World Socialist Web Site www.wsws.org

France: réunion publique à Amiens sur les leçons de la lutte contre le CPE

par Antoine Lerougetel
7 juin 2006

Une réunion publique du WSWS jeudi 1er juin à Amiens a débattu des leçons du mouvement de masse contre le CPE (Contrat première embauche) qui a eu lieu de début février à mi avril et a vu des mobilisations nationales de masse allant jusque trois millions de personnes.

Le CPE, que le gouvernement a été contraint, par le mouvement de masse, de retirer le 10 avril aurait permis aux patrons de licencier, sans fournir de motif, pendant les deux premières années suivant l’embauche, les travailleurs de moins de 26 ans.

Le mouvement, conduit par les étudiants et les lycéens, était devenu, dans toute la classe ouvrière, le point de mire de la résistance à l’ensemble du programme social du gouvernement gaulliste du président Jacques Chirac, du premier ministre Dominique de Villepin et du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Le mot d’ordre du mouvement était de s’opposer à l’imposition par le gouvernement de la précarité sur la classe ouvrière française.

Les personnes présentes représentaient un échantillon de la jeunesse et des travailleurs en France. Ils exprimaient un réel désir de faire le bilan des expériences du mouvement et de développer des perspectives pour les luttes à venir.

Mis à part les lycéens et les étudiants qui avaient été actifs dans le mouvement contre le CPE (deux participants aux grèves, blocus et assemblées générales venaient de l’université de Nantes, à 450 km d’Amiens), des travailleurs français et immigrés, des cols bleus et des cols blancs, des enseignants et des fonctionnaires ont pris part à un débat animé.

Un jeune lycéen du lycée Robert de Luzarches d’Amiens, qui avait pris part aux blocus et aux mobilisations, est venu avec son père qui avait vécu les trahisons du Parti communiste quand il était jeune ouvrier et membre du parti pendant la grève générale contre le gouvernement du général de Gaulle en mai juin 1968.

Antoine Lerougetel, qui présidait la réunion, a ouvert la séance par une référence au discours prononcé la veille par Ségolène Royal, candidate favorite actuelle des médias à l’investiture du Parti socialiste pour les élections présidentielles de 2007. En réponse à la recrudescence des émeutes de jeunes dans les banlieues nord de Paris, elle avait critiqué le régime policier hautement répressif mis en place par le gouvernement comme n’étant pas assez ferme. Elle avait proposé que les parents d’élèves perturbateurs suivent des «stages de parentalité obligatoire» et que soient mis en place des «systèmes d’encadrement à dimension militaire» pour les délinquants de 16 ans. Elle n’avait fait aucune proposition pour améliorer les conditions dans les ghettos urbains de France. Son discours avait reçu l’approbation de Sarkozy qui fait du tout sécuritaire un de ses principaux chevaux de bataille.

Lerougetel a fait remarquer que durant la lutte contre le CPE, le Parti socialiste avait fait partie du bloc des bureaucraties syndicales au sein de l’Intersyndicale et des partis de gauche et d’extrême gauche du collectif Riposte. Ces deux coalitions avaient cherché à limiter, étouffer et isoler le mouvement de masse contre la précarité.

Les expériences de la lutte contre le CPE avaient révélé que les syndicats, les partis de la gauche officielle et la soi-disant extrême gauche avaient collaboré pour bloquer une lutte visant à renverser le gouvernement. Les propositions de Royal représentaient un virage à droite ouvert de ces forces.

Le Parti socialiste avait soutenu l’instauration de l’état d’urgence décrété par Chirac le 9 novembre dernier en réponse à la révolte des jeunes des banlieues et s’était abstenu lors du vote sur les lois antiterroristes un mois plus tard. De nombreux députés socialistes avaient voulu voter en faveur de cette loi. Ces mesures représentaient un pas significatif dans la direction d’un État policier.

Peter Schwarz, membre de la direction du Parti de l’égalité socialiste allemand et du comité de rédaction du World Socialist Web Site s’est exprimé au nom du WSWS et du Comité international de la Quatrième Internationale et a dit que le conflit du CPE avait valeur de symptôme.

«Sa portée va bien au-delà des frontières françaises», a-il dit. «Il montre de façon exemplaire le véritable état social et politique de l’Europe. Même si la population française tend, par tradition historique, à descendre plus massivement dans la rue que la population allemande, par exemple, les mêmes tensions explosives et les mêmes conflits politiques existent tant en Allemagne que dans le reste de l’Europe.»

Schwarz  a souligné: «Les événements qui viennent de se dérouler en France constituent une expérience stratégique internationale et doivent être analysés avec soin. Il n’existe pas de solution nationale aux problèmes auxquels font face la jeunesse et la classe ouvrière. Ces problèmes donnent clairement pour tâche de construire un nouveau parti révolutionnaire sur la base d’une perspective internationaliste et socialiste.»

Il a fait remarquer que le conflit anti CPE s’était rapidement développé en une confrontation ouverte entre le gouvernement et de vastes couches de la société française. «D’un côté se trouvait le gouvernement, soutenu par les organisations patronales, et de l’autre les jeunes, leurs parents et une grande majorité de la population laborieuse.»

Les jeunes avaient démontré qu’ils refusaient d’être une masse corvéable à merci à la disposition des intérêts économiques. «Ils réclament leur place dans la société et au moins un niveau de sécurité équivalent à celui dont bénéficiaient leurs parents. Ce n’est pas trop demander, mais c’est beaucoup trop pour un gouvernement qui subordonne chaque aspect de la vie sociale au principe de profit.»

Le gouvernement avait dû faire une retraite tactique et abandonner le CPE mais tous les problèmes sont toujours là: le chômage, la précarité. «Le gouvernement est resté au pouvoir. Il a passé la loi contre l’immigration.» Schwarz a souligné: «Le mouvement était assez fort pour faire tomber le gouvernement; mais il a été sauvé par les syndicats et les partis de ‘gauche’ et ‘d’extrême gauche’.»

Il a ajouté: «Dès le début, les syndicats se sont efforcés d’étrangler et de contrôler le mouvement. Ils ont répété avec insistance qu’ils ne voulaient pas faire tomber le gouvernement et que leur unique revendication était le retrait du CPE. Quand le mouvement étudiant a réclamé une grève générale, ils n’ont pas répondu.»

«Quand le mouvement de protestation a augmenté, ils ont commencé à négocier avec l’UMP [Union pour un mouvement populaire] de Nicolas Sarkozy. En agissant de la sorte ils ont soutenu le représentant de l’UMP le plus à droite, augmentant ses chances de devenir le candidat de la droite aux élections présidentielles de 2007.»

Schwarz a insisté sur le fait que, pour ceux qui suivent la politique française, la trahison des syndicats n’a été ni une surprise ni un hasard: «Depuis le milieu des années 90, la classe ouvrière française s’est à maintes reprises soulevée contre les attaques du gouvernement et du patronat. Pourtant toutes ces luttes ont échoué en raison du sabotage des syndicats et des partis de ‘gauche’ officiels, qui soit les ont poignardé dans le dos soit les ont conduit dans une impasse.»  

Quand en 1997, le gouvernement gaulliste d’Alain Juppé avait dû céder la place au gouvernement de la “gauche plurielle” de Lionel Jospin, celui-ci avait poursuivi intégralement la politique de destruction des acquis sociaux, aboutissant ainsi au retour au pouvoir de la droite.

 «La lutte contre la précarité, le chômage, la destruction des acquis sociaux, le racisme, la guerre et les attaques contre les droits démocratiques», a souligné Schwarz, «requiert la construction d’un nouveau parti qui soit politiquement indépendant des vieux appareils bureaucratiques. Ceci n’est possible que sur la base d’une perspective socialiste internationale qui unisse les travailleurs au-delà des frontières et des barrières ethniques.»

Il dit à la réunion que la prédominance de l’économie mondialisée sur tous les aspects de l’économie nationale avait détruit la base de la politique du réformisme social, qui durant les années 1960 et 1970, était encore en mesure d’enregistrer des succès limités. «C’est la raison du virage à droite opéré par les syndicats et les partis de ‘gauche’ officiels», a-t-il expliqué. «Leurs différends avec le gouvernement Chirac-Villepin ne sont que d’ordre tactique. Eux aussi sont d’avis qu’une réforme ‘fondamentale’ et une ‘modernisation’ du marché du travail, c'est-à-dire la suppression de tous les droits et acquis sociaux, est indispensable pour que la France reste compétitive sous la mondialisation.»

Il a dit que le phénomène était international, et «que ce soit en Allemagne, en Angleterre, en Italie ou aux États-Unis, la politique des gouvernements, qu’ils soient de ‘gauche’ ou de droite est fondamentalement identique. En Allemagne, les Sociaux-démocrates et les Chrétiens-démocrates ont formé une grande coalition, et les syndicats travaillent partout étroitement avec les gouvernements et les patrons.»

Il a tiré la conclusion que «s’il y a une leçon essentielle à tirer des mouvements sociaux de la dernière décennie, c’est bien que la classe ouvrière doit absolument rompre avec ces appareils syndicaux et réformistes moribonds et construire un mouvement politique indépendant. Le rôle de ‘l’extrême gauche’ consiste à empêcher une rupture politique d’avec ces organisations.»

Schwarz a fait remarquer que les trois courants de la soi-disant «extrême gauche», la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), LO (Lutte ouvrière) et le PT (Parti des travailleurs) ont tous publié, après le retrait du CPE, des déclarations dont la principale fonction était de brouiller les questions politiques essentielles. «Tous trois ont vanté le retrait du CPE comme une grande victoire. Ils ont tiré la conclusion que la classe ouvrière peut imposer toutes ses revendications par une amplification toute quantitative du mouvement et par le maintien de son ‘unité’. Ce qu’ils entendent par ‘unité’, c’est l’unité avec la bureaucratie syndicale.»

Aucun d’entre eux ne parlait de nouvelle orientation politique, et encore moins de perspective socialiste, ni de programme qui aille au-delà des frontières françaises. Tous trois défendaient  une perspective purement nationaliste et syndicale.

«À un stade avancé du développement de la mondialisation», a poursuivi Schwarz, «quand la Chine et l’Inde déversent par millions des ouvriers à bas salaires dans le processus mondial de production, ces trois organisations déclarent à l’unisson que tout ce dont on a besoin c’est que les ouvriers luttent un peu plus pour résoudre la crise sociale.»

Il ne s’agit pas là de stupidité ou d’ignorance. «La glorification de la lutte syndicale sert avant tout à défendre les appareils syndicaux et les partis de la gauche officielle et à ramener le mouvement dans leur sillage.»

Schwarz a souligné le fait que «l’unité de la gauche» signifiait en réalité l’unité des anciennes bureaucraties réformistes et staliniennes et des petits-bourgeois gauchistes. La tâche consistait en fait à unifier la classe ouvrière de toutes les nationalités et de tous les groupes ethniques.

«Le terme de ‘classe ouvrière’ est pour nous très vaste», a-t-il expliqué. «Ce sont les hommes et les femmes qui dépendent d’un salaire pour vivre - travailleurs manuels, employés de bureaux, diplômés des lycées et des universités. Pour créer cette unité, il est nécessaire d’avoir un programme qui corresponde à la réalité du 21ème siècle. La technologie moderne a créé les conditions matérielles pour résoudre les problèmes les plus pressants de l’humanité, mais cela est impossible quand tous les aspects de la vie économique sont subordonnés au profit privé. Cela n’est possible que lorsque la production correspond au caractère de la société de masse, lorsque les principales banques et industries appartiennent et sont dirigées par la société.»

En conclusion, Schwarz a souligné le rôle du World Socialist Web Site et du Comité international de la Quatrième Internationale dans la création des fondations pour un mouvement socialiste indépendant de la classe ouvrière et la construction d’un nouveau parti révolutionnaire. «Un esprit combatif et la pression de la rue ne peuvent à eux seuls résoudre spontanément les problèmes fondamentaux de l’orientation politique de la classe ouvrière…La classe ouvrière doit comprendre l’incompatibilité de ses intérêts avec l’ensemble de l’ordre bourgeois.»

Une discussion animée s’en est suivie qui s’est poursuivie de façon informelle par petits groupes jusqu’au moment de libérer la salle, puis à l’extérieur du bâtiment.

Sylvain et Oussama de l’université de Nantes ont raconté comment l’UNEF (Union nationale des étudiants de France), dominée par le Parti socialiste et principale organisation étudiante, avait tenté, de façon bureaucratique, de limiter le développement du mouvement dans leur université et de contrôler les assemblées générales.

Oussama a décrit comment la CGT (Confédération générale du travail), sous l’influence du Parti communiste, avait essayé d’empêcher les délégations d’étudiants de rencontrer les travailleurs. «Les représentants syndicaux venaient nous rencontrer pour nous éloigner des travailleurs», a-t-il dit. Ils avaient malgré cela réussi à collaborer étroitement avec les ouvriers du service de collecte des ordures ménagères. «Quand les ouvriers ont commencé à nous rejoindre, le gouvernement et les syndicats ont commencé à avoir peur.» 

Aurélien, lycéen d’Amiens, a dit qu’il pensait que les jeunes avaient été utilisés par la CGT qui n’approuvait pas les blocus.

Sylvain a dit qu’il était nécessaire de construire une alternative aux bureaucrates des syndicats. Il a dit être venu à la réunion pour voir si la Quatrième Internationale pouvait contribuer à cela, mais avait ses doutes sur la capacité d’une si petite organisation à accomplir quelque chose. Des sympathisants du WSWS lui ont fait remarquer que c’est le programme qui construit le parti, que la tâche principale était d’analyser, de clarifier et d’élever la conscience de la classe ouvrière, et que c’était le rôle du World Socialist Web Site. Le WSWS avait publié 34 articles et analyses de la lutte contre le CPE.

Oussama a dit que les étudiants étaient perplexes devant la multiplicité des partis et groupes de gauche mais a convenu qu’il était nécessaire d’étudier l’histoire et les origines de ces organisations et du mouvement marxiste pour comprendre le rôle qu’ils jouaient.

Un autre étudiant de l’université d’Amiens se demandait ce qu’était devenue la traditionnelle solidarité ouvrière. Un sympathisant du WSWS a expliqué comment les staliniens et les sociaux-démocrates avaient, ces soixante-dix dernières années, détruit en grande partie cette conscience socialiste dans la classe ouvrière et que la tâche du WSWS était de reconstruire cette conscience.

Dans son résumé de la discussion, Schwarz a fait remarquer que le meurtre par Staline des dirigeants marxistes de l’Union soviétique et de l’étranger avait constitué un élément important expliquant pourquoi le développement du mouvement marxiste avait été entravé. Il a dit qu’une des leçons fondamentales du CPE avait été que la gauche et les syndicats n’adoptaient pas une politique de gauche sous la pression d’un mouvement de masse. Ils pouvaient bien adopter une rhétorique de gauche, mais quand l’État bourgeois était en crise, comme c’est le cas en France, ils volaient au secours de l’État. Bien des milliers de personnes en avaient fait l’expérience durant cette lutte.