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La philanthropie de Warren Buffett Par David Walsh 28 juin 2006 Utilisez
cette version pour imprimer La fin de semaine dernière, sous un grand tapage
médiatique, l’investisseur Warren Buffett a annoncé qu’il décidait de donner
$37 milliards des parts de sa firme, Berkshire Hathaway, à cinq fondations
caritatives. Le plus grand bénéficiaire (qui recevra environ $31 milliards)
sera la Fondation Bill & Melinda Gates, qui se spécialise dans les domaines
de la santé mondiale et des projets d’éducation. Il est choquant qu’un seul être humain puisse être en
mesure de se défaire de près de $40 milliards, et qu’il lui en reste encore
beaucoup par la suite, alors que 1,1 milliard de personnes, soit un cinquième
de la population mondiale, vivent avec moins de $1 par jour et qu’environ 3
milliards avec moins de $2. Les trois plus riches individus de la planète en
2005 (incluant messieurs Buffett et Gates) possédaient une fortune plus grande que
les produits intérieurs bruts combinés des 48 nations les plus pauvres du
monde. De toute façon, il y a quelque chose d’intrinsèquement
dégradant et humiliant dans la philanthropie. Une société qui a besoin de
philanthropes est une société enracinée dans l’inégalité, dans laquelle la
privation de la majorité est supposément prise en charge par la largesse de
quelques-uns. Personne ne peut prétendre sérieusement que les problèmes sociaux
se règleront de cette façon. Particulièrement aux États-Unis, où l’on a vu une
aristocratie prendre forme devant nos yeux durant la dernière décennie, et où
l’administration Bush prend aveuglément toutes sortes de mesures insouciantes
pour éliminer toute restriction sur l’accumulation de la richesse personnelle.
Dans le cas de Mr. Buffett, il y a assurément d’immenses
contradictions personnelles dans sa vie. En apparence, selon les médias, il
semble être un homme honnête et civilisé. À travers un grand nombre de types
désagréables et pourris, il apparaît comme l’exception. Il a une vision
libérale des questions sociales et plusieurs causes louables ont pu bénéficier
de son argent. Il vit modestement dans une maison achetée voilà plusieurs
décennies. Il vaut la peine de mentionner que le style de vie de Buffett
fait mentir les déclarations des médias et des divers apologistes du vol
corporatif que les sommes fabuleuses payées aux cadres américains sont
nécessaires pour garder «les meilleurs et les plus brillants». Pour Buffett, du
moins, l’accumulation d’une fortune personnelle n’a pas semblé être la motivation
première. On peut difficilement douter de ses qualités
d’investisseur. Hautement habile dans ce qu’il fait, voilà clairement un homme
qui sait quoi faire avec l’argent. Et son succès lui a valu de dévoués
partisans. Bien que nous n’ayons aucune intention de prendre part à
l’adulation médiatique, rien ne pourrait justifier la diabolisation de Buffet,
en tant qu’individu, à cause de sa grande fortune – pas plus que Bill Gates
d’ailleurs. En dernière analyse, les questions soulevées par leurs fortunes
n’atteignent pas leurs qualités morales personnelles. Ceci étant dit, ceux qui auraient tendance à être
impressionnés par les milliards donnés par Buffett aux bonnes oeuvres feraient
bien de considérer certains faits de la vie économique. Peu importe ses
intentions, Buffett a joué un rôle dans les récents processus économiques qui
ont eu des conséquences dévastatrices pour un grand nombre de personnes. Nous
ne tenons pas compte ici de Buffett l’individu, mais plutôt du processus social
qu’il incarne. Son impact horrible sur les vies des travailleurs peut lui être
douloureux et, en fait, «extrêmement démoralisant». Et comme l’a noté Oscar
Wilde, la propriété privée est souvent un fardeau pour les riches, mais ce n’est
qu’un argument de plus pour le socialisme. Mise à part sa décence personnelle évidente, Buffett est
l’un de ces personnages qui a participé au développement de l’impitoyable
exploitation de la classe ouvrière américaine. Les mêmes mécanismes qui lui ont
permis de gagner ses milliards, une partie de ceux-ci qu’il compte présentement
donner, ont contribué à la croissance de la pauvreté et des inégalité sociales.
Jonathan Davis, un analyste, décrit ainsi les activités de Buffet: «Sa société de portefeuille, Berkshire Hathaway, est bâtie
autour d’un noyau de compagnies d’assurance à profit; l’argent qu’elles
génèrent fournit le capital que Buffett et son partenaire Charlie Munger peuvent
ensuite investir au nom de leurs actionnaires. Buffett et Munger considèrent le
placement de capital comme leur "compétence principale". «Buffett est bien connu pour ses importantes parts
minoritaires "semi permanentes" qu’il détient dans une poignée des
plus grandes compagnies des États-Unis, comme American Express, Coca-Cola et
Gillette. Cependant, celles-ci ne représentent qu’une partie (en décroissance)
de toutes les opérations d’investissement de la compagnie. Maintenant, en plus
de ses activités d’assurance, Berkshire Hathaway possède carrément une chaîne
de compagnies industrielles et de détail, plusieurs dans des domaines
profondément ennuyants mais très lucratifs. Bien qu’au départ un grand nombre
de ces compagnies étaient familiales, un nombre croissant de celles-ci sont
maintenant cotées et achetées directement à la Bourse par Buffett.» Les opérations de Buffett, son organisation de fusions et
d’acquisitions, sont inévitablement rattachées à une réorganisation
structurelle corporative dont le but est de générer un plus grand retour sur
l’investissement. Son entreprise est de voir à ce que les actifs soient
déployés plus efficacement, c’est-à-dire plus profitablement, et son succès
nous montre son intelligence dans le domaine. Il n’y a rien de sentimental dans
l’approche de Buffett. Il peut assurément lire un bilan comme peu savent le
faire. Les manoeuvres financières de Buffett ont un caractère
objectif, c’est-à-dire que ses décisions sont toujours compréhensibles du point
de vue des affaires. Ses préoccupations pour ses employés peuvent être réelles,
mais « en tant que capitaliste, il n'est que capital personnifié; son âme
et l'âme du capital ne font qu'un », comme l’a écrit Marx, et il n’a guère
le choix. Le but de Buffett, comme il se doit dans un marché capitaliste, est d’accroître
la valeur des actions de Berkshire Hathaway, à tout prix. Il peut lui-même en
retirer qu’un salaire modeste, mais les investisseurs sont comme des
loups-garous qui doivent être satisfaits. Buffett a inévitablement laissé derrière lui une longue traînée
de fermetures et de communautés ruinées. Il peut trouver tout cela regrettable,
et ça peut jouer un rôle dans sa décision de donner des dizaines de milliards,
mais cela ne devrait pas aveugler quiconque sur les réalités économiques
implacables. Au contraire, le fait qu’un homme correct soit forcé de
détruire des emplois et des vies est l’argument le plus fort contre ceux qui,
chez les syndicats et les cercles de gauche, veulent que les travailleurs
fassent appel à l’«humanité» des capitalistes. Buffett a commencé à couper des emplois à l’âge de 32 ans,
lorsqu’il a acheté Dempster, une société qui fabriquait des moulins à vent, et
qu’il a mis Harry Bottle à sa tête. «Bottle a réduit les coûts, congédié des
travailleurs et permis à la société de générer de l’argent», a noté un
commentateur. La même année, il a découvert une société de l’industrie du
textile, qui se vendait pour moins de huit dollars l’action. Elle est devenue
le tremplin de son empire. En 1985, Buffett a fermé les installations de Berkshire
Hathaway à New Bedford, Massachusetts, jetant 425 personnes sur le pavé. La
fermeture a été la réponse à l’augmentation de la concurrence du Japon et de
Taiwan à laquelle venait se rajouter des prix faibles et un dollar américain
fort. En 1985, Buffett, avec Capital Cities Communications, a
monté une opération pour acheter ABC. Au même temps, Laurence Tisch est devenu
le directeur en chef de CBS et RCA a vendu NBC à General Electric. Il a résulté
de ce processus que «Les nouveaux dirigeants se sont retrouvés avec des actifs
qui perdaient leur auditoire et leurs revenus aux réseaux du câble. Il s’en
suivit une ronde après l’autre de compressions et de congédiements. » Et on pourrait continuer ainsi. Là où on trouve la grande
entreprise, invariablement, on trouve de la saleté. En 2000, la société de
Buffett a acheté une partie d’US Gypsum (USG), gageant, selon un site Web, «que
les problèmes de la société avec des poursuites reliées à l’amiante seraient
bientôt résolus par un accord sur des compensations pour les travailleurs lésés».
L’entente tardant à se conclure, USG s’est protégé des poursuites avec les
tribunaux de faillite, une manoeuvre qui a tout simplement balayé sous le tapis
la maladie et la misère de milliers de travailleurs. Buffett n’est pas plus un sauveur des travailleurs que tout
autre capitaliste. En 2003, il a refusé d’acheter le fabricant de textile en
faillite Burlington Industries après qu’une cour de faillite eut rejeté des
frais de 14 millions qu’aurait dû payer Burlington si l’entente se concluait. En août 2004, Fruit of the Loom, le fabricant de
sous-vêtements appartenant à cette époque à Berkshire Hathaway, a annoncé que
son usine de Cameron County au Texas fermerait avant la fin de l’année et que
la plus grande partie de sa production serait transférée au Honduras. Huit
cents emplois ont été éliminés. Cameron County connaissait déjà un chômage dans
les deux chiffres et un taux de pauvreté de 33 pour cent, selon un reportage du
magazine New Yorker. «Lorsque Warren Buffett… a acheté Fruit of the Loom, la
nouvelle fut accueillie par des applaudissements sur le plancher de l’usine de
Cameron County. Buffett avait chez les travailleurs la réputation d’être
intelligent. Ils n’avaient pas anticipé qu’un homme d’affaires intelligent puisse
considérer le marché mondial et les opinions de ses actionnaires et leur enlever
leur gagne-pain. Les nouveaux chômeurs de chez Fruit of the Loom n’ont pas
blâmé Buffett, dont la société a commencé à engranger des profits dans les deux
chiffres peu après. C’est ainsi que le système fonctionne. » (New
Yorker) En 2005, Buffett a contribué à élaborer la fusion de
Gillette, société dont il était le principal actionnaire, avec Procter &
Gamble. Buffett a supposément gagné 645 millions de dollars dans cette affaire.
Selon un reportage, «Cette affaire sera le détonateur de la fièvre des acquisitions
et des fusions cette année et attendez-vous à voir encore plus de
consolidations, de fusions et de congédiements. P&G s’attend à éliminer
environ 6000 emplois, soit environ 6 pour cent des 140.000 de la nouvelle
entreprise fusionnée. » Les capitalistes américains, même les plus éclairés, dominent
les lieux de travail comme des colosses. Un article paru dans le Montgomery
Advertiser d’Alabama nous donne un aperçu de cela. Il porte sur le sort des
ouvriers d’une usine textile de Russell Corporation. Le titre se lit
« Russel attend Buffett » et l’article commence ainsi :
« Qu’est-ce que ça signifie d’être acheté par l’homme qui est le deuxième
plus riche au monde ? « C’est la question sur laquelle les employés de
Russel Corp. ont réfléchi cette semaine après que Berkshire Hathaway, un
holding sous la direction de l’investisseur milliardaire Warren Buffett, eut
annoncé qu’il acquérait le fabricant de vêtements sports. L’acquisition ajoute
à la fois incertitude et espoir aux vies des 3700 employés de Russell
travaillant à l’usine de cette société près d’Alexander City, lieu de fondation
de la société en 1902, et dans d’autres municipalités de l’Alabama. « Il y a deux mois seulement, Russell a diminué le
nombre de ses employés de 700 à Alexander City et la société a promis cette
semaine d’aller de l’avant avec de nouveaux plans de restructuration qui
diminueront encore le nombre des employés d’ici la fin de 2007. » L’article note : «Buffett a la réputation de
stabiliser les finances des sociétés, mais il a aussi montré qu’il pouvait
utiliser des tactiques machiavéliques comme les fermetures d’usines et les
licenciements. » L’article dans Advertiser souligne le fait que le « revirement »
organisé à Fruit of the Loom par Buffett n’était pas exempt de coûts. « Pas
plus tard que le mois dernier, Fruit of the Loom a fermé une installation de textile
à Rabun Gap, Géorgie, laissant 930 travailleurs sans emploi. La compagnie a mis
la fermeture sur le compte de l’ "assaut" sans relâche des
importations asiatiques. » Telle est l’œuvre d’un liquidateur de biens célébré de par
le monde. Balzac a soutenu que derrière chaque grande fortune se
cache un grand crime. Cela ne signifie pas que celui qui fait fortune penche de
nature vers la dépravation. Non, ses actes peuvent bien être motivés par les
principes d’affaires les plus solides. Mais personne n’accumule des milliards
les mains propres. Buffett peut ne pas avoir ordonné de descendre des
travailleurs, comme l’ont fait les barons voleurs philanthropes qui l’ont
précédé, tels que Andrew Carnegie et Henry Clay Frick, mais il a été l’un des
instruments humains de la destruction d’emplois décents, avec toute la
souffrance humaine que cela implique. Sa richesse est liée d’une part à la contre-offensive
contre le niveau de vie des travailleurs qui a commencé sérieusement sous
Ronald Reagan et ne s’est jamais arrêtée, et d’autre part au boum boursier
parasitaire des années 1990. En 1983, la valeur nette de Buffett atteignait le
niveau respectable des $620 millions. En 1989 elle avait augmenté d’un facteur
de six pour atteindre $3,8 milliards; elle a depuis plus que décuplé. Carnegie et Frick ont aussi distribué des millions (des
milliards en dollars contemporains) à des œuvres de charité et à de bonnes
causes. Carnegie a déclaré : «Celui qui meurt riche meurt en disgrâce». Frick
était plus impénitent. Il s’est brouillé avec Carnegie et lorsque, des années
plus tard, Carnegie a proposé une rencontre de réconciliation, Frick aurait
répondu : «Dites-lui que je le verrai en enfer, où nous allons tous deux».
À juste titre, on se souvient de cette paire plus pour leurs crimes que pour
leur philanthropie. Nous vivons en d’autres temps, et Buffett n’a pas eu à
défendre ses milliards par la force policière brute. Néanmoins, nous sommes
confiants que l’histoire portera un regard sévère sur la période au cours de
laquelle il a fait ses milliards et les moyens qu’il a utilisés.
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