Ce qui manque, c'est une volonté politique! » La principale affirmation de la LCR était qu'il était faux d'« imposer » une perspective politique au mouvement spontané. La LCR dit aux adhérents des syndicats qu'ils n'avaient pas à se soucier des partis politiques de gauche « absents » mais devaient plutôt se concentrer à faire du syndicalisme. « Le rôle du syndicalisme est de prendre directement en main, sur la base de ses revendications, la crise politique qui peut éclater à la tête de l'Etat. »(Rouge du 16 novembre 1995) Le seul reproche que la LCR ait fait aux dirigeants syndicaux fut de n'avoir pas assez coordonné leurs efforts. Elle critiqua le dirigeant du PCF, Hue, pour n'avoir « nullement envisagé d'aider à construire une véritable alternative unitaire, même si », ajoutait Rouge, « les militants du PCF sont totalement engagés sur le terrain. » La réaction de la LCR à l'essor des luttes de la classe ouvrière fut de tisser des liens encore plus étroits avec le PCF. Le 29 novembre, le groupe de Krivine tint ses premiers pourparlers officiels avec les staliniens. Il déclara que « le changement d'attitude de la direction du PC [était] positive ». Et cela, en plein milieu d'un mouvement de grève que les dirigeants du PCF et de la CGT essayaient de toutes leurs forces de faire cesser pour qu'il ne mette pas le gouvernement Juppé en danger. Aussitôt après la trahison du mouvement par les staliniens, le 28 décembre, la LCR eut une autre discussion avec le PCF. Les deux organisations s'engagèrent à poursuivre leur collaboration. L'édition de Rouge du 4 janvier expliquait qu'« une large concordance de points de vue (entre la LCR et le PCF) s'est exprimée par rapport à la signification profonde des luttes de décembre ». Ce qui s'exprime dans ce rapprochement entre les staliniens et les radicaux petits-bourgeois est une profonde polarisation politique et sociale. Alors que la classe ouvrière entre en conflit avec l'Etat capitaliste, la LCR se jette dans les bras de l'appareil stalinien. Le parti de Krivine s'adapta complètement à l'ambiance antipolitique qui prévalait chez les étudiants. Le 23 novembre, Rouge déclarait, dans un article intitulé « L'expérience de la démocratie » : « Pas de récupération [du mouvement étudiant par les partis politiques]! Nous voulons contrôler notre mouvement nous-mêmes! Dans toutes les AG d'étudiants, la volonté de conduire la mobilisation démocratiquement domine dans les discussions ». Dans les assemblées d'étudiants, les adhérents de la LCR et autres radicaux se présentaient comme de simples étudiants, cachant leur affiliation politique afin de sauvegarder « l'indépendance » du mouvement de grève. Cette capitulation honteuse devant ce qui était, en fait, un niveau politique extrêmement bas contribua à créer les conditions dans lesquelles les traîtres staliniens et réformistes purent « imposer », eux, leur propre solution: le maintien du gouvernement Juppé. Une réunion publique de la LCR à Paris, le 11 décembre, où Alain Krivine devait prendre la parole, fournit une image concrète de cette organisation et du milieu social qu'elle abrite. Environ cinq cent personnes y assistèrent. La grande majorité d'entre elles appartenait à la bohème et à la petite-bourgeoise universitaire. Cette couche sociale prospère dans toutes sortes de milieux : les syndicats, les universités, les centres de recherche, les commissions d'experts, les maisons d'éditions, des magazines, etc. La réunion commença avec quarante-cinq minutes de retard. Les organisateurs ne s'attendaient visiblement pas à l'apparition de nouvelles têtes et ne la souhaitaient pas non plus. Bien que la réunion ait été annoncée partout à grand bruit, celui qui présidait la réunion ne jugea pas nécessaire de se présenter ni lui ni personne si ce n'est par des prénoms. C'était une réunion de famille. Si un travailleur ou un jeune chômeur était venu s'égarer dans ce meeting à la recherche d'une alternative socialiste, il ne se serait pas senti le bienvenu. Krivine a toujours donné l'impression d'un Ernest Mandel en herbe mais l'assistance elle aussi était composée de plusieurs centaines de Krivines en herbe, tous sans aucun doute persuadés qu'ils pouvaient aussi diriger ce parti. Durant la réunion, les membres de l'audience lisaient le journal, discutaient au fond de la salle ou flânaient le long du stand des livres. L'un des orateurs était François Boudet (voir l'interview ci-dessous), un fonctionnaire de la CGT des cheminots que nous avions déjà rencontré à la Gare du Nord. José Perez, un fonctionnaire de la CGT et un des dirigeants de la grève à Rouen parla également. On aurait pu conclure de sa description enflammée que le comité d'organisation de Rouen était une réincarnation du Soviet de Saint-Petersbourg! Le jour suivant, nous assistâmes à un grand rassemblement dans cette ville et ce qui venait de la tribune était la même démagogie creuse que les dirigeants syndicaux et leurs complices radicaux répandaient partout. Le principal orateur de la réunion du 11 décembre était le dirigeant de la LCR, Krivine. Après avoir énuméré les qualités positives de la grève, il identifia comme son principal défaut l'absence d'une « direction nationale ». Les dirigeants, se plaignit Krivine, ne s'étaient pas rencontrés. Il n'y avait pas de coordination, tout était organisé de façon informelle. La tâche centrale de la LCR, affirmait-t-il, était de prendre position pour l'extension de la grève. Ce mouvement devait « arracher une victoire », c'est à-dire le retrait du plan Juppé. Après avoir consacré une bonne partie de son discours à décrire par le menu tous les aspects de l'organisation des grèves, Krivine ajouta, afin sans doute de faire perdre la trace à ceux qui se seraient aperçus de ce qui se passait : « Nous ne sommes pas des syndiqués, même pas syndiqués militants... Nous devons créer une alternative politique, un parti qui corresponde aux nécessités de la grève». Après s'être vanté du fait que « des centaines de membres de la LCR ont des postes dans les syndicats », il s'empressa d'ajouter : « nous sommes trop faibles pour représenter une véritable alternative ». Krivine conclut par une description abstraite « du genre de société » que la LCR aimerait bien voir se réaliser. Aucune critique vis-à-vis des dirigeants syndicaux. Pas une seule mise en garde. Pas même une l'allusion à un programme socialiste. Aucune tentative plutôt le contraire de présenter la LCR comme une alternative. Un bel exemple de supercherie et de faux-fuyant politique de « gauche ». Lorsque les dirigeants de la CGT des cheminots appelèrent à la fin de la grève à la mi-décembre, la LCR n'émit pas même un geignement de protestation. Rouge répéta les paroles de Louis Viannet comme un perroquet, appelant « à continuer le mouvement sous une autre forme ». Le 21 décembre, ce journal titrait: « En décembre, Juppé a reculé...en janvier, il doit céder. On continue.» Quelques jours après la réunion avec Krivine, une discussion avec un représentant de SUD nous permit de jeter un coup d'il supplémentaire sur la nature du milieu petit-bourgeois opportuniste. SUD est un petit syndicat dominé par les radicaux qui est principalement actif parmi les travailleurs des postes et télécommunications. Le fonctionnaire de SUD, Philippe Crottet, responsable du travail syndical dans les centres postaux de Paris, commença comme le font tous les radicaux, en disant qu'on ne pouvait pas dire si les dirigeants syndicaux allaient trahir ou non, que la pression de la base était très forte, etc. Le plus intéressant chez Crottet était, cependant, qu'il décrivit avec un peu d'honnêteté sa propre évolution politique et qui est celle de toute une couche sociale. Il avait rejoint la LCR en 1973 et y resta jusqu'en 1988. Cette année-là, il devint permanent de SUD. Il avait fallu à l'époque qu'il choisisse, dit-il, entre travailler pour le syndicat ou pour le parti révolutionnaire. Voyez-vous, continua-t-il, il faut aussi avoir une vie et une famille. Sa mère lui avait dit : mon fils, tu commences à te faire vieux. Crottet constata à quel point les mouvements radicaux étaient démoralisés : « Au cours des quinze dernières années, les organisations de gauche ont perdu de plus en plus d'adhérents ». Puis il décrivit un phénomène que l'on rencontre dans tous les pays: « Ceux qui sont restés actifs se trouvent, maintenant, au niveau moyen des structures syndicales. Ils sont, aujourd'hui, la véritable force motrice de ce combat. C'est grâce à eux - cette génération qui a participé à soixante-huit - qu'il y a eu un tel mouvement, une telle organisation, une telle activité dans cette lutte. Mais en même temps, même pour ceux qui étaient actifs, même pour les révolutionnaires, la journée n'a que vingt-quatre heures. » La LCR a ses origines dans la minorité des trotskystes français qui adoptèrent au début des années cinquante la ligne révisioniste de Michel Pablo qui était alors le secrétaire de la Quatrième internationale. Pablo essaya d'imposer une perspective de liquidation qui , entre autres, voulait obliger les trotskystes français à se dissoudre dans le Parti communiste stalinien. La majorité du parti repoussa cette attaque contre les principes de la Quatrième internationale et rejeta sa perspective. La direction du Secrétariat international sous Pablo et Mandel exclut la majorité et reconnut la minorité comme sa section française. Les pablistes français ont passé les quarante dernières années à rechercher une tendance dans les bureaucraties staliniennes ou syndicales qui se dirigerait vers la gauche et les débarasserait de leur propre travail. Aujourd'hui, ils continuent de s'y évertuer avec Krivine, même si leur enthousiasme faiblit. Ce doit être vraiment épuisant d'avoir à se débarasser constamment de sa responsabilité pendant des décennies. Les pablistes peuvent maintenant se vanter d'avoir trahi trois grèves générales : Août 1953, Mai-juin 1968 et Novembre-décembre 1995 - et tout cela, au nom du trotskysme. Quelle est la signification politique de ce mouvement? Bien que quelques travailleurs se soient joints au mouvement sur la question des retraites et de leurs intérêts particuliers, la grande majorité a compris dès le départ qu'il ne s'agissait pas simplement des retraites des cheminots. La grève s'est élargie à ce point parce que les gens se sont rendus compte qu'il fallait aussi mobiliser les autres secteurs de l'industrie pour gagner. Est-ce que tu penses qu'il est nécessaire de forcer le gouvernement à démissionner? Le but du mouvement est le retrait du plan-Juppé. Le problème en France et c'est sur quoi Juppé mise , c'est que Juppé se dit: « J'ai un plan, une perspective, et ça, personne n'en a ». Les gens se disent : « Chirac a été élu, il est le chef légitime du gouvernement ». On ne voit rien du Parti socialiste. La Gauche n'a pas vraiment de perspective. Le risque d'un mouvement comme celui-ci, s'il continue et aboutit à la démission de Juppé, c'est qu'il fasse le boulot de l'extrême-droite. Il y a des gens qui ont participé à soixante-huit et qui ont peur. Ils se disent :« A la fin, ce ne sera pas la Gauche qui gagnera ». Si le plan Juppé est vraiment abrogé, cela renforcera le mouvement parce qu'en France, il n'y a pas eu de succès dans le mouvement ouvrier depuis longtemps. Si on oblige le gouvernement à reculer, cela créera une dynamique pour continuer le mouvement. Mais tu es membre d'une organisation socialiste. Penses-tu que ta propre organisation est une alternative pour les travailleurs? Notre mouvement est assez limité parce que les gens ne sont pas prêts pour un changement politique, parce que si ce n'est pas Juppé, ce sera Pasqua, ou Jospin. Si c'est la gauche, ce sera celle qui s'engage à pratiquer une politique d'austérité. Personne ne veut de ça. Alors les travailleurs essaient de tirer le maximum de ceux qui sont au pouvoir en ce moment. En Allemagne, 100 000 cheminots sont menacés de licenciement. Pourquoi n'appellez-vous pas à l'unité avec les cheminots allemands et ne proposez-vous pas une solution socialiste, pas seulement pour la France mais aussi pour l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre? Je suis d'accord. Le problème, c'est que l'individualisme dans la classe ouvrière s'est accru. Penses-tu qu'il soit possible de soulever la question de comités d'action et d'un gouvernement des travailleurs qui s'appuie sur ces comités d'action? Non, je ne pense pas parce que la faiblesse du mouvement réside dans le fait qu'il est encore mené par les syndicats. La seule exception était Renault à Cléon. Il y a eu une réunion de 400 personnes qui n'était pas contrôlée par les syndicats. Les gens se levaient et disaient n'importe quoi. A la fin, tout le monde en avait ras-le-bol. Ils ont dit : c'est aux délégués syndicaux d'organiser la grève, pas à nous. On essaie autant qu'on peut d'organiser des actions avec d'autres secteurs des services publics dans l'unité mais ce n'est pas possible d'aller plus loin pour le moment. Par contre, si le mouvement allait au-delà des limitations actuelles, ça pourrait changer. Mais comment peut-il le faire si les gens ne disent pas la vérité, qu'il faut empêcher les dirigeants syndicaux de contrôler la grève? Oui, c'est vrai mais les dirigeants syndicaux sont respectés pour l'instant . En ce moment, ils tiennent bon. Penses-tu que Viannet [le dirigeant de la CGT] et Blondel [le dirigeant de FO] vont trahir ce mouvement? Je pense que chacun essaie de trouver une issue, Blondel, en particulier, parce que sa préoccupation majeure est de conserver le contrôle des postes syndicaux. Il essaie de trouver une issue qui lui permettra de faire ça. Pour l'instant, il suit le mouvement. Quelle est, à ton avis, l'opinion politique actuelle des travailleurs? Ils sont contre la société capitaliste avec toute son austérité et le reste. Ils n'y voient pas grand chose de positif. Mais en ce qui concerne discuter du socialisme - de 1968 à 1972, c'était naturel. Mais depuis, le mot est devenu si corrompu qu'il y a maintenant un problème de langue. Maintenant, le mot socialisme est interprété comme un synonyme de l'Est. De l'Est ou de Mitterand. Comment vois-tu le rôle de la LCR dans ce mouvement? Premièrement, c'est d'expliquer politiquement que ce n'est pas seulement une crise sociale mais une crise politique. D'intervenir aussi dans les syndicats pour les faire aller le plus loin possible. Il y a des syndicats où nous avons plus de soutien, comme dans le syndicat SUD-PTT et celui des enseignants. Mais même dans les syndicats où nous sommes une petite minorité, nous devons les pousser à aller plus loin. Lutte Ouvrière, par exemple, dit qu'une grève générale n'est pas possible. Mais nous continuons à pousser, même s'il n'y a pas beaucoup de chance que ça réussisse.. Quelle est la différence entre votre position et celle de Lutte Ouvrière? S'agit-il simplement de la grève générale? Ils pensent que nous surestimons le mouvement. Ils disent que ce n'est pas un mouvement politique. Nous allons plus loin qu'eux. Nous intervenons dans la CGT, par exemple, bien que nous soyons une très petite minorité là. Mais la grève générale n'est pas une perspective politique. Où doit-elle mener? Au retrait du plan Juppé. Si on propose, comme vous le suggérez, la construction d'un gouvernement ouvrier qui s'appuie sur des comités d'action, ça ne correspond pas du tout à la situation actuelle. Ça paraîtrait ridicule. Si vous suggériez un gouvernement PCF-PS, ce serait tout aussi dérisoire parce que les gens en ont déjà fait l'expérience. Nous, nous disons que le mouvement doit continuer et doit lui-même proposer un programme et construire un programme qui soit une réelle alternative à la gauche officielle. Le Spectre d'un mouvement européenLes conditions objectives qui entraînèrent le grand mouvement de grève de novembre et décembre en France prévalent dans toute l'Europe. Dans chaque pays européen, les acquis sociaux des travailleurs sont attaqués. Chaque bourgeoisie nationale tente de réduire le coût de la main-d'uvre pour maintenir sa compétitivité sur le marché mondial et de réduire les déficits budgétaires pour remplir les critères de convergences du traité de Maastricht d'Union monétaire européenne. En Belgique aussi, la destruction de milliers d'emplois dans
la fonction publique, la réduction drastique des dépenses
sociales, les privatisations et autres plans du gouvernement
de coalition dirigé par le chrétien-démocrate
Jean-Luc Dehaene (qui, comme le gouvernement de Juppé
en France veut Ce sont certes les conditions économiques nationales qui ont provoqué la colère des travailleurs belges, mais ce furent sans aucun doute les grèves françaises qui les ont inspirés. La manifestation du 13 décembre avait été annoncée bien avant le début des grèves en France mais la participation massive surprit ses organisateurs, la CGSP (le syndicat du secteur public qui fait partie de la FGTB, la Fédération Générale du Travail Belge, sociale-démocrate) et la FSCSP (la Fédération des Syndicats Chrétiens du Secteur Public) affiliée à la Confération des Syndicats Catholiques. Soixante-dix mille travailleurs du secteur public y participèrent, parmi eux des pompiers, des mineurs, des travailleurs des Postes et Télécommunications, des cheminots, des travailleurs des transports publics et des companies aériennes. Des travailleurs du secteur privé de Volkswagen, de Caterpillar, des Forges de Clabecq et d'autres se joignirent à la manifestation. Comme en France, c'est l'attaque des emplois et des conditions de travail des cheminots belges qui fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres. Le plan gouvernemental, annoncé le 27 octobre 1995, prévoit la restructuration de la la SNCB (la Société Nationale des Chemins de fer de Belgique) et sa division en « business units » (unités d'entreprises, c'est l'expression anglaise qui est utilisée), la fermeture de lignes de chemin de fer et la suppression de dix mille postes d'ici l'an 2005. En 1981, la SNCB employait 65 000 personnes; aujourd'hui, elle n'en compte plus que 42 000. Le mouvement fut aussi alimenté par un conflit acharné se déroulant au sein de la compagnie aérienne semi-privée Sabena. Après avoir essayé pendant des mois, et sans succès, d'obtenir des concessions de la part des travailleurs, la direction de Sabena avait tout simplement annulé la convention collective fin novembre. Une dure lutte se déroulait également dans les universités du pays. Le 28 novembre, à Liège, la police montée et des unités spéciales attaquèrent brutalement à coup de matraques une foule de près de dix mille collégiens et étudiants francophones qui réclamaient plus d'argent pour l'éducation. Des dizaines d'entre eux furent blessés. S'ajoute à cela le fait que le niveau de vie de nombreux travailleurs s'est détérioré dans son ensemble. La Belgique, qui compte dix millions d'habitants, est plongée dans la stagnation économique et la récession. Les résultats de l'économie ont été en baisse tout au long de l'année 1995. Le chômage atteint 14,5%, presque le double de son niveau de 1991. La crise économique et l'attaque par la classe dirigeante belge de l'emploi, des acquis sociaux et du niveau de vie ont poussé les travailleurs belges à l'action. Mais dans ce pays aussi, ils sont affaiblis par une crise profonde de direction et de perspectives. C'est en Belgique que se trouve la plus vieille région industrielle d'Europe continentale. Les traditions socialistes et syndicales de sa classe ouvrière remontent au siècle dernier. Ici comme partout ailleurs, ces traditions ont été la cible de furieuses attaques dans les récentes décennies. Il était évident à quel point la manifestation du 13 décembre était limitée politiquement. Les participants étaient plein de fougue et d'enthousiame mais il n'y avait pratiquement pas de mots d'ordre politiques. On entendait seulement : « public et privé - unité! » Pas même une allusion à une lutte pour chasser le gouvernement, une coalition à laquelle participe le Parti socialiste, de la part des syndicats. L'attitude d'un porte-parole des ouvriers de Volkswagen qui nous donna l'interview ci-dessous, était caractéristique et se rencontrait chez beaucoup de manifestants : les socialistes, les chrétiens-démocrates et les libéraux (un parti de droite défendant la « libre entreprise ») étaient interchangeables et les syndicats étaient les seules armes dont disposaient les travailleurs. Les travailleurs suivaient les grèves en France et beaucoup espéraient qu'un mouvement comparable allait se développer en Belgique. Mais il s'agissait plutôt là d'une attitude passive et il y avait peu pas d'opposition ouverte à la bureaucratie syndicale. Les travailleurs des transports publics de Bruxelles étaient fortement représentés à la manifestation. Paul Smets, un membre du syndicat social-démocrate nous dit : « La situation en France n'a rien d'extraordinaire. Nos collègues des transports en France ont les mêmes problèmes que nous, ici, en Belgique. Ces problèmes existent à l'échelle européenne ». L'un de ses collègues, traminot depuis vingt-cinq ans et membre du syndicat catholique, exprima la même pensée : « Il est évident que les problèmes en France sont directement liés à la situation ici. Nous sommes confrontés à la destruction de l'ensemble du secteur public. Je pense que nos actions sont justifiées parce qu'ils laissent tout pourrir, les emplois, les retraites, absolument tout ». Les travailleurs de la Sabena prirent une part très active à la manifestation. Un membre du syndicat catholique relata de façon détaillée les attaques de la direction de cette compagnie aérienne. « Leur explication, c'est qu'il doivent améliorer la position de Sabena par rapport aux autres compagnies aériennes européennes et américaines ». Nous lui avons demandé si les travailleurs devaient s'unir par delà les frontières nationales. Il répondit : « A mon avis, les travailleurs du monde entier doivent s'unir. Parce que la logique [économique] avec laquelle nous sommes confrontés en ce moment règne partout ». La manifestation était organisée comme une procession de corporations d'artisans du moyen-âge, par régions, de sorte que les travailleurs francophones et les travailleurs flamands marchèrent la plupart du temps séparés les uns des autres. Les syndicats sociaux-démocrates et chrétiens firent de même. Et cette marche, qui passait par le centre de Bruxelles, était organisée avec beaucoup d'efficacité. Sitôt atteinte la fin du parcours, les divers groupes de travailleurs déposaient leurs ponchos (rouges pour les syndicats sociaux- démocrates, verts pour les syndicats chrétiens) dans un camion prévu à cet effet, leurs écriteaux et banderoles dans un autre et ils étaient eux-mêmes embarqués dans des bus et emmenés à toute vitesse. Des dizaines de milliers de personnes disparurent comme par enchantement. Les travailleurs ne purent à aucun moment voir ou ressentir leur force collective. Diverses tendances staliniennes et radicales étaient présentes à la manifestation : le Parti communiste, les maoïstes et une variété de renégats du trotskysme. Aucun d'eux n'avait quelque chose d'édifiant à dire. On pourrait plus spécialement mentionner les pablistes du Parti Ouvrier Socialiste (POS) simplement parce qu'ils sont le résultat final du travail de plusieurs décennies de feu Ernest Mandel qui dirigea le Secrétariat Unifié pendant de nombreuses années et de ses associés. L'histoire du trotskysme belge est digne d'admiration mais on n'aurait jamais pu s'en douter en voyant le POS. Son journal, La Gauche, un maigre bimensuel, prétendait dans son article de tête que les syndicats réformistes, organisés au sein de la Fédération Syndicale Européenne, « portent [la] lourde responsabilité » de prendre la direction de la lutte contre Juppé, Dehaene et leurs collègues dans toute l'Europe. Nous avons participé à la conférence de presse organisée par les deux fédérations syndicales dans les locaux du syndicat social-démocrate de la fonction publique. Les fonctionnaires syndicaux belges sont des gentlemen très respectables qui n'étaient pas peu indigné de voir les feux de l'actualité braqués sur eux par les attaques du gouvernement. Le plus distingué d'entre eux, Jacques Lorez, le secrétaire général de la CGSP, expliqua que les syndicats comprenaient bien que la fonction publique dût être modernisée; « nous ne sommes pas des dinosaures » dit-il, mais là vraiment, on y était allé un peu trop fort. Lorsqu'on put poser des questions, nous fîmes remarquer
que les syndicats allemands des cheminots avaient récemment
signé un accord pour la suppression de 100 000 postes.
Nous nous demandions si c'était là le genre de En réponse à notre dernière question où nous demandions quelle alternative était proposée quant à l'énorme dette publique, un autre fonctionnaire nous expliqua que les syndicats avaient parfaitement conscience de la dette. Mais pourquoi, continua-t-il, ce problème devait-il être résolu sur le dos des travailleurs de la fonction publique? Il ne dit cependant pas sur le dos de qui cela devait être résolu. Les deux tiers de la production belge vont à l'étranger. Il n'est donc pas étonnant que la classe dirigeante soit résolue à devenir membre de l'Union économique monétaire fixée à 1997. Pour appartenir à ce club fermé, le déficit budgétaire d'un pays ne doit pas dépasser 3% et la dette publique ne pas excéder 60% du Produit Intérieur Brut. La dette publique de la Belgique s'élevait à 133,7% du PIB en 1995. Afin de réduire le déficit budgétaire et la dette publique, Dehaene qui depuis 1991 a été à la tête de deux gouvernements de coalition comprenant à chaque fois quatre partis, a imposé une série de coupes budgétaires. Un gel des salaires et d'importantes réductions des dépenses publiques, décrétés en 1993, avaient déjà provoqué de violentes réactions de la part de la classe ouvrière. Il y avait eu une journée de grève générale, la plus grande depuis 1936. Alors que le chômage atteint des chiffres records, le taux de pauvreté de 6% est l'un des plus bas des pays industrialisés. Le système de sécurité sociale évite que 35% de la population belge ne sombre dans la misère. Ce tissu de protection sociale, comparable à celui de la France et également instauré à la fin de la Seconde guerre mondiale, a un découvert de 5,4 milliards de francs. Le patronat appelle à des coupes qui vont bien au-delà de cela Ce qui frappe immédiatement à Bruxelles est la question linguistique. Chaque nom de rue est dans les deux langues nationales, français et flamand. Un peu plus de la moitié de la population belge parle flamand, principalement en Flandre. Un tiers, principalement en Wallonie parle français et 11%, les habitants de Bruxelles, sont officiellement bilingues. Les partis politiques suivent cette division. La coalition gouvernementale se compose des chrétiens-démocrates flamands (officiellement le Parti populaire chrétien), des chrétien-démocrates wallons et des socialistes flamands et wallons. Pendant les dix dernières années toutes les attaques contre les acquis sociaux du passé furent menées par des gouvernements auxquels participaient des représentants du Parti socialiste. Les sociaux-démocrates, selon l'expression du quotidien Le Soir, « gèrent les dossiers délicats », c'est-à-dire ceux du travail et des affaires sociales. Dans le gouvernement actuel, les socialistes occupent, par exemple, les ministères des transports, du travail, de la fonction publique et de l'éducation. Le Parti socialiste, toutes ailes confondues est un parti bourgeois corrompu jusqu'à la moëlle. Il fut récemment englouti par une vague de scandales. Willy Claas, un socialiste flamand, fut obligé de démissionner de son poste de secrétaire général de l'OTAN lorsque son rôle dans une affaire de pots-de-vin en 1988 fut divulgué (il était à l'époque ministre de l'économie). Un constructeur d'hélicoptères italien avait versé plus de 8 millions de francs belges dans les caisses du Parti socialiste. Un leader de l'aile francophone du parti qui aurait bénéficié de la transaction fut assassiné en 1991. Le discrédit des socialistes et l'absence générale d'une réponse progressive quelle qu'elle soit à la crise ont préparé le terrain pour la poussée du nationalisme et du chauvinisme qui dresse une partie de la population contre l'autre sur la base de différences ethniques et menace de la plonger dans une catastrophe semblable à celle des Balkans. Le premier travailleur à qui nous avons parlé à la manifestation du 13 décembre était un sapeur-pompier de Bruxelles (voir l'interview ci-dessous). Il expliqua les problèmes sans précédent que créaient les divisions ethniques. Le Bloc flamand d'extrême-droite est maintenant devenu le parti le plus puissant d'Anvers, la ville la plus peuplée de Flandre. Il attise le séparatisme et le racisme, déclarant que la Flandre, la région la plus prospère, devrait arrêter de payer pour les pauvres et des chômeurs de Wallonie. La copie conforme du nationalisme flamand est le Front National qui propage le poison séparatiste en Wallonie francophone. Il y a des décennies que les petits-bourgeois radicaux, et les pablistes en particulier, se sont adaptés au nationalisme wallon. Ernest Mandel fut un pionnier de cette orientation traître dans les années soixante et ses successeurs du POS l'ont maintenue jusqu'à ce jour. Dans un article du 3 mars, le Financial Times se félicitait du rôle joué par les questions linguistiques et ethniques dans l'affaiblissement du mouvement ouvrier. « Bien que les Belges montrent de nets signes de malaise, l'indignation n'a pas atteint la même ampleur qu'en France avant Noël, en partie parce qu'en Belgique, la division linguistique entre francophones et flamands "affaiblit le front", selon l'expression d'un observateur politique ». Un jour après la manifestation de masse de Bruxelles, le gouvernement prenait des mesures supplémentaires pour la privatisation de Belgacom, l'entreprise du téléphone et des télécommunications. Quelques jours plus tard, la direction de la SNCB annonçait d'une manière provocante qu'elle acceptait toutes les propositions du plan de restructuration. Les cheminots se mirent en grève mais la bureaucratie syndicale put garder le contrôle du mouvement et put finalement l'étrangler. Cependant, le premier ministre, Dehaene, fit bien comprendre qu'il ne commettrait pas ce que fut, à son avis, la grande erreur de Juppé: de réduire et de réorganiser la fonction publique tout en attaquant de front la sécurité sociale. Le 22 décembre, Dehaene annonça qu'il suspendrait la « réforme » prévue de la sécurité sociale jusqu'en 1997. Il est évident qu'il y aura de grandes luttes à l'avenir dans des conditions où le problème le plus pressant auquel les travailleurs belges doivent faire face demeure l'absence d'une alternative socialiste révolutionnaire. Pour nous, cette manifestation a un double sens parce que nous montrons non seulement notre solidarité avec le mouvement national mais nous avons aussi nos propres revendications. Quelles sont vos revendications? Nous avons des problèmes linguistiques. Une certaine couche de la population parlant hollandais aimerait « flamander » Bruxelles. Ils veulent créer une structure flamande monolingue et une structure française monolingue. Les gens commencent à se battre entre eux, ce qui ne s'était jamais passé avant. Est-ce que tu penses qu'il est nécessaire d'unir les travailleurs francophones et flamands? Absolument. En Belgique, on a toujours eu les deux langues. Mais il y a maintenant une certaine couche de Flamands on les appelle les Flamagogues qui veulent supprimer la Belgique et faire de la Flandre un pays séparé. Regarde un peu les drapeaux là-bas. Ils n'ont pas hissé le drapeau belge, ni européen, mais le drapeau de la Flandre. Pour les gens de Bruxelles, c'est une provocation. A ton avis, quelle est la signification des événements en France? Et bien, ils ont les mêmes problèmes que nous, vous savez. Je pense que c'est la même chose partout dans le monde. Que ce soit en France ou en Belgique, petit à petit, il y a de plus en plus de pauvres et le gouvernement n'arrête pas d'augmenter les impôts. Tous les pays sont endettés. Y a-t-il une alternative à la politique du gouvernement actuel et du patronat? Vous savez, je pense que tous les partis sont les mêmes, qu'ils soient socialiste ou libéraux. Une interview avec Thierry Defays, le porte-parole des ouvriers de Volkswagen près de Bruxelles Nous sommes à peu près 400 à être venus ici. Nous sommes en grève depuis hier. Parce que, hier, nous avons dit à la direction que nous allions à la manifestation. Ils ont fait des menaces provocantes à l'encontre des travailleurs dans un tract. La réaction a été rapide: il y eut un débrayage et aujourd'hui aussi la grève. Avez-vous des revendications précises concernant Volkswagen? Nous pensons que tout le monde est concerné puisque ce qui se passe maintenant dans la fonction publique nous concerne aussi. Si nous permettons qu'ils ruinent le secteur public, cela se traduira pour nous inévitablement par des impôts plus lourds sur les salaires. As-tu confiance dans le Parti socialiste? Je crois que le Parti socialiste, ici, en Belgique, est confronté aux mêmes réalités que les autres partis en Belgique. Si nous portions les libéraux au pouvoir, ce serait la même chose. Il n'y a presque pas de différence. Puisqu'ils ne s'interessent tous qu'à Maastricht; c'est devenu le critère décisif. Je ne crois pas que les libéraux seraient mieux que les socialistes. Penses-tu qu'il soit nécessaire d'unir la classe ouvrière internationalement? Je crois que ce qu'il y a ici le prouve. Ça commence en France et ici, en Belgique; le problème, c'est qu'au niveau européen il n'y a pas encore de structures syndicales assez efficaces qui puissent présenter des revendications. Au niveau européen, le patronat et le monde des finances sont bien organisés et les travailleurs pas encore. Fais-tu confiance aux dirigeants syndicaux? J'ai confiance dans les organisations syndicales puisqu'elles sont la seule chose que les travailleurs aient pour l'instant. La signification du mouvement de grèveLa trahison du mouvement des ouvriers français en novembre et décembre a donné un temps de répit au gouvernement de Jacques Chirac et d'Alain Juppé, mais la crise politique et sociale en France et à travers l'Europe est loin d'être résolue. En Angleterre, où la pauvreté augmente sans cesse, le gouvernement conservateur de John Major, harcelé par les scandales, ne tient plus qu'à un fil après une nouvelle défaite dans des élections partielles. En Espagne, la victoire électorale du Parti Populaire de droite le 3 mars dernier a mis fin aux treize années de pouvoir du Parti socialiste de Felipe Gonzalez. Les Italiens vont aux urnes le 21 avril et l'Alliance Nationale fasciste pourrait bien enregistrer des gains importants. En Allemagne, la montée du chômage et la détérioration des conditions de vie ont entraîné une répulsion générale à l'endroit des partis parlementaires. La bourgeoisie européenne est poussée à rationaliser l'industrie, à effectuer des destructions massives d'emplois et à liquider l'Etat social. C'est à cause des conflits commerciaux croissants entre l'Europe et ses rivales d'Amérique du Nord et d'Asie que de telles mesures, stipulées dans le traité de Maastricht sur l'Union économique européenne, deviennent nécessaires. Juppé a commencé le démantèlement du système de sécurité sociale. En mars 1996 son gouvernement proposait à l'Assemblée nationale trois décrets donnant à l'État les pleins pouvoirs pour contrôler et réduire les coûts de l'assurance-maladie organisée jusque-là en caisses autonomes. Un rapport sur la SNCF, présenté par une commission gouvernementale, reprend les grandes lignes du projet précédent qui avait dû être abandonné après la bataille livrée en décembre dernier par les ouvriers du rail. Le rapport propose la fermeture de plusieurs lignes régionales, la réduction du coût de la main-d'uvre, la hausse des tarifs et la privatisation des lignes rentables. Les travailleurs opposent encore une grande résistance aux projets du gouvernement. Le 19 mars, les employés des transports de Marseille se sont mis en grève, expliquant que la municipalité avait violé un accord signé en janvier dernier et qui avait mis fin à un mois de grève. Face aux plans gouvernementaux visant à changer le statut de France-Télécom, la société publique de télécommunications, cinq syndicats ont organisé une grève de vingt-quatre heures le 11 avril dernier. A travers toute l'Europe, les travailleurs montrent leur opposition aux mesures d'austérité des divers régimes. Des employés des chemins de fer et des compagnies aériennes de Belgique et des travailleurs du secteur public du Luxembourg ont fait grève en décembre. Le 28 février à Bruxelles, 60000 enseignants et étudiants francophones et flamands ont organisé une marche contre l'attaque de l'éducation par le gouvernement. En Allemagne, plusieurs dizaines de milliers de sidérurgistes ont organisé grèves et occupations en janvier pour protester contre un projet visant à réduire les retraites et à éliminer des emplois. Mais les classes dominantes européennes possèdent encore un avantage majeur sur les travailleurs. Elles comprennent bien mieux qu'eux les conséquences de la crise et elles se préparent en conséquence. Suite au récent soulèvement des travailleurs, la bourgeoisie française se prépare déjà pour la prochaine confrontation. Peu après la vague de grèves, Chirac annonçait le remplacement de l'actuelle armée basée sur la conscription par une armée professionnelle de volontaires. La classe dirigeante française veut une armée moins susceptible de sympathiser avec les travailleurs et prête à exécuter les mesures les plus impitoyables en France même comme à l'étranger. Le Front National néo-fasciste de Jean-Marie Le Pen a également multiplié ses activités. Son secrétaire général déclarait récemment qu'il existait en France une « situation pré-révolutionnaire », caractérisée par « le grand fossé séparant le peuple de la classe politique ». La révolte des travailleurs français fut un événement colossal. Des millions de gens ont répondu à la lutte engagée par les cheminots et de larges sections de travailleurs du secteur public. La vague de grèves a mis en pièces l'argument, si souvent invoqué par le gouvernement et les médias, selon lequel il y aurait un consensus populaire en faveur de la liquidation de plus d'un demi-siècle de gains sociaux exigé par le marché capitaliste. La classe dominante française a sans aucun doute cru à ses propres communiqués de presse. Elle a pris pour un soutien populaire à ses mesures ce qui n'était que le manque de résistance, ou plutôt la collaboration des syndicats, du Parti socialiste et du Parti communiste. La réalité se révéla soudain à Chirac et Juppé sous la forme d'une mauvaise surprise. La majorité parlementaire de 80% obtenue par les partis de droite en 1993 s'avéra illusoire. Le régime a soudainement paru sous son vrai jour: un gouvernement isolé qui était l'objet du mépris général. Les événements de novembre-décembre 1995 n'ont pas été plus plaisants pour la bourgeoisie européenne et internationale. La politique de Juppé est celle de Major, Kohl, Dehaene, Dini et compagnie. Les directeurs de la Banque d'Allemagne ne pouvaient que frémir d'horreur à la vue du mouvement de masse qui éclata en France. Aux États-Unis, il y avait derrière le silence hostile observé par les médias vis-à-vis du rejet par la population française des mesures d'austérité, de l'indignation et de la crainte. Les grèves ont porté un coup fatal à ce qui restait du triomphalisme affiché par la bourgeoisie internationale après la chute de l'Union Soviétique et la victoire de partis « pro-marché » partout dans le monde. Les récents événements de France sont l'expression particulière, nationale d'un processus universel. Les contradictions du capitalisme mondial ont atteint un nouveau stade. Cette vague de grèves, si importante soit-elle, peut être assimilée du point de vue historique à l'éclair qui ne fait qu'annoncer l'orage. Les événements de novembre et décembre ont démontré l'immense pouvoir de la classe ouvrière. Loin d'avoir été irrémédiablement marginalisée par les progrès technologiques des deux dernières décennies, la classe ouvrière moderne a été renforcée par la prolétarisation de couches sociales qui, autrefois, étaient considérées et se considéraient elles-mêmes comme faisant partie de la petite-bourgeoisie. Ce phénomène objectif s'est manifesté dans le fait qu'un grand nombre d'employés occupant des postes administratifs, techniques ou professionnels ont reconnu la cause des grévistes comme étant la leur. Cette grève a démontré une fois de plus que les intérêts des travailleurs sont diamétralement opposés à ceux du grand patronat de ses gouvernements. Elle a aussi démontré que des luttes menées autour de questions sociales élémentaires (emplois décents, salaires, avantages sociaux, logement) exigent rapidement, dans le contexte actuel, d'entreprendre une lutte contre les fondements mêmes du capitalisme. Ces événements ont aussi montré que le plus grand problème que les travailleurs rencontrent est la nature de leurs propres organisations. Tant que la classe ouvrière se montrera incapable d'avancer sa propre alternative à la politique nationaliste et pro-capitaliste des bureaucraties ouvrières, la lutte la plus déterminée s'égarera dans une impasse. La situation en France comportait un fort paradoxe qu'on retrouverait dans presque tous les pays industrialisés. Il y avait une tendance parmi les travailleurs à tourner le dos à la politique dans une situation qui montrait avec une extrème clarté la nécessité d'assimiler les leçons de la lutte des classes des trois derniers quarts de siècle, en France et à l'échelle internationale. Comprendre ces leçons cruciales et adopter le programme de l'internationalisme et du socialisme constituent pour la classe ouvrière la seule issue hors de cette impasse. Les grèves ont également prouvé que les conditions nécessaires pour résoudre le problème de la direction ouvrière se développaient. La base matérielle de la domination des vieilles bureaucraties ouvrières a été détruite par de vastes changements dans la vie économique. Ayant affaire à un capitalisme globalement intégré, les syndicats et les partis réformistes et staliniens sont de moins en moins capables de se poser en défenseurs des intérêts des travailleurs. L'explosif mouvement de révolte de la classe ouvrière française s'est surtout développé en dehors des organismes syndicaux officiels. Si les syndicats, qui représentent moins de 10% de la force de travail française, ont pu reprendre le contrôle du mouvement pour finalement l'étouffer, c'est parce qu'il manquait une alternative socialiste révolutionnaire. Les organisations dont la classe ouvrière française a hérité se sont révélés être, en fait d'instruments de lutte, des boulets à ses pieds. Le Parti socialiste fait intégralement partie de l'« establishment » politique bourgeois. Le souci majeur de ses dirigeants, Lionel Jospin, Michel Rocard et d'autres est de créer un capitalisme français modernisé capable d'être compétitif en Europe et dans le monde. Le sacrifice des droits et des gains des travailleurs français est à leurs yeux un faible prix à payer pour atteindre cet objectif. Le PCF est un appareil bureaucratique en décomposition qui va de plus en plus à droite. La longue suite des trahisons staliniennes en France s'étend sur plus de six décennies et inclut de nombreuses occasions révolutionnaires. Lors des récentes grèves, le PCF a consacré tous ses efforts à la sauvegarde du gouvernement Juppé. Les staliniens organisent maintenant une série de forums publics, en collaboration avec la LCR pabliste, les Verts et divers groupes libéraux. Ils cherchent à tendre un nouveau piège nationaliste et réformiste à la classe ouvrière. Les staliniens maintiennent leur influence grâce surtout à l'opportunisme et à la lâcheté des organisations d' « extrême-gauche », en particulier la LCR et Lutte Ouvrière. Ce sont ces groupes qui ont, dans les récents événements, principalement empêché une mobilisation indépendante de la classe ouvrière. Quiconque croit que la conduite de la Gauche petite-bourgeoise française en 1968 (qui capitula lamentablement devant les staliniens) était due à sa jeunesse ou à son manque d'expérience devrait, après son rôle dans les récentes grèves, ne plus avoir d'illusions à ce sujet. En tant qu'organisations « adultes » la LCR et LO se sont conduites de façon encore plus honteuse. Ayant passé les décennies précédentes à s'intégrer aux bureaucraties syndicales et à d'autres institutions bourgeoises, n'ayant préparé personne à un tel soulèvement, n'ayant rien prévu, ces opportunistes ont agi comme les carriéristes de la classe moyenne qu'ils sont. Le Comité International a cherché à aborder
ces grèves de façon objective. Nous sommes allés
en France avec une opinion précise de la social-démocratie,
du Parti communiste, des bureaucraties syndicales et des groupes
radicaux de la classe moyenne, une opinion basée sur une
longue expérience historique. Mais les conclusions que
nous avons tirées n'étaient nullement prédéterminées.
Ces organisations et tout le milieu de la classe moyenne Le bilan est clair: des organisations telles que la LCR et Lutte Ouvrière ont refusé d'avancer des revendications socialistes et politiques, elles ont refusé de prendre la responsabilité de donner une direction au mouvement de masse et elles ont accepté que les traîtres des bureaucraties syndicales et du Parti communiste agissent en tant que directions légitimes de la classe ouvrière. Comme leurs confrères dans le monde entier, les opportunistes radicaux français constituent l'une des couches les plus conservatrices de la société, profondément hostile à toute affirmation par la classe ouvrière de ses propres intérêts sociaux. Rien de positif ne peut sortir de ce marais politique. Le mouvement de grève français aurait-il pu déboucher sur une situation révolutionnaire? Tous les cyniques et les sceptiques de la soi-disante Gauche s'empresseront de tourner cette question en ridicule. Ils gardent un silence commode sur le fait que leur propre cynisme et leur propre scepticisme contribuent objectivement à empêcher le potentiel révolutionnaire de se développer à partir de la crise objective. « Une situation révolutionnaire », écrivait Léon Trotsky à propos du mouvement de grèves des années trente « ne tombe pas du ciel. Elle prend forme avec la participation active de la classe révolutionnaire et de ses partis ». En France, tout les partis dont le nom comportait le terme « socialiste », « communiste » ou «révolutionnaire », se sont avérés être des partis de l'ordre établi. Toutes ces organisations ont consacré tous leurs efforts à empêcher la classe ouvrière de s'engager dans la lutte pour le pouvoir et une situation pré-révolutionnaire a ainsi été étouffée. Le Comité International de la Quatrième Internationale
a estimé que sa contribution la plus importante à
la lutte de la classe ouvrière française et sa
principale responsabilité envers la classe ouvrière
internationale consistaient à produire une analyse du
mouvement de grève français, à en tirer
les leçons nécessaires pour faire avancer la lutte
pour bâtir un véritable parti marxiste en France
- une section du Comité International. Comme l'a expliqué
Trotsky : Qu'est-ce que vous pensez de la situation actuelle? Apparemment le gouvernement a arrêté l'attaque sur les cheminots. Juppé a reconnu qu'il fallait renégocier le fameux contrat-plan et il est revenu un peu en arrière sur le système de retraite, ainsi que sur la durée des versements. Personnellement je ne suis pas très convaincu par cette reculade; en ce qui concerne la sécurité sociale en général, il n'a fait aucun retour en arrière, les 40 ans [années de travail avant la retraite] sont toujours dans l'air. Je pense que ça reviendra par derrière et puis dans deux ou trois ans, on va se retrouver dans la même situation qu'aujourd'hui parce que, sur le fond, on n'a rien réglé. Alors je suis un peu sceptique. Si le plan Juppé reste pour l'essentiel, ça veut dire que les chefs syndicaux acceptent le principe que la classe ouvrière doit payer pour cette crise? Exactement. On n'a pas vraiment arrêté le gouvernement sur ce qu'il veut faire réellement, c'est-à-dire faire reporter essentiellement le poids de la crise sur nous qui ne sommes pas responsables. Tout ce qui est dilapidé, nous, on n'y est pour rien. On ne cesse de payer. Par exemple, nous les cheminots, on nous a demandés en 1982, c'est-à-dire il y a 13 ans, d'avoir une cotisation exceptionnelle sur une durée d'un an de un pour cent de notre salaire pour pouvoir créer de l'emploi. On s'aperçoit que ça n'a servi à rien. Ça fait 13 ans qu'on paye et le chômage augmente, augmente, augmente. Pour nous, la seule alternative pour casser cette fuite en avant, si l'on peut dire, c'est créer des emplois. Pour créer des emplois, c'est pas compliqué. À l'heure actuelle, il faut réduire le temps de travail, c'est-à-dire avancer l'âge de la retraite et diminuer le nombre d'heures de travail par semaine, descendre aux 35 heures. Partout c'est le chômage qui monte. Un jour ou l'autre, il faudra bien arrêter ce processus. C'est pas possible qu'on revienne comme au 19me siècle, parce que c'est ça qu'on nous propose, c'est de travailler comme des bêtes. Aujourd'hui avec les nouvelles techniques, on peut diminuer la journée de travail, tout le monde là-dessus, je pense, est d'accord. La productivité augmente sans cesse, mais ça ne se répercute pas sur les travailleurs. Il y a des sommes énormes qui sont placés dans les grands centres financiers comme New-York, Paris, Londres, etc., qui rapportent un argent énorme; mais ça ne produit rien; ça ne va que dans la poche de certains. Ça c'est innacceptable. Qu'est-ce que vous pensez du Parti communiste et du Parti socialiste? Le Parti socialiste, moi, je ne l'ai jamais cru. Dans le passé, il n'a jamais fait une politique favorable aux travailleurs, que ce soit avant la Deuxième guerre mondiale ou après. Le Parti communiste, en France, dans l'état actuel, ça m'étonnerait qu'il soit en mesure de prendre le pouvoir parce qu'il faut des élections; et à l'heure actuelle, le Parti communiste ne représente malheureusement que 10 pour cent de l'électorat. Par contre, ils font des propositions valables. Ils acceptent le système. Il faut accepter le contexte actuel pour arriver au pouvoir. Après peut-être si le peuple juge qu'on peut faire autre chose, c'est l'ensemble du peuple français qui jugera. C'est pas parce que le Parti communiste va décider telle ou telle chose que les gens vont forcément le vouloir. Il faut une alternative du point de vue économique. Bon, elle existe. Je pense que, ce qu'a dit Marx ou Lénine, c'est toujours valable, dans les grandes lignes. Par contre, il ne faut pas tomber dans le travers des pays socialistes, des ex-pays socialistes. Personnellement je suis un ancien membre du Parti communiste que j'ai quitté en 1981 parce que j'ai refusé de cautionner le gouvernement qu'ils avaient formé à l'époque et qui comprenait quatre ministres venant du Parti communiste. Ça, à l'époque, je ne l'ai pas accepté et pour ne pas être obligé d'appliquer cette politique-là, je me suis retiré. Qu'est-ce que vous pensez des autres mouvements d' «Extrême-gauche"? Sur le fond, ils ne proposent pas grand chose. Ils ne proposent pas véritablement une alternative. Le fond du problème. C'est qu'il faut proposer quelque chose que les gens pensent pouvoir réussir; sinon, fatalement, on n'y arrivera jamais. Dans le mouvement à l'heure actuelle, il y avait une certaine lassitude, notamment au niveau des travailleurs, mais ce fameux plan Juppé qu'il a pondu, ça a été le catalyseur de tous les mécontentements. Quand les gens ont appris qu'ils allaient encore payer pour avoir peut-être une retraite hypothétique, alors il ne leur reste plus rien. Je pense que s'il avait été plus malin que ça, il aurait pu le faire passer sans que ça bouge beaucoup. Les convaincus comme nous, bien sûr, on aurait fait quelque chose. Mais on n'aurait pas eu tout ce qu'on a eu derrière. Parce que, il faut avoir une certaine vision de l'avenir pour se rendre compte de tout ce qui va mal. C'est pas personnellement pour moi que je jutte. Moi, je suis au bout du rouleau. J'ai cinq ans à faire encore. Mais c'est les jeunes qui arrivent. Les jeunes n'ont pas de travail. Le gros problème aujourd'hui, c'est que les jeunes ne sont pas au boulot. On veut faire travailler les anciens plus tard, et les jeunes, ils sont au chômage. Alors ça, c'est quelque chose qui est inacceptable. On ne peut pas accepter que des jeunes, à 25 ans, soient au chômage. Qu'est-ce que vous pensez de la signification de ce mouvement à l'échelle internationale? Apparemment ça a l'air de porter pas mal, parce que nos camarades allemands, syndicalistes allemands, ils nous soutiennent; les syndicats anglais aussi, les syndicats italiens aussi, à ma connaissance, parce que moi, je n'ai pas une vue d'ensemble, étant donné que je suis un peu isolé. Je n'appartiens à aucun syndicat, à rien pour l'instant. Tu n'es pas syndiqué? Non, je ne suis plus syndiqué depuis 83. J'ai été plus ou moins mis sur la touche, à cause de positions extrêmes. Enfin, je suis assez content parce que ma position, a été la bonne, ce que j'avais dit s'est réalisé. Donc, je n'avais pas tort. A ce moment-là, je n'étais pas du tout en accord avec ce qui s'est passé. Moi, je prônais la lutte, eux, ils disaient qu'il faut laisser le temps, qu'on ne ne peut pas tout avoir tout de suite. Les événements me donnent raison. AnnexeA propos des radicaux françaisNous n'étions pas les seuls à souligner l'opportunisme crasse de l'organisation radicale petite-bourgeoise Lutte Ouvrière. Dans un article publié le 28 février 1996, Le Monde, un des principaux journeaux bourgeois, rappelait qu'en avril 1995, la candidate de LO à l'élection présidentielle, Arlette Laguiller avait obtenu 1,6 million de voix au premier tour. Le jour même, elle avait insisté sur la nécessité de former un nouveau parti ouvrier. L'article du Monde faisait avec ironie le commentaire suivant : « Las!Tout ceci n'était que fumée. L'organisation trotskyste n'a jamais eu l'intention de créer le "grand parti des travailleurs" ». Le Monde expliquait ensuite que, dans un récent numéro de la revue théorique de LO, ses dirigeants avaient écrit : « Il s'agissait bien [avec l'appel à former un nouveau parti]d'un simple appel "propagandiste » Tout en préconisant la formation d'un nouveau parti LO « n'[envisageait] absolument pas la possibilité réelle de créer un tel parti » Voilà ce qu'on faisait du million et demi de personnes qui avaient voté pour Laguiller. Afin de justifier ces méthodes de charlatans, LO donne la faute à la classe ouvrière. Dans une résolution passée lors d'une de conférence en octobre, ce parti déclarait que le vote important « une sympathie plus grande à [son] égard, mais n'a pas reflété une modification de la situation sociale et encore moins traduit une radicalisation ». Cette résolution fut adoptée quelques semaines seulement avant que ne débutent le mouvement de grève qui vit des millions de gens descendre dans la rue. Le Parti des Travailleurs de Pierre Lambert mérite lui aussi un commentaire. Lambert fut un membre de la majorité des trotskystes français qui rejetèrent les positions liquidationistes de Michel Pablo en 1953 et contribua à fonder le Comité International de la Quatrième Internationale.(CIQI) Mais vers la fin des années soixante, le groupe de Lambert avait sérieusement dégénéré. Il rompit avec le CIQI en 1971 et s'orienta vers les bureaucraties ouvrières. Le Parti des Travailleurs est issu de la fusion du parti de Lambert avec un certain nombre de bureaucrates staliniens et sociaux-démocrates mécontents. Il opère essentiellement comme une tendance au sein des syndicats. Son journal Informations Ouvrières n'était diffusé publiquement dans aucune des manifestations auxquelles nous avons assisté. La seule activité organisée par le PT pendant notre séjour à Paris fut une manifestation en faveur de la séparation de l'Eglise et de l'Etat le 9 décembre, qu'il organisa conjointement avec des républicains bourgeois. La perspective politique du PT est profondément réactionnaire. Il affirme que la tâche centrale de la population française est la convocation d'une assemblée constituante et la création d'une république bourgeoise plus démocratique. Le PT joue un rôle important au sein du syndicat Force Ouvrière où il entretient d'étroites relations avec Marc Blondel, le secrétaire général. C'est pour cette raison que les « trotskystes » du PT furent attaqués dans la presse de droite. Le PT répondit dans un communiqué qui déclarait entre autre :« Le Parti des travailleurs n'est pas un parti trotskyste. Il compte dans ses rangs diverses tendances politiques, y compris le courant trotskyste de la Quatrième Internationale ». Le Parti des Travailleurs est un parti centriste déclaré qui cherche une place au soleil. Il semble qu'il en ait trouvé une. Le secrétaire d'organisation de FO, Claude Jenet, qui occupa discrètement sa place avec d'autres bureaucrates syndicaux et des représentants du grand patronat au « sommet social » d'Alain Juppé le 21 décembre, est un dirigeant lambertiste.
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