wsws : Nouvelles et analyses : Europe
Par Marius Heuser et Peter Schwarz
(Article original paru le 6 avril 2005)
Parmi les reportages et les commentaires surabondants qui font du pape un saint moderne et qui propagent, abandonnant tout sens critique, la mystique et le pathos des obsèques célébrées au Vatican, on n'en trouve que très peu qui contiennent un exposé sérieux de la personnalité de Jean-Paul II et de son rôle véritable dans l'histoire. Les questions politiques et les réflexions qui ont déterminé la vie de Karol Wojtyla et son pontificat de 27 ans font à peine, dans tous ces articles, l'objet d'une mention.
L'Eglise catholique romaine est depuis des siècles un bastion de la réaction politique; elle le fut d'abord comme pilier de l'ordre féodal s'opposant à la réforme, puis comme rempart du pouvoir bourgeois. L'homme à la tête de l'Eglise catholique joue, indépendamment de ses qualités personnelles, un rôle avant tout politique. Avec Jean-Paul II, la hiérarchie catholique avait à sa tête un homme qui liait des vues politiques et religieuses profondément réactionnaires à une grande expérience du contact avec les Etats capitalistes et les Etats staliniens. Une expérience dont il se servit lors des événements tumultueux du dernier quart de siècle et dans lesquels il joua lui-même un rôle prépondérant.
Karol Wojtyla est né le 18 mai 1920 dans la petite ville de Wadovice, d'un père officier de carrière. Il perdit sa mère à l'âge de neuf ans, son père à l'âge de 21 ans. Il fut bon élève, commença des études de philosophie et de littérature à Cracovie et eut un vif intérêt pour le théâtre. Sous l'occupation allemande, alors étudiant, il fut réquisitionné pour le travail obligatoire. C'est de cette époque que date sa décision de devenir prêtre. En 1942, il entra au séminaire clandestin de l'archevêché de Cracovie.
Il reçut la prêtrise le 1er novembre 1946 et, pendant les deux années suivantes prépara à Rome, une thèse de doctorat sur la théologie et la mystique de Saint-Jean de la Croix. Il poursuivit ses études en Pologne et puis fut chargé de cours à l'université catholique de Lublin. Le 28 septembre 1958, il devint évêque et en 1964, archevêque de Cracovie.
1958 fut une année cruciale pour le Vatican. Avec la mort de Pie XII se terminait un pontificat qui avait fortement discrédité l'Eglise catholique. Le Vatican avait collaboré avec les régimes fascistes d'Espagne, d'Italie et d'Allemagne et avait refusé de s'opposer à l'extermination des Juifs en Europe. A Pie XII succédèrent Jean XXIII (1958-1963) et Paul VI (1963-1978), des papes qui apportèrent de grands changements dans le rituel et la pratique religieuse du catholicisme, comme la lecture de la messe dans la langue familière et d'autres réformes libérales. Jean XXIII et Paul VI voulurent aussi que l'Eglise catholique prenne ses distances de l'antisémitisme jusque-là inhérent à la doctrine catholique.
En tant qu'archevêque de Cracovie, Wojtyla entra en conflit avec le régime stalinien. Il ne mit pas en question le pouvoir de celle-ci mais il insista pour que l'influence idéologique de l'Eglise catholique se maintienne. Il imposa ainsi la construction d'une église dans la ville ouvrière nouvellement créée de Nova Huta. En 1967, Wojtyla fut nommé cardinal.
Le choix de Wojtyla comme pape fut plutôt une sensation. Depuis plus de 455 ans, depuis que le hollandais Hadrien VI avait occupé le siège de Saint-Pierre pour un an, un cardinal qui n'était pas italien occupait les plus hautes fonctions de la hiérarchie catholique. A la suite de plusieurs votes indécisifs, au huitième tour de scrutin, le candidat polonais reçut le soutien de quatre-vingt quatorze des cent onze électeurs. A 58 ans, le nouveau pape était inhabituellement jeune.
Il était difficile de ne pas saisir la signification politique de cette décision. Depuis la fin des années 1960, de violents conflits sociaux avaient éclaté de façon répétée tant dans les pays capitalistes avancés que dans les pays d'Europe de l'Est dominés par les staliniens. Sous les prédécesseurs de Wojtyla, Jean XXIII et Paul VI, l'Eglise catholique s'était efforcée de réagir aux éruptions sociales par une réforme timide de sa doctrine et de son régime interne. Le concile Vatican II avait indiqué la voie à prendre dans la première moitié des années 1960 en permettant un assouplissement des dogmes de l'Eglise et plus de participation aux évêques et aux croyants. Jean XXIII avait aussi inauguré une politique de détente vis-à-vis de l'Union soviétique qui fut poursuivie par Paul VI. Tous deux voulaient une collaboration plus étroite avec les régimes staliniens.
Albino Luciani, qui succéda à Paul VI sous le nom de Jean-Paul Ier, voulait lui aussi poursuivre ce cours. Mais le nouveau pape fut trouvé mort sur son lit après avoir assumé ses fonctions pendant seulement trente-trois jours. Les circonstances de sa mort ne furent jamais réellement éclaircies, étant donné que le Vatican s'opposa à une autopsie du corps.
L'arrivée de Wojtyla aux plus hautes fonctions de l'Eglise marqua une volte face idéologique et politique. Le nouveau souverain pontife eut bientôt la réputation d'un pape de la restauration, qui faisait de l'Eglise une forteresse contre l'esprit moderniste de l'époque. Il promut un culte des saints et de la Vierge, auquel il adhérait lui-même avec ferveur, il décréta une morale sociale rigide, renforça l'autorité de Rome vis-à-vis des diocèses et fit usage de sanctions vis-à-vis de nombreux théologiens critiques. La nomination d'un pape polonais signifiait aussi un défi lancé au Moscou dirigé par Leonid Brejnev.
Le conflit entre la classe ouvrière et le régime stalinien s'intensifiait de façon dramatique en Pologne au moment de l'élection du nouveau pape. Les conflits avec le régime stalinien polonais s'étaient répétés depuis la répression sanglante du soulèvement ouvrier de 1956. En 1970, une vague de grèves contre la hausse des prix avait obtenu le retrait de Wladislaw Gomulka, le chef du parti et du gouvernement. Son successeur, Edward Gierek, dut annuler la hausse des prix.
Lorsque Gierek voulut à nouveau augmenter les prix en 1976, de nouvelles grèves avec manifestations de masse se produisirent au cours desquelles on se battit sur les barricades. Dans les années suivantes se créèrent un « Comité de défense des travailleurs » et des comités pour la fondation de syndicats libres, qui donnèrent naissance, après une nouvelle vague de grèves contre une hausse des prix en 1980, au syndicat Solidarnosc auquel s'affilièrent des millions d'ouvriers.
La naissance d'un puissant mouvement ouvrier polonais était suivie avec inquiétude par les gouvernements tant à l'Est qu'à l'Ouest. Une extension du mouvement polonais à l'Union soviétique et à d'autres pays d'Europe de l'Est, n'aurait pas seulement menacé le pouvoir stalinien, il aurait aussi donné une nouvelle impulsion aux luttes militantes de la classe ouvrière à l'Ouest, qu'on avait péniblement réussi à contrôler avec l'aide des bureaucraties sociales-démocrates et staliniennes dans la moitié des années 1970. Il est significatif que le chancelier allemand de l'époque, Helmut Schmidt, un social-démocrate qui était même lié à Gierek par une amitié personnelle, soutint le gouvernement de celui-ci de façon conséquente dans sa lutte contre les travailleurs polonais.
Jean-Paul II était conscient du danger de révolution violente en Pologne et en Europe de l'Est. Afin de s'assurer que le régime stalinien soit renversé depuis la droite et non pas depuis la gauche, il s'engagea pour une direction ouvrière polonaise qui s'orientât sur l'impérialisme occidental. Il fut soutenu en cela par la CIA et la confédération syndicale américaine, l'AFL-CIO, qui collabora étroitement avec les services secrets et le ministère des Affaires étrangères américains.
L'attitude hostile de Jean-Paul II et de l'Eglise vis-à-vis du stalinisme est souvent interprétée comme un engagement en faveur de la démocratie. Mais c'est une grossière falsification. Le pape est à la tête d'une institution qui est depuis plus de cinq cents ans un des pires ennemis de la démocratie. Cela remonte jusqu'à période de la Réforme où l'Eglise catholique défendit la puissance et la richesse du clergé en tant qu'Etat de l'ordre féodal.
Le rejet du stalinisme par l'Eglise n'est pas dirigé contre la domination antidémocratique, semblable à celle d'une caste, de la bureaucratie stalinienne qui ne se différencie guère dans son fonctionnement interne de l'Eglise en tant qu'institution. La hiérarchie de l'Eglise est elle-même une caste issue de conditions sociales pré-capitalistes et qui est aujourd'hui fermement ancrée dans les rapports capitalistes. L'Eglise catholique est après tout le plus grand propriétaire privé de la planète. C'est pourquoi elle a soutenu les dictatures sanglantes d'Amérique latine qui défendaient la propriété capitaliste, alors qu'elle s'est opposée aux régimes staliniens de l'Union soviétique et d'Europe de l'Est qui s'appuyaient sur la propriété étatisée.
C'est sur cette base réactionnaire que l'Eglise catholique prit ouvertement parti pour Solidarnosc. Huit mois à peine après son élection, le nouveau pape entreprenait son premier « pélerinage » en Pologne, suivi de deux autres en 1983 et en 1987. En janvier 1980, Jean-Paul II reçut en audience une délégation de Solidarnosc dirigée par Lech Walesa. Dans les années qui suivirent, le Vatican mobilisa, par diverses filières, au moins 50 millions de dollars en soutien au syndicat.
L'objectif du Vatican n'était toutefois pas de promouvoir les revendications sociales des ouvriers. Celui-ci voulait bien plutôt faire en sorte que le mouvement restât sous l'influence de l'idéologie rétrograde du catholicisme et du nationalisme polonais et ne se transformât pas en défi international de l'ordre existant. Disposant de l'expérience d'un millénaire et demi de défense de l'autorité et de l'ordre, la hiérarchie catholique comprit très bien qu'on ne pouvait pas s'opposer passivement à un mouvement populaire comme celui qui se développait en Pologne, mais qu'il fallait l'influencer activement et le faire changer de direction.
La nomination d'un pape polonais signifiait en elle-même un renforcement du catholicisme en Pologne. Wojtyla ne s'est jamais lassé d'invoquer ses origines polonaises, de flatter le nationalisme polonais et de présenter la Pologne comme la nation chrétienne par excellence. En juin 1979, il fit, devant une foule enthousiaste sur la Place de la victoire à Varsovie, l'éloge de « la part jouée par la nation polonaise dans le développement de l'Homme et de l'Humanité » et qui ne pouvait être comprise et jugée que par le Christ. Le point culminant de son prêche furent ces mots : « sans une Pologne indépendante sur la carte de l'Europe il ne peut pas y avoir d'Europe juste !»
Sans l'intervention du pape, les événements de Pologne n'auraient pas pris le cours funeste qu'ils ont pris et qui devait apporter aux travailleurs polonais chômage de masse et pauvreté extrême. Il y avait dans le syndicat Solidarnosc du début, outre le courant catholique, de fortes tendances laïques et socialistes, dont aucune toutrefois ne possédait une perspective viable pour la lutte contre le régime stalinien.
L'intervention du Vatican contribua fortement à placer le mouvement entièrement sous le contrôle de l'aile nationaliste-catholique autour de Lech Walesa qui alliait à sa réputation de dirigeant ouvrier militant des chantiers navals de Gdansk, un catholicisme bigot. Walesa a lui-même reconnu les mérites du pape à ce propos. « L'existence du syndicat Solidarnosc, et de moi-même, n'aurait pas été concevable sans la figure de ce grand polonais et de ce grand homme, Jean-Paul II » expliquait-t-il en 1989.
Tout en soutenant Solidarnosc politiquement et financièrement, le pape essayait de détourner le syndicat d'une confrontation ouverte avec le régime. Il appela maintes fois à la réflextion et à la retenue. Plus la confrontation avec le gouvernement devenait virulente, plus la direction de Solidarnosc intervenait pour restreindre les travailleurs et les maintenir sous contrôle.
Walesa insista toujours pour dire que Solidarnosc n'aspirait pas à prendre le pouvoir : « Nous ne voulons pas gouverner, mais nous voulons que le gouvernement nous reconnaisse, et nous voulons surveiller ce qu'il fait, pour qu'il le fasse bien ». Wojciech Jaruzelski, qui décréta l'Etat d'urgence en 1981 et fit arrêter des milliers d'ouvriers et de dirigeants de Solidarnosc, a par la suite reconnu ouvertement le rôle modérateur joué par le pape. « Il s'est abstenu à cette epoque d'attiser les émotions sociales », dit-il dans une interview télévisée à l'occasion de la mort du pape.
Plus tard, après l'écroulement du régime stalinien, après que les dirigeants du syndicat aient participé au gouvernement et qu'ils eussent engagé la restauration du capitalisme, le pape se montra de plus en plus inquiet de la vitesse à laquelle Solidarnosc se discréditait. Il craignait, et non à tort, que cela minerait également l'influence de l'Eglise catholique et que cela pourrait menacer le nouvel ordre dans son ensemble.
En 1991 et en 1993, lors de deux voyages en Pologne, il lança l'avertissement qu'il ne fallait pas simplement copier le capitalisme occidental. Lors de son dernier voyage en Pologne, en 2003, il fut encore plus clair. Si on oubliait le prix qu'il avait fallu payer pour la Liberté, on n'était « plus très éloigné de l'anarchie », dit-il et il exhorta le mouvement Solidarnosc à ne pas se mêler de politique. Il y avait selon lui des choses scandaleuses en Pologne: les salaires restaient impayés, on détruisait les petites entreprises, on niait aux ouvriers le droit à des vacances et même à une famille.
La décision de choisir un pape polonais était étroitement liée à un changement de direction de la politique américaine vis-à-vis de l'Union soviétique. Pendant l'administration Carter et surtout sous Reagan, on passa de la détente à la confrontation.
Wojtyla avait entretenu une correspondance intensive avec Zbigniew Brzezinski, lui-même d'origine polonaise et qui prit les fonctions de conseiller pour la sécurité dans l'administration Carter. Brzezinski avait représenté les Etats-Unis aux funérailles du prédécesseur de Wojtyla à Rome en 1978 et resta dans la capitale italienne pendant tout le temps que dura le processus conduisant à la nomination de Wojtyla.
Pendant la présidence de Ronald Reagan, cette collaboration s'intensifia. L'ambassadeur américain au Vatican, James Nicholson, parle à ce sujet d'une « alliance stratégique » entre Washington et le Vatican contre l'Union soviétique. Selon les informations des journalistes Carl Bernstein et Marco Politi, qui ont écrit un livre sur la diplomatie secrète du Vatican, le directeur de la CIA, William Casey et l'ancien vice-président de la CIA, Vernon Walters, rencontrèrent le pape régulièrement à partir de 1981 pour des entretiens confidentiels. Le thème principal de ces discussions était le soutien financier et logistique de Solidarnosc par la CIA.
Le régime bureaucratique de Moscou réagit à la double pression, celle de l'extérieur et celle d'en bas, par la fuite en avant et engagea la restauration capitaliste. L'ascension de Mikhail Gorbatchev à la tête du Parti communiste de l'Union soviétique était la conséquence des mêmes changements objectifs que ceux qui avaient porté Wojtyla sur le trône papal, même si cela peut paraître ironique. Les événements de Pologne avaient profondément inquiété la bureaucratie du Kremlin. Pour finir, celle-ci essaya de prévenir une semblable évolution en Union soviétique en créant, par l'introduction de rapports de propriété capitalistes, une nouvelle base pour sa domination. C'était la signification de la Perestroïka de Gorbatchev.
Gorbatchev et le pape devaient bientôt se rencontrer et s'estimer mutuellement. En décembre 1989, Gorbatchev fut reçu, en tant que premier et seul secrétaire général du PCUS, en audience au Vatican. Trois ans plus tard, il rendait hommage en ces mots au rôle joué par le pape: « Tout ce qui s'est produit en Europe de l'Est durant ces dernières années aurait été impensable sans la présence de ce pape. »
Si l'intervention du pape en Pologne et en Europe de l'Est se faisait sous le couvert de la « Liberté » et de l'« Indépendance », le contenu réactionnaire de son orientation politique en Amérique Latine était lui bien visible. Là, il prit directement parti pour la classe dominante, sanctionnant les soi-disant « théologiens de la libération » qui avaient pris parti pour les opprimés dans le conflit avec les dictatures militaires.
Lors de sa première visite au Nicaragua, Jean-paul II, menaça, l'index pointé, le prêtre Ernesto Cardenal, parce qu'il assumait avec deux autres prêtres des fonctions ministérielles dans le gouvernement sandiniste. En 1995, le pape condamna, lors d'une autre visite au Nicaragua, l'Iglesia Popular (Eglise populaire) et le faux oeucuménisme « des chrétiens engagés dans le processus révolutionnaire », tandis qu'en même temps, il nommait cardinal l'archevêque de droite Miguel Obando y Bravo, un adversaire enragé des sandinistes.
De nombreux théologiens de la libération furent écartés de leurs fonctions et remplacés par des évêques et des prêtres conservateurs. Selon François Houtard du Monde diplomatique des communautés chrétiennes de base d'Amérique latine, autogérées et ayant en vue les intérêts des pauvres, furent ainsi isolées et même détruites, les prêtres qui s'en occupaient mutés, l'accès des locaux communautaires leur restant interdit. On créa même de nouvelles associations sous le même nom, mais cette fois sous la houlette officielle de l'Eglise.
Dans le même temps, des partisans des dictatures de droite accédèrent aux plus hautes fonctions ecclésiastiques. Tel le nonce apostolique auprès de la dictature militaire argentine, Pio Laghi et celui auprès de la dictature militaire chilienne, Angelo Sodano, qui sont aujourd'hui tous deux cardinaux. Sodano avait fait l'éloge de la dictature de Pinochet au Chili en ces termes : « Les chefs-d'oeuvre eux-mêmes peuvent avoir de petits défauts ; je vous conseille de ne pas vous attarder sur les imperfections du tableau, mais de vous concentrer sur la merveilleuse impression d'ensemble ». Lorsque Pinochet fut arrêté ultérieurement à Londres, le pape intervint officiellement en faveur du général fasciste chilien.
La béatification du pape Pie IX, un antisémite déclaré, celle du pape Pie XII qui avait collaboré avec les nazis et le régime mussolinien et celle du cardinal Stepniak, proche du régime fasciste croate durant la seconde guerre mondiale, sont elles aussi l'expression de l'esprit droitier du pape Jean-Paul II.
Même mesuré à l'aune extrêmement conservatrice de l'Eglise catholique, Jean-Paul II était un réactionnaire. Il s'attacha à annuler si ce n'est dans la lettre du moins dans l'esprit, les réformes décidées dans les années 1960 par le concile Vatican II.
Il y a d'abord le culte de la Vierge et des saints. Il créa deux fois plus de saints (473) que ses prédécesseurs au cours des 400 années précédentes.
La morale sexuelle codifiée dans l'encyclique Evangelium Vitae s'oppose non seulement à l'avortement mais aussi à toute forme de contraception. Tout acte sexuel qui ne sert pas directement à la procréation est considéré comme immoral. Même les préservatifs y sont condamnés, ce qui est socialement destructif et inhumain, eu égard à l'épidémie de sida ravageant l'Afrique et d'autres parties du monde,. En Allemagne, le pape ordonna, malgré la résistance des évêques et des croyants, que l'Eglise catholique se retire de la consultation pour femmes enceintes en difficulté, prescite par la loi avant tout avortement.
Les décisions du pape concernant le personnel de l'Eglise elles aussi donnèrent constamment lieu à des conflits. Il imposa à plusieurs diocèses des évêques conservateurs fortement controversés, tel Wolfgang Haas à Chur, Joachim Meisner à Cologne, Hans Hermann Groër à Vienne et Kurt Krenn à St. Pölten. Des théologiens critiques comme Leonardo Boff, Eugen Drewermann, Hans Küng et Tissa Balasuriya, auxquels il fut interdit de publier leurs écrits et d'enseigner, furent réduits au silence.
Le théologien suisse Hans Küng, auquel on avait déjà retiré l'autorisation d'enseigner en 1980 à cause d'un article critique vis-à-vis du pape, décrit ainsi l'atmosphère règnant dans l'Eglise et le rôle joué par Jean-Paul II : « [Il est] celui qui est derrière un nombre inflationiste de canonisations, qui s'en prend en même temps avec son inquisition et avec des pouvoirs dictatoriaux aux théologiens, prêtres, membres des ordres et évêques : ceux qui sont poursuivis de façon inquisitoriale sont surtout ceux parmi les croyants qui se distinguent par leur pensée critique et leur volonté de réforme. Comme Pie XII avait poursuivi les plus importants théologiens de son temps (Chenu, Congar, de Lubac, Rahner, Teilhard de Chardin), Jean-Paul II poursuit (avec son grand inquisiteur Ratzinger) Schillebeeckx, Balasuriya, Boff, Bulányi, Curran ainsi que l'évêque d'Evreux, Gaillot, et l'archevêque de Seattle, Huntington. Il s'en suit une Eglise de la surveillance dans laquelle se sont installées la dénonciation, la peur, et l'absence de liberté. Les évêques se considèrent comme des gouverneurs romains au lieu de serviteurs du peuple de l'Eglise, les théologiens écrivent de façon conformiste ou restent muets. »
Tandis qu'on faisait taire les voix critiques, l'Opus Dei, un ordre intégriste et à l'organisation strictement hiérarchisée, gagnait lui du terrain dans la hiérarchie catholique. Un certain nombre de ses membres furent nommés évêques ou cardinaux. Dans la curie romaine, l'administration centrale de l'Eglise catholique, cet ordre dispose d'une influence considérable. Il pourrait jouer un rôle determinant dans l'élection du prochain pape.
L'Opus Dei ne fut fondé qu'en 1928 à Madrid par Josemaria Escrivá. Avec 80 000 adhérents dans le monde, c'est un ordre relativement petit. Il prospéra dans l'Espagne fasciste de Franco ou, par moment, les représentants de l'Opus Dei occupèrent jusqu'à dix postes ministériels.
Escriva, qui fut béatifié par Jean-Paul II en 2002, 27 ans seulement après sa mort, avait une fois qualifié Hitler de « sauveur de l'Eglise espagnole ». L'ordre est organisé comme une société secrète avec son propre code de conduite qui va du voeu de silence à l'auto-flagellation et au port de la haire en passant par de fréquentes prières quotidiennes. Il défend un culte de la masculinité et du leadership, définit les femmes comme « inférieures » et exige de leur part soumission et stricte obéissance.
Contrairement à nombre de ses prédessesseurs, Jean-Paul II poursuivit une politique d'ouverture vis-à-vis d'autres religions. Il fut le premier pape à visiter un temple protestant (1983), une synagogue (1986) et une mosquée (2001). Depuis 1986 a lieu tous les ans une rencontre mondiale de la prière au cours de laquelle les différentes religions prient en commun. En 2000, le pape visita le mémorial de l'Holocauste, le Yad Vaschem en Israël, et demanda pardon pour les péchés commis par les chrétiens au cours de l'histoire de l'Eglise, sans toutefois condamner le silence du pape d'alors, Pie XII, sur l'Holocauste.
Cette tolérance vis-à-vis de l'extérieur, qui a d'abord son origine dans la nécessité de renforcer la religion en tant que point d'ancrage de l'ordre bourgeois secoué par les crises, contraste cependant avec l'intolérance de la doctrine défendue par Jean-Paul II. Ainsi, le pape avait interdit, il y a seulement deux ans, la prise en commun de la communion avec d'autres religions, et la déclaration « Dominus Jesus » soutenue par le pape nie que l'Eglise réformée soit une église et critique les autres religions comme ayant de lourds déficits.
Malgré toutes ses idées de droite, Jean-Paul II resta toujours profondément conscient du fait que l'Eglise ne pouvait remplir sa fonction de pilier de l'ordre dominant que si elle se présentait également en avocat des opprimés. Il rédiga de nombreux écrits sur la doctrine sociale catholique, dans lesquels sont condamnés les abus et les défauts du capitalisme. Lors d'un voyage à Cuba, il s'en prit avec dureté au néolibéralisme et à ses conséquences.
Cette critique n'est pas dirigée contre l'ordre capitaliste. Depuis que vers la fin du XIXème siècle le socialisme a gagné une forte influence dans la classe ouvrière, l'Eglise catholique a essayé de s'opposer à son influence en formulant une doctrine sociale critiquant le capitalisme de façon limitée et montrant de la sympathie pour le sort des ouvriers et des pauvres. Jean-Paul II suivit cette tradition. Le pape a ainsi rejeté dans l'encyclique « Centesimus Annus » le socialisme de façon fondamentale en tant que doctrine athée.
La nette prise de position du pape contre la première et la deuxième guerre irakienne doit être vue dans ce contexte. La hiérarchie catholique avec ses quinze siècles de tradition voit les choses à bien plus long terme que les politiciens bourgeois qui recherchent des succès à court terme. Le Vatican sait bien que la manière d'agir brutale des Etats-Unis au Moyen-Orient menace de déstabiliser l'ensemble de l'ordre capitaliste mondial, y compris l'Eglise catholique.
Le pape avait reçu le vice-premier ministre irakien Tarik Aziz, un chrétien, peu avant que n'éclate la deuxième guerre irakienne et il avait envoyé des émissaires à Washington et à Bagdad dans le but d'empêcher cette guerre. Il la condamna en ces mots : « La guerre des puissants contre les faibles a aujourdh'hui plus que par le passé ouvert de profondes divisions entre les riches et les pauvres ».
La rhétorique sociale et pacifiste du pape, en fort contraste avec le contenu de son idéologie et de sa politique, de même que la centaine ou plus de voyages effectués à l'étranger et utilisés à des fins médiatiques, ont conduit à une augmentation considérable du nombre des adhérents de l'Eglise durant le pontificat de Jean-Paul II. On parle à présent de plus d'un milliard de catholiques, dont la moitié vit en Amérique du Nord et en Amérique du Sud.
Ces chiffres ne peuvent cependant pas dissimuler la crise profonde où se trouve l'Eglise catholique. La croissance du nombre d'ahérents n'a pas suivi le rythme de la croissance démographique. Le nombre d'adhérents n'augmente, par rapport au chiffre de la population, que dans les régions où les catholiques représentent une petite minorité, incluant l'Afrique et une partie de l'Asie. En Amérique latine, il stagne en partie et en Europe et en Amérique du Nord, il est en baisse. En Amérique latine, il est de notoriété publique que l'Eglise catholique perd du terrain vis-à-vis de divers groupes évangéliques protestants.
Malgré les efforts des médias encourageant la béatification de Jean-Paul II, l'influence de l'Eglise sur de grandes parties de la population est en perte de vitesse. Le clergé catholique est lui-même discrédité parmi de nombreux catholiques. Dans certaines villes des Etats-Unis, comme à Detroit, on ferme des écoles catholiques.
Cette crise fut récemment aggravée par des scandales sexuels dans lesquels furent impliqués des prêtres et d'autres officiels de l'Eglise. On sait depuis, que Jean-Paul II a essayé durant son pontificat de couvrir des abus sexuels très répandus contre des enfants. Le rôle qu'il a joué en camouflant ces abus dans les Eglises américaine, irlandaise, autrichienne ainsi que dans d'autres, montre la double morale du Vatican en matière de sexualité. Cela contraste fortement avec la morale prêchée par l'Eglise contre les pratiques sexuelles normales des gens ordinaire. Pour Jean-Paul II et le Vatican, la défense du clergé, de son pouvoir, de son autorité et de son immunité vis-à-vis de tout contrôle, prenait le pas sur toute autre considération.
Jean-Paul II fut un personnage charismatique qui fut en mesure de ralentir quelque peu la baisse d'influence de l'Eglise catholique et de faire en sorte que l'institution garde sa cohésion. Son départ renforcera la pression interne et externe exercée sur cette institution vieillie, sclérosée et réactionnaire. Le spectacle médiatique absurde par lequel on essaie de faire, avec la mort du pape, de la réclame pour l'Eglise, est lui même une expression de la crise de cette institution et de celle de l'ordre bourgeois qu'elle défend.