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L'invasion de l'Irak et la crise du capitalisme américain et mondial

Par Nick Beams
Le 17 janvier 2005

Le SEP (Socialist Equality Party - Parti de l'égalité socialiste) des Etats-Unis organisa les 8 et 9 janvier 2005 une assemblée nationale de ses adhérents à Ann Arbor, Michigan..

Nous publions ici les remarques de Nick Beams, secrétaire national du SEP d'Australie et membre du comité de rédaction du World Socialist Web Site qui apporta à cette réunion les salutations de la section australienne du Comité international de la Quatrième Internationale.

Je transmets les salutations révolutionnaires les plus chaleureuses de la direction et des membres du Socialist Equality Party d'Australie à cette réunion importante. L'année 2004 fut une année décisive pour le travail du Comité international de la Quatrième internationale (CIQI) et de toutes ses sections. Il y a un an, nous nous rencontrions pour discuter l'intervention du SEP dans la campagne électorale américaine, un événement d'importance véritablement internationale, comme nous l'avions souligné alors. Un jugement qui s'est maintes fois confirmé au cours de l'année qui vient de se passer.

L'invasion de l'Irak et son occupation par les Etats-Unis représentent une transformation historique de la situation politique mondiale et ont inauguré un nouvelle période dans les luttes de la classe ouvrière internationale à laquelle nous devons nous préparer en développant notre analyse et nos perspectives.

L'élaboration de perspectives repose sur une analyse scientifique de la situation politique. La première exigence d'une telle analyse est de chercher à comprendre les événements dans leur contexte historique, contrairement à la méthode à courte vue du pragmatisme et de l'opportunisme, qui les considère d'un point de vue conjoncturel.

Le recours par les Etats-Unis à la guerre d'agression, le renversement de tous les principes ayant régi les relations internationales durant les six dernières décennies, la justification publique de la torture et la nomination des architectes de la guerre aux plus hauts postes de l'appareil judiciaire, l'encouragement de la criminalité dans tous les domaines du gouvernement et des affaires et le fait que cette évolution ne provoque qu'une opposition extrêmement faible au sein de l'establishment politique, tout cela signifie que ces événements ont des causes profondes. Ils ne peuvent pas être le résultat de facteurs conjoncturels ou accidentels, mais doivent avoir leurs racines dans des processus sociaux et économiques de grande ampleur.

Une des grandes forces de notre analyse a été de déterminer les causes essentielles c'est-à-dire historiques de l'éruption du militarisme américain. Dans le manifeste électoral du SEP nous écrivions :

"L'intégration et l'interdépendance sans précédent de l'économie mondiale (le phénomène connu sous le nom de mondialisation) est incompatible avec le système de l'Etat nation sur lequel repose le capitalisme. L'éruption violente de l'impérialisme américain, qui trouve sa principale expression dans la doctrine de la guerre préventive de Bush, représente une tentative désespérée de trouver, en établissant l'hégémonie d'un pays (les Etats-Unis) sur tous les autres, une solution à la contradiction existant entre l'économie mondiale et l'Etat nation».

On peut vraiment dire que la lutte pour résoudre cette contradiction (la contradiction entre l'économie mondiale et le système de l'Etat nation) fut au coeur de la politique des cent dernières années. Cette année marque le centenaire de l'élaboration initiale par Léon Trotsky de la perspective de la Révolution permanente, perspective par laquelle il montra que la révolution socialiste, plutôt que d'être une suite de révolutions nationales ayant lieu sous des conditions nationales, avait lieu à l'échelle mondiale et était entraînée par des contradictions et des processus mondiaux. Les particularités nationales de chaque pays, expliquerait-il plus tard, devaient être conçues comme un agencement original de tendances générales et mondiales du développement.

La perspective de Trotsky se vit confirmée par la Première guerre mondiale. La guerre, expliqua-t-il, naissait de la révolte de forces productives au développement désormais mondial, contre les limites imposées par la structure de l'Etat nation au sein duquel elles avaient jusque-là grandi et qui, à une certaine époque, leur avait donné un formidable essor. Chacune des grandes puissances capitalistes cherchait à résoudre cette contradiction en s'imposant comme empire planétaire, déclenchant une lutte de tous contre tous.

Ce conflit ne pouvait avoir de solution sous le capitalisme puisque, comme l'avait expliqué Lénine dans son analyse de l'impérialisme, il ne pouvait y avoir de paix permanente quelle que fût l'issue immédiate de la guerre. Il en était ainsi, parce que le développement économique du capitalisme se faisait de façon inégale, modifiant constamment le rapport de force entre les principaux centres capitalistes, et créant par là les conditions d'autres conflits mondiaux.

On considère souvent à tort que la brochure de Lénine traite uniquement de l'exploitation économique des pays coloniaux par les puissances impérialistes. Elle traite sans aucun doute de cette question. Mais le but central de l'analyse de Lénine était d'établir la nécessité historique de la révolution socialiste en démontrant que la contradiction entre les forces productives (au développement à présent mondial) et les rapports sociaux du capitalisme (propriété privée et système des Etats nations) avait atteint une telle intensité que l'humanité était confrontée à un avenir de guerre et de barbarie à moins que l'ordre capitaliste ne soit renversé grâce à la révolution socialiste.

Trotsky insistait toujours pour dire que l'impérialisme n'était pas une politique, mais qu'il représentait ce qu'il appelait la tentative « capitaliste pillarde » de résoudre une contradiction apparue au cours de l'histoire humaine ­ la contradiction entre l'économie mondiale et l'Etat nation. Cette contradiction ne pouvait être résolue que par la classe ouvrière internationale.

"La seule manière dont le prolétariat peut s'opposer au désarroi impérialiste du capitalisme, est en lui opposant comme programme pratique l'organisation socialiste de l'économie mondiale. La guerre est la méthode par laquelle le capitalisme, au stade suprême de son développement, cherche à résoudre ses contradictions insolubles. A cette méthode le prolétariat doit opposer sa propre méthode, celle de la révolution sociale. »

Cette analyse a près de cent ans. A-t-elle en quoi que ce soit perdu de son importance avec le temps ? Seul un examen historique de la façon dont s'est développée la contradiction entre l'économie mondiale et l'Etat nation et dont elle a évolué, permet de répondre à cette question.

Dans la période qui suivit immédiatement la guerre, Trotsky avait observé, et ce n'était qu'à moitié une boutade, que la lutte politique s'était réduite à une lutte entre Lénine et Wilson. Ou bien le monde serait réorganisé sous l'égide de l'impérialisme américain devenu dominant et des principes décrétés par son président, Woodrow Wilson, ou bien il le serait à la suite d'une extension de la révolution socialiste ayant commencé sous la direction du Parti bolchévique en Russie.

Comme nous le savons, aucune de ces deux prévisions ne se réalisa. La révolution socialiste resta limitée à la Russie où elle subit, sous la forme du stalinisme, une terrible dégénérescence, aboutissant finalement à l'extermination des révolutionnaires. Cette dégénérescence se produisit, ce qui était significatif et n'était pas un accident, sous la bannière nationaliste du « Socialisme dans un seul pays ». Comme devait le formuler Trotsky, dans le conflit entre la Révolution permanente et le Socialisme dans un seul pays se trouvaient réunies toutes les questions fondamentales de perspective politique.

La révolution socialiste ne s'est pas propagée, mais la perspective wilsonienne de reconstruction du monde ne s'est pas réalisée non plus. Par conséquent, les conflits inter impérialistes durent toujours. La « guerre qui mettra fin à toutes les guerres » n'a pas abouti à la paix, mais à une armistice qui dura à peine 20 ans, après quoi le conflit reprit avec la Deuxième guerre mondiale qui dura, elle, six ans. Ce n'est qu'après cela que les Etats-Unis furent en mesure d'imposer un nouvel ordre mondial au sein duquel les contradictions ayant conduit à la Première guerre mondiale furent sinon résolues, du moins contenues.

La construction de l'ordre d'après-guerre fut entreprise avec un remarquable degré de conscience de la part de la classe dirigeante américaine. Dans une déclaration importante publiée en mai 1942, les gérants des magazines Fortune, Time et Life firent remarquer que « l'Amérique sortira de la période d'après-guerre comme la plus forte puissance individuelle et c'est, par conséquent, à l'Amérique qu'il revient de décider de quel monde d'après-guerre elle voudra ».

Selon eux, une collaboration était nécessaire entre le monde des affaires et le gouvernement pour stabiliser l'économie et développer et promouvoir l'entreprise privée. Cela encouragerait l'établissement d'un contexte où les obstacles à une nouvelle expansion pourraient être éliminés. Tout en reconnaissant que « le soulèvement du prolétariat internationalle fait le plus marquant des deux dernières décenniessignifie qu'un commerce international totalement libre » n'était « plus une probabilité politique immédiate », il était néanmoins possible de s'en approcher, car « c'est le libre commerce universel, et non pas un nationalisme révoltant qui est l'ultime objectif d'un monde rationnel. »

Les auteurs de ce document qualifièrent leur programme de nouvel impérialisme américain, en insistant toutefois sur le fait qu'il pouvait être très différent de l'impérialisme de type britannique.

« Il peut aussi être différent du type d'impérialisme américain prématuré qui suivit notre expansion de la guerre avec l'Espagne. L'impérialisme américain peut se permettre d'achever le travail commencé par les britanniques ; au lieu d'hommes d'affaires et de planteurs, ses représentants peuvent être des cerveaux et des bulldozers, des techniciens et des machines-outils. L'impérialisme américain n'a pas besoin d'être extraterritorialet les Etats-Unis ne craignent pas non plus de créer des rivaux de leurs propre puissance industrielle parce que nous savons que l'industrialisation stimule le commerce internationalCet impérialisme américain-là semble très modeste et très moral. C'est néanmoins une politique faisable pour l'Amérique parce que c'est de l'amitié, non pas de la nourriture dont nous avons le plus besoin de la part du reste du monde. »

La question-clé pour établir un nouvel ordre après la guerre était la propagation dans le reste du monde, ou du moins dans les pays capitalistes avancés, des méthodes plus productives du capitalisme américain et la construction d'un nouveau cadre international qui prennent celles-ci en compte ; cela commençait par l'abolition des blocs commerciaux qui s'étaient développés dans les années 1930 et par la création d'une économie européenne unifiée, mesures facilitant une expansion générale du capitalisme. En d'autres mots, afin de développer les forces productives, il était nécessaire de corriger quelques-unes au moins des contradictions entraînées par le système national. Les pierres d'angle de ces nouvelles dispositions étaient le système monétaire de Bretton Woods, le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) et le Plan Marshall.

La résolution des conflits entre les grandes puissances impérialistes reposait sur l'établissement d'une Pax Americana basée sur l'hégémonie américaine. Cette hégémonie était basée sur trois éléments : (1) la supériorité des méthodes de production américaines et la force relative de l'économie des Etats-Unis (2) la primauté du dollar US qui reflétait la productivité supérieure de l'économie américaine et (3) la puissance de l'armée américaine.

Les dispositions prises dans l'après-guerre n'ont cependant pas résolu des contradictions qui avaient entraîné la guerre et la révolution sociale dans les premières décennies du 20e siècle. En fait, le succès même de ces mesures conduisit à la réapparition de ces contradictions à une plus grande échelle.

L'expansion de la production de la période d'après-guerre, l'augmentation de la productivité des économies européennes et japonaise et l'extension du marché mondial, conduisirent à un déclin de la supériorité relative des Etats-Unis vis-à-vis de leurs rivaux allemands et japonais. Ce déclin relatif se manifesta dans les problèmes croissants de la balance des paiements américaine. L'administration Kennedy s'inquiétait déjà au début des années 1960 du problème de l'or quittant les Etats-Unis. Mais ce problème ne devint aigu que vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, lorsque la balance commerciale américaine devint déficitaire.

L'ascension de l'Allemagne et du Japon avait déjà ébranlé la supériorité relative des Etats-Unis, ce qui était une conséquence inévitable des accords d'après-guerre. Mais une répression économique de l'Allemagne et du Japon, qui en eût été l'alternative, n'était pas une option praticable. La désindustrialisation de l'Allemagne telle qu'elle fut proposée par le ministre des finances Morgenthau dans les derniers jours de la Seconde guerre mondiale, se serait retournée contre les Etats-Unis. L'expansion du capitalisme américain dépendait de l'expansion du capitalisme mondial dans son ensemble : un fait que l'expérience des années 1930 avait cruellement mis en évidence.

Tout d'abord, les Etats-Unis cherchèrent à maintenir le système de Bretton woods basé sur la garantie que le dollar pouvait être échangé à tout moment contre de l'or à un taux fixe de 35 dollars l'once d'or. Mais comme les dollars s'accumulant dans le reste du monde vinrent à dépasser de loin les stocks d'or détenus par le gouvernement américain il fut impossible de continuer. En fait, l'expansion même de l'activité économique internationale que le système de Bretton Woods avait pour fonction de faciliter, fit que des banques et de grandes entreprises commencèrent à opérer en dehors d'un contrôle national immédiat.

La croissance de ce qu'on appela le marché des euro dollars dans les années 1950 et 1960 était l'expression de ce processus. De plus en plus, les entreprises et les instituts financiers britanniques et américains qui voulaient contourner les règlements nationaux imposés par leurs propres gouvernements, avaient recours à ce marché. Si les Etats-Unis avaient maintenu le système de Bretton Woods, cela aurait signifié premièrement l'imposition d'une politique de récession à l'intérieur pour réduire le déficit croissant de la balance des paiements et deuxièmement une réduction de la dépense militaire à l'extérieur pour endiguer la fuite des dollars en direction du système financier international.

L'effondrement du système de Bretton Woods, avec ses rapports fixes entre monnaies et sa règlementation financière, signifiait que le développement même des forces productives qu'il avait encouragé, entrait en conflit avec la série de contrôles nationaux qui avaient accompagné ce développement. Afin de résoudre cette contradiction, les Etats-Unis firent le pas décisif de passer à un système basé sur le crédit. Retirer la couverture or du dollar, disait-t-on, n'affaiblirait pas la position américaine, étant donné que les autres pays devraient garder des dollars pour financer leurs transactions internationales et qu'il n'y avait pas d'autre monnaie capable de remplacer le dollar.

Le système de Bretton Woods prit fin au moment où se produisait un changement décisif dans l'économie capitaliste mondiale : la réapparition de la tendance à la baisse du taux de profit. Au cours de l'évolution historique du capitalisme, on trouve des périodes bien distinctes de développement économique, très différentes les unes des autres : la période de l'entre-deux guerre contrastant avec la période d'essor économique qui suivit la Seconde guerre mondiale par exemple, ou encore la période de 1873 à1895 au 19e siècle et connue sous le nom de Grande dépression contrastant avec les deux décennies qui ont précédé la Première guerre mondiale et qui entrèrent dans l'histoire sous le nom de Belle époque.

Ces phases sont en dernière analyse liées à des changements du taux de profit moyen. Le boom de l'après-guerre n'aurait pas été possible sans les décisions politiques prises par les gouvernements et les planificateurs américains, dont beaucoup se montrèrent très clairvoyants. Mais ces mesures se seraient rapidement avérées tout à fait inutiles si l'extension de méthodes de production supérieures n'avait entraîné pour l'ensemble du système capitaliste une accumulation accrue de plus-value ainsi qu'une augmentation du taux de profit moyen.

A la fin des années 1960, le taux de profit avait recommencé à décliner et en 1974-1975, le capitalisme mondial vécut une de ses récessions les plus graves depuis les années 1930. L'échec complet des mesures keynésienne destinées à rétablir la croissance économique et la stabilité (en fait elles aggravèrent encore la situation, menant à l'apparition d'un phénomène nommé stagflation : un chômage élevé accompagné de son antidote supposé, l'inflation) indiquait qu'il existait un problème structurel profond.

En 1979, les groupes dominants du capital financier prirent des décisions cruciales pour essayer de résoudre la crise. C'est là la signification de ce qui entra dans l'histoire sous le nom de « Choc Volker », la nomination de Paul Volcker à la présidence de la Banque centrale américaine et la hausse des taux d'intérêts à des niveaux records. La récession qui s'ensuivit, plus sévère encore que celle de 1974-1975, fut provoquée dans le but de forcer une restructuration de l'industrie.

Marx remarqua jadis que le Capital réagissait de deux façons à une baisse du taux de profit : premièrement en révolutionnant le processus de production pour essayer d'augmenter l'extraction de la plus-value de la classe ouvrière et deuxièmement en développant des stratagèmes financiers et des mesures spéculatives pour essayer d'accumuler du profit par d'autres moyens. Les deux réactions sont produites par la chute du taux de profit mais elles sont de nature bien différente. L'une est une tentative de surmonter le problème en augmentant l'extraction de la plus-value, l'autre est une tentative d'augmenter l'appropriation de plus-value déjà existante par des moyens financiers.

Il est hors de doute que le dernier quart de siècle a vu le processus de production se transformer profondément. L'utilisation des nouvelles technologies informatiques a entraîné une augmentation considérable de la productivité du travail. Mais il faut se demander si cela a fait monter le taux moyen du profit. Le monde capitaliste jouit-il d'un nouvel essor après le marasme qui a commencé vers la moitié des années 1970 ? La réponse est clairement non.

La principale économie européenne, l'Allemagne, a connu une croissance négative pour la plus grande partie de la dernière décennie. Le Japon a connu la déflation depuis l'effondrement de la bulle du marché boursier et immobilier au début des années 1990. Nous lisons régulièrement dans la presse que l'économie japonaise est en passe de se relever, pour apprendre un peu plus tard qu'il s'agissait d'un faux espoir.

La croissance de l'économie américaine est l'exception qui confirme la règle. Cette croissance fut largement due à une augmentation du crédit. En fait, cela a été la principale politique de la Banque centrale américaine depuis le Krach boursier d'octobre 1987. La réaction de la Banque centrale à toutes les crises des marchés financiers ­ l'effondrement de 1987, la crise du marché obligataire de 1994, la crise asiatique de 1997-1998, la crise russe de 1998, l'effondrement du fond de performance LCTM la même année, l'éclatement en 2001 de la bulle boursière, a toujours été la même : des injections toujours plus fortes de liquidités.

Ce recours au crédit pour stimuler la croissance économique produisit des déséquilibres et des tensions énormes dans l'économie mondiale. Le déficit de la balance américaine des paiements est actuellement de plus de 500 milliards de dollars et atteint presque 6 % du produit intérieur brut (PIB) ; il exige un flux de quelques 2,5 milliards de dollars par jour en provenance du reste du monde afin de le soutenir. La dette extérieure des Etats-Unis est elle d'environ trois billions de dollars. Depuis la crise économique asiatique de 1997-1998, on estime que l'économie américaine, qui représente 25 à 30 % du produit national brut mondial, est responsable de 90% ou plus de l'augmentation de la demande dans le monde.

La source de ce gigantesque déséquilibre réside finalement dans la baisse à long terme du taux de profit. Dans ces conditions, la croissance devient de plus en plus un jeu à sommes nulles. Le déficit de la balance des paiements américaine ne peut être résorbé qu'à travers une expansion des économies européenne et japonaise. Mais la croissance de ces économies dépend de l'exportation. Dans le cas de l'Asie, cela signifie avant tout des exportations vers les Etats-Unis. Mais une augmentation des exportations signifie que la demande américaine doive être maintenue et avec elle le déficit de la balance des paiements.

Le déficit de la balance des paiements américaine ne pourrait être résorbé que si l'économie mondiale dans son ensemble se mettait à grandir à un rythme beaucoup plus élevé. Le fait qu'elle n'y parvienne pas reflète la dépression permanente des taux de profits moyens.

Les déséquilibres actuels entraînent des tensions croissantes. L'ancien secrétaire américain au Trésor, Lawrence Summers, a décrit cette situation comme étant celle d'un « équilibre de la terreur financière ». La position des paiements américains est soutenue dans une mesure croissante par l'influx de capital en provenance des banques centrales asiatiques qui cherchent à garder basse la valeur de leur propre monnaie en achetant des biens patrimoniaux en dollars US. Cette politique les livre cependant davantage aux marchés américains et au danger de pertes à grande échelle au cas où la baisse du dollar se poursuivrait. Pour certains pays, une baisse de 10 % du dollar pourrait entraîner une perte en taux de change équivalente à 10% de leur produit national brut. De grandes banques centrales asiatiques aimeraient réduire leur dépendance vis-à-vis du marché américain. Mais toutes se rendent bien compte qu'un mouvement brusque de leur part pourrait déclencher une ruée vers la sortie et un effondrement.

Nous ne sommes devenus que trop familiers ces derniers jours avec la mécanique des tremblements de terre produits par le heurt des plaques tectoniques. Ces plaques s'enfoncent les unes sous les autres provoquant d'énormes tensions qui conduisent finalement à de violents déplacements. Il n'est pas possible de prédire le moment précis d'un séisme, d'une certaine façon cela est dû au hasard. Mais les séismes obéissent néanmoins à des lois ; ces lois se manifestent à travers le hasard.

De la même manière, les processus qui se jouent sur les marchés financiers, créant des déséquilibres de plus en plus grands, conduisent à des tensions accrues qui à un certain moment entraîneront un violent changement financier, très probablement déclenché accidentellement.

Quelles sont les conséquences politiques de ces processus économiques ? Afin de découvrir le lien entre les contradictions économiques du capitalisme américain et mondial et la montée du militarisme américain, jetons un regard sur l'invasion de l'Irak et son occupation.

Il faut rappeler à ce propos l'analyse de l'effondrement de l'Union soviétique faite en 1990 par le Comité international. Nous avions insisté sur le fait que la chute de l'URSS signifiait non pas le triomphe du capitalisme et la fin du socialisme, mais bien plutôt l'éclatement de la contradiction entre l'économie mondiale et le système de l'Etat nation. La fin de l'URSS signifiait l'écroulement de l'ordre capitaliste de l'Après-guerre et la réapparition de toutes les tensions et de tous les conflits qui avaient marqué les quatre premières décennies du vingtième siècle.

A la suite de l'effondrement de l'URSS, on vit rapidement croître les antagonismes entre nations impérialistes. Il suffit de rappeler ce document du Pentagone de 1992 concernant les principes de la planification où on évoquait la nécessité d'empêcher la montée de toute puissance ou groupe de puissances capable de défier les Etats-Unis tant sur le plan économique que militaire.

Dans son livre Diplomacy, publié en 1994, Henry Kissinger avertissait de ce que la fin de la Guerre froide aggravait les problèmes auxquels étaient confrontés les Etats-Unis plutôt que de les atténuer, malgré le fait que certains observateurs aient qualifié cette situation de « monde unipolaire » ou « monde de la superpuissance ». Tout d'abord, écrivait-il, les Etats-Unis devront faire face à une concurrence économique qu'ils n'ont jamais connue durant la Guerre froide.

Selon lui, la domination, soit de l'Europe, soit de l'Asie par une seule puissance représentait toujours un danger stratégique pour l'Amérique. Un tel regroupement avait la capacité de surclasser l'Amérique sur le plan économique et en fin de compte sur le plan militaire. Il convenait de résister au danger même si la puissance dominante avait en apparence des intentions bienveillantes.

Kissinger remarquait qu'à plus long terme, une Europe réellement unie politiquement entraînerait un transfert fondamental dans la répartition du pouvoir dans le monde avec des conséquences aussi profondes que celles engendrées par l'effondrement de l'empire soviétique. L'impact d'une telle Europe sur la position même de l'Amérique dans le monde et sur l'équilibre du pouvoir eurasien serait énorme et engendrerait inévitablement de graves tensions entre les Etats-Unis et l'Europe.

L'invasion de l'Iraq n'était pas tant dirigée contre Saddam Hussein que contre les rivaux européens et asiatiques de Washington. Posons une contre hypothèse. Supposons qu'en accord avec les résolutions des Nations Unies, les sanctions contre l'Iraq aient été levées après le désarmement de celui-ci. La production de pétrole et les exportations auraient repris, engendrant de forts revenus, utilisés à la reconstruction du pays et à l'exploitation de nouveaux champs de pétrole.

Les bénéficiaires n'auraient toutefois pas été les sociétés américaines mais les sociétés de construction et d'ingénierie européennes. Les champs de pétrole auraient été exploités par des sociétés françaises, russes et chinoises. Une intégration économique accrue aurait inévitablement soulevé la question de savoir si les contrats pétroliers, du moins pour ce qui était de l'Iraq et peut-être aussi pour d'autres producteurs, ne devaient pas être en euros plutôt qu'en dollars.

En d'autres mots, la normalisation des relations aurait signifié le renforcement des puissances européennes et asiatiques au détriment des Etats-Unis. Une poursuite du régime des sanctions n'était pas possible, le système se désintégrant rapidement. Afin de soutenir leur position, les Etats-Unis entreprirent une intervention militaire dans le but de mettre en place un régime fantoche et d'assurer leur contrôle de toute la région.

L'invasion de l'Irak est l'expression particulière d'un processus général. L'hégémonie américaine de l'Après-guerre était basée sur la supériorité des méthodes de production, des finances et de la monnaie de réserve américaines et en dernier lieu de la puissance militaire des Etats-Unis. L'érosion des avantages dont jouissaient les Etats-Unis sur le plan de la production conduisit à la fin du système de Bretton Woods. A la suite de cela, les Etats-Unis cherchèrent à maintenir leur position par des moyens financiers. Mais cela aussi touche à sa fin. Après tout, l'histoire n'a jamais connu une situation où la puissance hégémonique mondiale est aussi la nation la plus endettée au monde, dépendante de flux de plus en plus importants de capital étranger. C'est cela qui détermine le recours au militarisme.

De cela découlent les questions de perspective les plus importantes. L'usage de la force militaire peut-il d'une manière ou d'une autre surmonter les contradictions du capitalisme mondial et établir une « Pax Americana » ou une tentative dans ce sens entraînera-elle des explosions économiques et politiques ? C'est manifestement le second cas qui se produira. C'est à cette situation que nous devons nous préparer maintenant.

De quelle manière cette préparation doit-elle se faire? C'est là que la signification historique de la lutte du Comité International prend toute son importance. Quel est l'enjeu de toutes les luttes de notre mouvement depuis la scission d'avec le pablisme en 1953 ? Le développement d'une perspective indépendante de la classe ouvrière.

Nous nous sommes opposés au programme du pablisme qui affirmait que le socialisme se ferait grâce à la capacité des appareils bureaucratiques à adopter une orientation révolutionnaire sous la pression des masses. Nous nous sommes opposés à leur position disant que la bureaucratie stalinienne pouvait passer par un processus d'auto réforme ou encore que les forces nationalistes petites-bourgeoises comme le castrisme pouvait remplacer la classe ouvrière dans la transition vers le socialisme. Toutes ces questions programmatiques fondamentales reparurent dans la scission d'avec les opportunistes du Workers Revolutionary Party britannique il y a vingt ans, lorsqu'ils répudièrent les fondements politiques sur lesquels avait été construit le Comité international.

Tous les opportunistes ont attaqué le fait que nous insistions sur l'indépendance politique de la classe ouvrière. Cela est bien beau disent ils, mais pour le moment il faut s'adonner à la politique du « moindre mal » afin d'accomplir des progrès pratiques. Toutes ces tendances furent démasquées lors de l'élection américaine : depuis les radicaux tels que Chomsky et Tariq Ali, jusqu'aux contestataires du mouvement anti globalisation comme Naomi Klein, ils ont tous affirmé qu'il fallait voter pour Kerry. C'est là la principale leçon de la campagne électorale américaine : la lutte pour l'indépendance politique de la classe ouvrière, que les opportunistes jugent si peu pratique, est de toutes les questions la plus décisive.


 

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