wsws : Nouvelles et analyses : Europe
Par Harvey Thompson
10 mars 2004
Nous publions ici la première partie d'un article en
deux parties à propos d'accusations de brutalité
contre des civils faites à l'encontre des troupes britanniques
occupant l'Irak. La deuxième partie sera publiée
demain.
Des rapports filtrent sur le traitement brutal des irakiens par
les forces armées britanniques occupantes.
Le nombre croissant de cas présumés de coups, de
torture et de meurtre d'irakiens prouve que l'armée britannique
mène une guerre aussi sale et brutale dans le Sud de l'Irak
que son homologue américain dans le Nord.
Le Ministère de la Défense a refusé de rendre
publics les détails des enquêtes, mis à part
la déclaration récente "Toute suggestion quant
au fait que des soldats puissent être inculpés d'homicide
involontaire est, au point actuel des enquêtes, pure spéculation".
* Le 15 mai dernier, des soldats britanniques vinrent à
la maison de la famille Mousa, à Bassora, et déclarèrent
qu'ils étaient à la recherche d'un voisin qui avait
été officier de l'armée irakienne sous Saddam
Hussein.
Alors qu'ils fouillaient, ils trouvèrent un fusil Kalashnikov
que la famille gardait pour sa sécurité. Ceci est
autorisé par la loi en vigueur en Irak, et est pratique
courante dans ces familles confrontées à l'anarchie
qui a saisi la société irakienne depuis l'invasion
américano-britannique du pays.
Abdel Jabr Mousa tenta alors d'expliquer aux soldats les raisons
de la présence de ce fusil. Son fils de 23 ans, Bashar,
raconte ce qu'il advint :
"Mon père essaya de leur expliquer, mais ils commencèrent
alors à le frapper à la tête avec la crosse
en bois de la Kalashnikov... Ils le traînèrent hors
de la maison, alors qu'il saignait de la jambe. Un des soldats
m'ordonna de le suivre. Il me dit : "Donne moi le reste des
armes". Je lui répondis qu'il n'y en avait pas d'autres.
"Il m'entraîna alors dans une autre pièce et
commença à me frapper. Il posa ses mains autour
de ma gorge et me plaqua contre un mur. Il me serrait tellement
fort que je perdis connaissance. Il me traîna alors jusqu'à
leur véhicule."
Bashar Mousa dit que son père et lui furent emmenés,
avec le voisin qui était officier, vers une base britannique
dans l'ancienne maison de Ali Majid (surnommé "Ali
le chimique" dans les médias). Ils furent contraints
de porter une cagoule et furent emmenés dans une pièce
où ils furent roués de coups pendant une heure.
Bashar pouvait entendre les cris de son père. Après
que son père eut arrêté de crier, Bashar fut
emmené dans une pièce différente où
il reçut de la nourriture et des soins médicaux,
ainsi que des vêtements de rechange. Il ne revit plus jamais
son père vivant.
Après une nuit, Bashar fut emmené au Camp américain
de Bucca prés d'Umm Qasr, au Sud de Bassora, où
il fut détenu jusqu'au 20 Juin. Malgré le fait que
Bashar fut un civil, il fut détenu au Camp Bucca comme
un prisonnier de guerre ennemi. Le journal britannique Independent
on Sunday a vu son bracelet de prisonnier et ses documents
de prisonnier de guerre issus par la Croix Rouge, numéro
IQZ-120259-01. Ses documents de remise en liberté confirment
qu'il n'y a rien qui puisse permette de douter qu'il est bien
un simple civil.
La famille a déclaré que c'est seulement par une
coïncidence tragique qu'ils ont réussi à savoir
où les deux hommes avaient été amenés.
En effet, les soldats cherchaient un autre homme, qu'ils identifiaient
comme Kareem, et menacèrent d'arrêter sa femme et
ses filles, à moins qu'il ne se rende lui-même. Les
soldats laissèrent donc un message qui enjoignait Kareem
de se rendre au Sergent Henderson, du "Black Watch",
à l'ancienne demeure d'Ali Majid.
Pendant trois jours, le fils le plus âgé, Amar, appela
la base pour demander des nouvelles de son père. Le troisième
jour, il fut emmené à un médecin militaire
qui lui déclara que son père était mort.
Il vit le corps à l'hôpital de Bassora; celui-ci
était contusionné et couvert de sang.
"Quand j'ai trouvé le corps, il y avait du sang dans
sa bouche", raconte Ammar.
"Il y avait des blessures sur tout son corps, et une énorme
contusion bleue, comme la marque d'une botte, sur son flanc gauche.
J'ai vu des contusions sur son coeur et le contour d'une botte
militaire. Tout le corps était couvert de boue et il y
avait les contours de marques de doigts sur sa peau."
Le certificat de décès, signé par le docteur
Haider Mohammed Saleh, déclare que la cause de la mort
est "un soudain arrêt cardiaque : infarctus du myocarde".
La famille n'a jamais reçu de copie du certificat de décès
établi par les militaires britanniques. Ils demandent une
enquête, et plusieurs membres de la famille ont été
entendus comme témoins. Ammar confia que les enquêteurs,
qui se refusent à tout commentaire sur le dossier, lui
déclarèrent que la famille avait peu de chance de
recevoir une compensation.
* Des rapports détaillés font état d'au moins
7 décès irakiens au centre britannique de détention
de Camp Bucca, près du port d'Umm Qasr. Les enquêteurs
militaires étudient le cas de ces 7 décès
survenus entre Avril et Septembre 2003. On pense que six sont
morts sous la garde britannique, et qu'un a été
abattu.
* Le 8 Juin, les troupes britanniques arrêtèrent
Radhi Nea'ma. Sa fille explique : "Près de six transports
de troupes blindés cernèrent la maison.
Ils dirent être venus pour mon frère, Mohammed, et
qu'ils avaient reçus des informations comme quoi il achetait
des armes. Nous leur répondîmes qu'il n'était
pas là, et que nous avions effectivement acheté
un pistolet car nous avions peur des baassistes. Cela ne les a
pas satisfait et ils emmenèrent mon père... Ils
lui mirent un sac sur la tête et l'emmenèrent dans
leur véhicule."
Le jour suivant, une patrouille britannique apporta un message
à la famille, faisant état de problèmes cardiaques
de Radhi Nea'ma et de son transfert à l'hôpital.
Pensant qu'il était encore en vie, la famille fit le tour
des salles de tous les hôpitaux de Bassora. En désespoir
de cause, Afaf, une soeur de Radhi, chercha à la morgue
d'un des hôpitaux, et découvrit son corps.
Afaf raconta, "Je ne l'ai pas reconnu à cause du terrible
état dans lequel il était. Il y avait du sang sur
son corps et de la boue dans ses cheveux. Il y avait des marques
bleues de contusions sur son coté, comme s'il avait été
frappé de coups de pieds".
La famille reçut une note manuscrite qui stipulait que
la cause du décès était "une crise cardiaque
survenue alors que nous menions un interrogatoire à propos
de son fils".
Mohammed Nea'ma fut par la suite arrêté, puis relâché
faute de preuves. "Même si Mohammed avait fait quelque
chose de répréhensible, pourquoi ont-ils pris mon
mari ?" demanda sa veuve, Rajieh.
Le Ministère de la Défense a répété
à plusieurs reprise que l'enquête avait été
menée à bien, qu'elle concluait que Nea'ma était
mort de "causes naturelles" et que le dossier était
clos.
* Le 14 septembre, les soldats britanniques firent une descente
à l'hôtel Ibn Al Haitham, à Bassora. La garde
de nuit de Baha Mousa à la réception s'achevait,
et son père venait d'arriver pour le raccompagner à
la maison.
Les soldats ordonnèrent à Baha de s'allonger, les
mains sur la tête, sur le plancher de l'entrée avec
six autres employés de l'hôtel. Ils fouillèrent
alors l'hôtel et arrêtèrent le personnel. A
la réception, ils trouvèrent trois fusils Kalashnikov
destinés à la sécurité de l'hôtel.
Dans un coffre dans une des chambres, louée comme bureau
par l'homme d'affaire Haitam Baha Ali, un des trois propriétaires
de l'hôtel, ils trouvèrent un uniforme militaire
irakien, deux pistolets et deux petits fusils automatiques.
Haitam, qui se trouvait à l'hôtel ce matin-là,
avait disparu avant l'ouverture du coffre, et semblait être
la cible du raid. Les soldats récupérèrent
aussi des liasses de billets dans le coffre.
Le père de Baha, Daoud Mousa, colonel de la police de Bassora,
déclara qu'il avait vu des soldats planquer de l'argent
dans leurs poches et sous leur chemise. Il le signala à
un officier britannique. "J'ai expliqué que ce n'était
pas bon pour eux de se comporter de la sorte. L'officier fouilla
un des soldats et prit l'argent caché dans sa chemise",
raconta-t-il. L'officier, un certain "Lieutenant Mike",
déclara que les arrestations n'étaient que des formalités
et que Baha et les autres seraient bientôt libres. Ils furent
alors emmenés à une base militaire britannique proche.
Quatre jours plus tard, Baha était mort.
Quand Daoud Mousa arriva à la morgue militaire britannique
pour identifier le corps de son fils, il trouva un cadavre couvert
de contusions, sanguinolent et sauvagement battu. "Quand
ils soulevèrent la couverture, j'ai pu voir que son nez
était tout cassé", raconte-t-il, "Il y
avait du sang qui coulait de son nez et de sa bouche. La peau
de ses poignets avait été déchirée.
La peau de son front était aussi arrachée et sous
ses yeux il n'y avait plus de peau non plus. Sur le côté
gauche de son torse, il y avait des marques bleues, évidentes,
de contusions, de même que sur son abdomen. Sur ses jambes,
j'ai vu des marques de contusions probablement dues à des
coups de pied. Je n'ai pas pu le supporter."
Deux autres membres du personnel de l'hôtel, qui furent
interrogés par la commission d'enquête, décrivirent
dans des interviews au journal The Guardian comment ils
furent, à plusieurs reprises, frappés du poings
et des pieds et comment ils furent contraints de se tapir, accroupis
dans une position de tension musculaire, pendant deux jours et
deux nuits.
Kifah Taha, technicien de maintenance qui était endormi
quand les soldats britanniques commencèrent à fouiller
l'hôtel Ibn Al Ahitham, a fait un témoignage détaillé
du traitement des prisonniers. Ils avaient les mains attachées
par des liens de plastique, et des cagoules étaient placées
sur leur tête alors qu'on les conduisait à une base
militaire de la ville. "Ils ont commencé à
nous frapper dès notre arrivée. Dès la première
seconde, ils nous ont cogné. Il n'y avait pas de question,
pas d'interrogation."
Au début, les hommes furent contraints de s'aligner le
dos à plat contre le mur et les bras tendus devant eux,
les paumes jointes et les pouces vers le haut. "Ils nous
mettaient des coups de pied dans l'abdomen, comme en kick boxing...
Ils rigolaient. Ils y prenaient un grand plaisir. Nous souffrions
tellement. "
Plus tard, les soldats les forcèrent à s'accroupir,
les bras tendus devant eux, les paumes jointes.
"Nous sommes restés comme ça plusieurs heures
et ils continuèrent durant ce temps-là à
nous frapper", témoigne Kifah Taha. Chaque prisonnier
était affublé d'un nom de footballeur. "Ils
nous donnaient des noms, comme Van Basten, Gullit. Ils disaient
que si nous ne nous rappelions pas nos noms, ils nous frapperaient
plus fort encore".
Un autre prisonnier, Rafeed Taha Muslim, employé de l'hôtel
de 29 ans, porte encore les cicatrices de ces liens de plastique
sur les poignets. "Ils nous frappaient aux reins. Ils nous
frappaient des poings et des pieds", raconte Muslim. A un
moment, les soldats firent danser les prisonniers. "Ils nous
dirent : "comme Mickael Jackson, du Disco !"".
Taha, qui était enfermé dans une cellule proche
de celle de Baha Mousa, raconte les dernières heures de
celui-ci. La seconde nuit, il fut emmené dans une autre
pièce, mais ses amis pouvaient encore l'entendre gémir
à travers les murs.
"J'ai entendu sa voix", se souvient Taha, "Il a
dit: "Du sang ! Du sang ! Il y a du sang qui coule de mon
nez ! Je vais mourir ! Je vais mourir." Et après ça
il n'y eut plus rien".
Le troisième jour, les prisonniers survivants furent conduits
au Camp Bucca.
Taha et Muslim étaient si gravement blessés qu'ils
furent conduit à un hôpital militaire. Un rapport
médical daté du 17 Septembre, du Major James Ralph,
spécialiste en anesthésie et en soin intensif à
l'hôpital '33 Field' de la base de Shaibah au nord de Bassora,
déclara que Taha souffrait d'une grave défaillance
rénale.
Le rapport établit : "Il est évident qu'il
[Taha] a été agressé il y a approximativement
72 heures et a subi de sévères contusions au haut
de l'abdomen, sur le côté droit du torse, sur l'avant-bras
gauche et sur la partie supérieure intérieure de
la cuisse gauche".
Un autre document médical, rédigé à
la main tard le 16 septembre et annoté "A l'attention
du personnel médical seulement", porte la mention
"sévèrement battu lors de son arrestation".
Taha resta deux mois en convalescence à l'hôpital.
Un mois après la mort de Baha, le commandant militaire
britannique, le Brigadier William Moore, écrivit au père
de Baha, exprimant des "regrets", offrant "ses
sincères condoléances" et promettant une enquête.
Depuis lors, les officiers de la branche spéciale d'investigation
du 3ème Régiment de la police militaire royale enquêtent
sur les circonstances de la mort de Baha.
Daoud Mousa, policier depuis 24 ans, explique que même s'il
a parlé au médecin légiste britannique qui
a conduit l'autopsie de Baha, on ne lui a pas permis d'avoir une
copie du rapport. Le certificat de décès, daté
du 21 Septembre et consulté par The Guardian, explique
la cause du décès en ces termes : "arrêt
cardio-respiratoire et une asphyxie".
"Mon fils n'est pas mort dans la rue, ni à l'hôtel
ni dans ma maison", explique Mousa. "Il est mort en
détention, et ce ne fut pas une mort naturelle. Il devrait
y avoir un jugement équitable et une compensation pour
ses enfants". Les deux fils de Baha, Hassan, 3 ans, et Hussein,
5 ans, sont maintenant orphelins. Leur mère fut emportée
par un cancer six mois avant Baha.
On a promis des enquêtes aux familles, on a offert des "condoléances",
des témoins ont été entendus et ces entretiens
filmés, mais à ce jour, aucun soldat britannique
n'a été arrêté, ni accusé, dans
le cadre de la disparition de Baha, ni pour le passage à
tabac des six autres.