Par Rick Kelly et Barry Grey
5 avril 2006
Il est estimé que deux à trois millions de salariés et d'étudiants en grève ont manifesté à travers la France hier contre la loi du Contrat première embauche (CPE) du gouvernement gaulliste, soit autant que lors de la journée nationale d'action du 28 mars.
Les grèves et les manifestations de mardi faisaient suite à l'annonce faite par le président Jacques Chirac vendredi dernier de promulguer le CPE. Avec cette nouvelle loi, les employeurs peuvent licencier les jeunes travailleurs sans justification pendant une période d'essai de deux ans.
Chirac dit qu'il retarderait la mise en application de la loi et qu'il soutenait certains amendements pour en adoucir l'impact, mais il rejeta catégoriquement la demande fondamentale de millions d'étudiants, de jeunes et de travailleurs qui manifestent et font grève depuis un mois pour demander le retrait de la mesure. Cette vague de protestations, combinée aux sondages démontrant l'écrasante opposition au CPE et le soutien en chute libre pour Chirac et le premier ministre Dominique de Villepin, reflète la conviction générale et profonde que l'application de cette mesure va ouvrir les vannes pour l'imposition de politiques de marché « à l'américaine » et pour la destruction des droits et des conditions sociales des travailleurs.
Malgré une résistance de masse qui ne faiblit pas et malgré l'isolement et la crise du gouvernement, les dirigeants syndicaux ont fait marche arrière mardi par rapport à la position qu'ils avaient prise publiquement de refuser de discuter avec les représentants du gouvernement tant que Chirac et Villepin n'acceptaient pas de retirer le CPE. Les dirigeants de cinq syndicats importants, y compris la Confédération générale du Travail (CGT) liée au Parti communiste, ont accepté une rencontre avec des ministres du gouvernement et des dirigeants parlementaires du parti gaulliste, Union pour un mouvement populaire (UMP).
C'est un signal clair que les syndicats, appuyés par les partis officiels de la « gauche » (le Parti communiste et le Parti socialiste) cherchent à disperser le mouvement de protestation et à trouver un « compromis » dans le cadre du CPE.
François Hollande, dirigeant du Parti socialiste, a ouvertement déclaré que l'objectif de ces forces était de mettre fin à la résistance de masse. « J'espère que nous pourrons mettre fin à ce conflit, qui a déjà duré trop longtemps, et que ce sera la dernière manifestation» a-t-il déclaré mardi.
La lutte contre la politique du gouvernement a révélé une vérité politique fondamentale : le principal obstacle à la mise en échec ces attaques sur les conditions sociales et les droits démocratiques n'est pas la force inhérente du gouvernement ou de l'establishment politique capitaliste, mais bien plutôt la lâcheté et la traîtrise des vieilles bureaucraties ouvrières.
La conclusion qu'il faut en tirer, c'est la nécessité de briser avec ces organisations et leur perspective réformiste et nationaliste et de construire une nouvelle direction de la classe ouvrière basée sur un programme révolutionnaire internationaliste et socialiste.
Mardi, la plus grande manifestation eut eu lieu à Paris où les organisateurs ont estimé que 700.000 personnes y avaient participé. Il est aussi estimé qu'il y a eu 250.000 personnes dans les rues de Marseille, 120.000 à Bordeaux, 90.000 à Toulouse et 75.000 à Nantes.
Les étudiants et les lycéens ont manifesté avec les travailleurs des secteurs public et privé, dont les travailleurs du transport, les contrôleurs aériens, les travailleurs de l'éducation ainsi que les employés de France Télécom Renault et de la compagnie pétrolière Total. Il y eut néanmoins nettement moins de perturbations causées par les grèves dans le secteur public que lors de la précédente journée d'action de mardi dernier, une indication montrant que les syndicats ont uvré à minimiser l'impact de la grève d'hier.
L'hebdomadaire français, Le Nouvel Observateur, a rapporté mardi sur son site web : « Mardi midi, les présidents des groupes UMP à l'Assemblée Bernard Accoyer et au Sénat Josselin de Rohan ont adressé aux leaders syndicaux et organisations de jeunes une lettre pour les inviter à discuter dès mercredi de la proposition de loi aménageant le CPE. Ces discussions seront élargies aux ministres de l'Emploi Jean-Louis Borloo et Gérard Larcher.
« Les leaders des cinq confédérations syndicales [la Confédération général du Travail (CGT), la Confédération française démocratique du Travail, Force ouvrière (FO) et deux syndicats de cadres, la CFTC et la CFE-CGC] se sont dits prêts mardi à rencontrer le groupe de discussion de l'UMP chargé de préparer une proposition de loi aménageant le CPE, à la condition que les discussions se déroulent « sans tabou », « sans préjugés », et pour lui demander de nouveau le retrait du CPE. »
Les dirigeants syndicaux et le dirigeant du plus grand syndicat étudiant avaient déjà donné un signe de recul sur la question de la tenue de discussions avec le gouvernement. « J'espère que ce qui va arriver après les entretiens [avec les députés du gouvernement] dans les jours qui viennent, c'est une réponse claire sur le fait que le CPE ne s'appliquera jamais » a déclaré François Chérèque, le dirigeant de la CFDT, la confédération syndicale traditionnellement liée au Parti socialiste.
« Nous répondrons présents à l'invitation avec la condition de la garantie qu'aucun CPE ne sera signé dans les jours qui viennent », a dit Bruno Julliard, dirigeant du syndicat des étudiants des universités, l'Union nationale des étudiants de France (UNEF), dont les liens avec le Parti socialiste sont bien connus.
Ces deux déclarations impliquent l'acceptation de la loi du CPE elle-même. La « garantie » de Julliard n'est pas différente en substance du soi-disant compromis offert par Chirac dans son discours télévisé de vendredi dernier.
Il y a eu beaucoup de déclarations des dirigeants syndicaux et des politiciens de gauche sur la « victoire » toute proche, mais leurs actions ne laissent aucun doute sur le fait que la « victoire » qu'ils préparent sera une trahison des intérêts et des aspirations des travailleurs et des jeunes.
En acceptant d'entreprendre les pourparlers selon les termes du gouvernement, les syndicats et les partis de la « gauche » officielle cherchent à miner les revendications, émanant des délégués étudiants, de grève générale reconductible et l'idée qui fait son chemin d'une lutte visant à renverser le gouvernement gaulliste.
Leur stratégie consiste bien sûr à tenter de présenter le mouvement comme entrant dans « une nouvelle étape », qui se tiendra à l'Assemblée nationale et dans des rencontres en coulisses entre représentants syndicaux, dirigeants des partis, représentants de la grande entreprise et ministres du gouvernement. La préoccupation pressante et importante que partagent la gauche officielle et l'élite dirigeante française dans son ensemble est de briser les reins de la résistance de masse et de semer la démoralisation et la confusion au sein de la classe ouvrière.
Les syndicats, le Parti socialiste et le Parti communiste ont souvent joué précisément ce rôle dans les périodes de grande crise pour la bourgeoisie française - du gouvernement du Front populaire de 1936 qui étrangla la grève générale des travailleurs, en passant par la soi-disant « victoire » organisée par le Parti communiste et la CGT qui brisa le mouvement de grève en mai-juin 1968 et sauva ainsi le gouvernement de Charles de Gaulle, sans oublier la posture du « pas de politique » des syndicats et des partis de la gauche officielle qui conduisit à la défaite de la grève et du mouvement de protestation de 1995 et à la trahison des protestations de masse contre les « réformes » de l'éducation et des retraites en 2003.
Dans la crise actuelle, les syndicats et les partis de gauche, y compris la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) soi-disant à l'« extrême gauche » accordent en fait de la légitimité politique et renforcent la position politique du dirigeant de droite de l'UMP gaulliste, le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy. Chirac a demandé à Sarkozy et à ses alliés de diriger les discussions avec les syndicats.
Le ministre de l'Intérieur se positionne en vue des élections présidentielles de 2007 sur un programme de réformes économiques de droite, de mesures répressives au nom du « tout répressif», et d'attaques racistes visant à faire des immigrés les boucs émissaires. Sarkozy a supervisé de façon très publique la répression policière contre le mouvement anti-CPE, posant devant les caméras avec les CRS lors des récentes manifestations de masse. Plus de 3000 personnes ont été arrêtées en rapport avec les manifestations, dont 383 à Paris et 243 dans d'autres villes hier.
Au même moment, tout en soutenant le CPE, Sarkozy a critiqué les tactiques du premier ministre Villepin, en particulier pour n'avoir pas négocié avec les syndicats avant le vote de la loi à l'Assemblée nationale.
Les questions en jeu dans la lutte actuelle dépassent la question immédiate du CPE. Laurence Parisot, dirigeante de l'association des employeurs (MEDEF), parlait au nom de la bourgeoisie française dans son ensemble lorsqu'elle affirma qu'indépendamment de ce qui se passe avec le CPE, d'autres mesures contre les travailleurs de tous âges doivent être mises en place.
« Le mérite de cette crise est d'avoir fait réaliser à la population que notre marché de l'emploi a un réel problème, a-t-elle déclaré. Je suis convaincu que la France peut entreprendre les réformes nécessaires».
Les commentaires de Parisot furent repris par Eric Chaney, économiste chez Morgan Stanley, banque d'investissement international. « Le débat sur la réforme du marché de l'emploi est maintenant ouvert, dit-il. Il est très difficile d'imaginer que la campagne des élections présidentielles de l'an prochain pourra éviter cette question.»
La lutte contre le CPE a fait remonter à la surface le conflit fondamental et irréconciliable entre d'un côté les besoins et les intérêts de la classe ouvrière, des emplois stables et décents, la santé, la retraite, l'éducation, un avenir sans guerre et sans répression pour les jeunes et de l'autre, les exigences d'une oligarchie financière dont la richesse et la puissance est basée sur un système en échec, le capitalisme. Ce conflit ne peut pas trouver de solution allant dans l'intérêt des travailleurs et des jeunes tant que le gouvernement actuel et l'establishment politique dans son ensemble resteront au pouvoir. Ce qu'il faut, c'est une lutte consciente pour un gouvernement ouvrier et la réorganisation de la société sur des bases socialistes.
Le rôle particulier des partis d'« extrême gauche », la LCR et Lutte ouvrière (LO), est de masquer ces vérités politiques, de cacher aux masses la traîtrise des syndicats et des partis officiels de la gauche officielle et de désarmer politiquement le mouvement de masse.
La LCR a signé un tract distribué aux manifestations de mardi au nom des onze organisations de gauche et radicales, y compris le Parti communiste et le Parti socialiste, qui reprenait l'appel servile qu'avaient fait ces organisations la veille du discours de Chirac pour que ce dernier retire le CPE. Il n'y a pas de preuve plus claire de la faillite politique de ces organisations que d'avoir publié une telle déclaration, après même que Chirac l'eût rejetée.
Lutte ouvrière a fait la démonstration de sa prosternation et de son opportunisme politique tout au long de la crise du CPE. LO a répondu à la promulgation par Chirac de la loi sur le CPE en publiant une brève déclaration qui défendait l'illusion que plus de pressions de la rue suffirait à mettre en échec les attaques du gouvernement. LO déclara que « La seule réponse à apporter à Chirac et Villepin, c'est de faire de la journée de grèves et de manifestations du 4 avril un succès encore plus démonstratif que celui du 28 mars. »
Tout en refusant de soutenir publiquement les pourparlers à venir entre les syndicats et le gouvernement et en se tenant à l'écart, du point de vue organisationnel, du groupe des onze organisations de gauche dirigé par le Parti socialiste et le Parti communiste, LO n'avance aucune perspective alternative, aidant ainsi en pratique à canaliser l'opposition de masse derrière les bureaucraties ouvrières.
Lors de la journée nationale d'action, les sympathisants
du World Socialist Web Site ont distribué des milliers
de copies de la déclaration « L'unique réponse
au CPE : une stratégie socialiste pour le pouvoir ouvrier
». On peut y lire que « Le mouvement populaire contre
le CPE révèle au grand jour la fausseté de
toute perspective consistant à faire pression sur le gouvernement
pour qu'il change sa politique, et pose de but en blanc la nécessité
de renverser le gouvernement et de le remplacer par un gouvernement
authentiquement contrôlé par la classe ouvrière
et déterminé à réaliser un programme
qui défende ses intérêts. »