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La politique de l'opportunisme : l'extrême gauche en France

Septième partie ­ Lutte ouvrière et la Quatrième internationale

Par Peter Schwarz
4 juin 2004

Lutte ouvrière se réclame bien du trotskysme, mais n'a jamais fait partie de la Quatrième internationale, le parti mondial de la révolution socialiste fondé par Trotsky. Dans une brochure publiée en 1988 à l'occasion du cinquantenaire de la fondation de la Quatrième internationale, elle justifie cela en disant que « pour pouvoir mener et défendre librement une politique qui refusait tout compromis sur la question fondamentale de l'indépendance politique et organisationnelle du prolétariat révolutionnaire, Lutte Ouvrière s'est construite indépendamment des diverses organisations se réclamant de la IVe Internationale ». (1)

Dans une résolution passée lors de sa conférence tenue l'an dernier, elle explique ainsi son rejet de la Quatrième internationale : « Les différents courants trotskystes qui ont joué à l'Internationale, outre le caractère dérisoire de ces jeux, masquaient en même temps l'abandon des efforts d'implantation dans la classe ouvrière de leurs pays, c'est-à-dire l'abandon en fait de la construction des partis communistes révolutionnaires.» (2)

Ces déclarations expriment de façon condensée toute la philosophie de LO ­ son nationalisme invétéré et son opportunisme.

Par « indépendance du prolétariat » les marxistes entendent son indépendance vis-à-vis de l'idéologie, de la politique et des partis de la bourgeoisie et de ses antennes petites-bourgeoises. Cette indépendance est le résultat d'une lutte permanente contre toutes les formes dominantes d'opportunisme dans le milieu du mouvement ouvrier national. Une telle lutte ne peut être menée qu'à l'aide d'un programme international et d'une organisation internationale. La construction de la Quatrième internationale est la base et la condition préalable de l'indépendance politique et organisationnelle du prolétariat.

LO remplace le critère politique par un critère sociologique. Pour elle « indépendance politique » signifie implantation physique dans le milieu ouvrier national. Elle présente la « lutte contre la pénétration de l'idéologie petite-bourgeoise » comme une tâche purement physique et organisationnelle. Elle expliquait ainsi en 1966 au Comité international : « Notre organisation est née précisément de la nécessité de nous séparer physiquement du milieu petit bourgeois avec ses pratiques social-démocrates qui faisait les organisations trotskystes en France au début de la guerre, pour pouvoir recruter, éduquer et former des cadres capables de mettre en pratique des principes d'organisation léninistes et trotskystes et ne se contentant pas d'un verbiage 'bolchévique' cachant une pratique opportuniste » (3)

Par opposition à cela, LO considère l'internationale comme « un jeu dérisoire », qui empêche des tendances politiques de « s'implanter dans la classe ouvrière de leur pays », entendant par « classe ouvrière » le milieu des syndicats et des militants de base du Parti communiste. Au nom de l'« indépendance politique du prolétariat » elle justifie ainsi une orientation nationaliste, qui est nettement plus proche des conceptions politiques du stalinisme que de celles de Trotsky.

Trotsky avait, en opposition aux partis comme Lutte ouvrière, insisté catégoriquement sur la nécessité d'une orientation internationale et d'un parti international. C'était une des leçons les plus importantes qu'il avait tirées de la lutte contre le stalinisme et son programme nationalo-socialiste. « L'internationalisme n'est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l'économie, du développement mondial des forces productives et de l'élan mondial de la lutte de classe. » soulignait-il dans « La Révolution permanente ». (4) Cet internationalisme trouve son expression organisationnelle dans la Quatrième internationale. Trotsky insista toujours sur le fait qu'aucune organisation nationale ne pouvait développer de perspective politique révolutionnaire et la maintenir si elle n'agissait pas dans le cadre et sous la discipline d'une organisation internationale, quelle que soit la force avec laquelle elle invoquait l'internationalisme.

Dans un article consacré à l'Independent Labour Party britannique, parti centriste qui comme LO subordonnait les questions internationales de principe aux exigences tactiques du travail national, il écrivit: « L'Internationale est avant tout un programme et un système de méthodes stratégiques, tactiques et organisationnelles qui en découlent. [] Sans une Internationale marxiste, les organisations nationales, même les plus avancées, sont vouées à l'étroitesse, l'hésitation et l'absence de perspectives. » (5)

Plus tard, il souligna la même chose dans une prise de position concernant le « Groupe Lee », qui pour des raisons fractionnelles ne voulait pas abandonner son existence indépendante pour entrer dans la Quatrième internationale avec d'autres tendances trotskystes anglaises: « Il n'est possible de maintenir et de développer un groupement politique révolutionnaire d'une importance sérieuse que sur la base de grands principes. Seule la IVe Internationale incarne et représente ces principes. Il n'est possible à un groupe national de suivre d'une manière conséquente une marche révolutionnaire que s'il est étroitement uni dans une seule organisation avec ses compagnons d'idée du monde entier et que s'il maintient avec eux une collaboration régulière dans la politique et la théorie. Seule la IVe Internationale est une telle organisation. Tous les groupements purement nationaux, tous ceux qui refusent l'organisation, le contrôle et la discipline internationaux sont essentiellement réactionnaires.» (6)

L'origine de Lutte ouvrière

Le groupe Lee justifiait de rester en dehors de la Quatrième internationale et de conserver son autonomie en tant qu'organisation, en faisant état, entre autre, de sa composition prolétarienne et de l'efficacité de son travail organisationnel, raisons qui rappellent les arguments avancés aujourd'hui par LO. Mais dans le cas de LO, même ces arguments-là furent introduits a posteriori. Ils ne jouaient encore aucun rôle au moment où le groupe qui précéda LO rompait avec les trotskystes français. Il scissionna sur la base d'intérêts de cliques bornés.

LO fait remonter ses origines à un Roumain nommé David Korner (alias Barta), qui avait rejoint l'Opposition de gauche française en 1933 et qui dans les années suivantes fut actif tant en Roumanie qu'en France. En 1939, le gouvernement Dalladier interdit toutes les organisations trotskystes et peu après Barta se sépara avec trois de ses amis proches, du Parti ouvrier internationaliste, une des deux organisations trotskystes qui existaient en France à l'époque. Il le fit «pour une raison tout à fait apolitique », comme le confirme le dirigeant de longue date de LO, Robert Barcia (alias Hardy) dans une autobiographie publiée il n'y a pas longtemps. (7) Faussement accusé d'avoir empêché la sortie d'un tract, il quitta sur ces faits une réunion du parti et rompit avec lui.

C'est seulement un an plus tard que Barta commença à reprocher aux trotskystes français d'avoir des points de vue nationalistes. Etant donné les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles ceux-ci travaillaient - ils étaient persécutés à la fois par les forces d'occupation nazies et par les staliniens et étaient malgré tout actifs dans la résistance et parmi les soldats allemands ­ ces reproches ne pouvaient pas vraiment être pris au sérieux. Ils faisaient fortement penser aux arguments ultra-gauches utilisés par le trotskyste espagnol Grandizio Munis en 1942 lorsqu'il attaqua la conduite adoptée par James P.Cannon et d'autres dirigeants du Socialist Workers Party au procès qui leur avait été fait aux Etats-Unis pour leur opposition à la guerre impérialiste. (8)

Le groupe de Barta n'eut qu'une très faible activité politique durant la guerre. Une de ses activités principales consistait à tenir des cercles de lecture, où l'on étudiait les uvres de Marx et Lénine. Hardy, qui entra en contact avec le groupe vers la fin de la guerre, ne remarqua même pas au début qu'il avait affaire à des trotskystes et les prenait pour des membres du Parti communiste. Cela n'empêcha cependant pas ce groupe d'être persécuté par les staliniens. Peu après la Libération, un de ses membres, Mathieu Bucholz fut enlevé et assassiné par des staliniens.

Lorsque les trotskystes français fusionnèrent pour constituer une organisation unique au premier congrès européen de la Quatrième internationale, qui eut encore lieu dans l'illégalité, Barta refusa sa participation en donnant pour raison qu'il fallait d'abord analyser les erreurs nationalistes du début de la guerre et il fonda son propre parti, l'Union communiste.

LO et le Comité international

Le reproche sempiternel de LO vis-à-vis de la Quatrième internationale est que celle-ci est petite bourgeoise du fait de sa composition sociale et qu'elle constitue un obstacle à sa propre implantation dans la classe ouvrière.

LO explique dans une brochure pour le 50e anniversaire de la fondation de la Quatrième internationale : « Mais ce n'était pas le nombre qui était la principale faiblesse de la nouvelle Internationale. Celle-ci résidait dans le profil politique des militants qu'elle rassemblait, c'est-à-dire leur origine sociale et politique, leur passé militant, leurs liens avec la classe ouvrière et le mouvement ouvrier. [] L'immense majorité était des intellectuels passés, quand même ils avaient un passé politique, par les rangs de la social-démocratie, et non par ceux des partis communistes de la Troisième Internationale. » (9)

Ces affirmations sont fausses dans leur contenu et elles sont cyniques du point de vue politique. Des arguments semblables pourraient aussi être utilisés contre Marx, Engels, Rosa Luxembourg, Lénine, Trotsky et bien d'autres marxistes qui étaient eux aussi, à l'origine, des intellectuels. La Quatrième internationale était principalement constituée de cadres qui étaient dévoués à sa cause. Parmi eux se trouvaient aussi ­ surtout en France mais aussi aux Etats-Unis, à Ceylan et dans bien d'autres pays - un grand nombre d'éléments ouvriers exceptionnels. Elle n'était pas un parti de masse ­ ce qui était le résultat des terribles défaites que le stalinisme avait infligées à la classe ouvrière, et aussi de l'assassinat de toute une génération de révolutionnaires dans les procès de Moscou.

En réalité l'hostilité de LO n'a pas pour objet la composition sociale de la Quatrième Internationale, mais la lutte sans merci contre le révisionnisme, que celle-ci a mené et continue de mener sous sa forme actuelle, le Comité international. Au nom de la démarcation physique vis-à-vis de la petite bourgeoisie, elle se refuse à lutter contre la pression idéologique et politique que l'impérialisme exerce au moyen de tendances petites-bourgeoises sur le parti révolutionnaire. Cela se manifesta clairement lorsqu'elle participa en tant qu'observateur au troisième congrès mondial du Comité International à Londres en 1966.

Le groupe de Barta éclata en 1949 et se reconstitua en 1956 sous le nom de Voix ouvrière. (Cette organisation prit le nom de Lutte ouvrière en 1968 après que Voix ouvrière ait été interdite par le gouvernement ­ comme toutes les autres organisations se réclamant du trotskysme). L'activité de VO se concentrait sur la distribution de bulletins d'entreprises dans la région parisienne. En 1959, elle commença une collaboration avec le Parti communiste internationaliste (PCI), section française du Comité international, limitée à des tâches surtout pratiques. On produisait et diffusait conjointement des bulletins d'entreprises. Hardy, qui dirigea le groupe après que Barta l'eut quitté, raconte dans son autobiographie comment il emmenait régulièrement en voiture Pierre Lambert, le dirigeant du PCI, pour prendre part à des activités politiques. On livrait aussi des batailles défensives communes contre les staliniens dont les violences étaient notoires.

En 1966 une délégation de Voix ouvrière alla à Londres pour participer au congrès du Comité international. Elle s'était décidée à y participer, parce qu'elle pensait à tort que le Comité international avait renié sa propre histoire. « Nous croyons », expliquait VO, « que le principal élément positif de la déclaration du CI est la reconnaissance du fait que la Quatrième internationale n'existe plus et qu'il est nécessaire de la reconstruire. En dernière analyse, c'est cette reconnaissance qui nous amène à participer au congrès du CI. » (10)

Le PCI (devenu l'OCI) de Lambert n'était pas étranger à cette méprise. Celui-ci tendit de plus en plus dans les années 1960 à remettre en question l'importance de la lutte contre le pablisme. Dans le conflit politique avec le SWP américain, qui se réunifia avec les pablistes en 1963, il n'avait joué qu'un rôle passif, et c'est aussi principalement la section britannique, la Socialist Labour League sous la direction de Gerry Healy qui mena la lutte contre la trahison de Ceylan.

C'est aussi l'OCI qui avait lancé la formule de la « reconstruction de la Quatrième internationale », que VO trouvait si séduisante. Le véritable sens de cette formule réside en ce qu'elle proclame une amnistie politique générale. Si la Quatrième internationale a échoué, alors les conflits politiques qu'elle a menés sont eux aussi sans importance et la lutte contre le pablisme n'a pas de réelle signification. Tout le monde a commis des erreurs, oublions les divergences passées et repartons à zéro !

Au congrès de 1966, VO défendit expressément un tel point de vue. « Le pablisme sous la forme du liquidationisme n'était que l'expression consommée de l'opportunisme petit bourgeois de toutes les sections de l'internationale » expliqua-t-elle, « Le pablisme n'était pas la cause de l'échec et du déclin de la Quatrième internationale ; c'était son produit. » (11) Trois ans seulement après que le SWP des Etats- Unis et les pablistes se soient réunifiés sur la base d'un soutien non critique à Fidel Castro et deux ans après la trahison historique de Ceylan, (12) VO affirmait : « L'importance accordée au pablisme est un bluff complet et non pas une analyse sérieuse. » (13)

Si le Comité International avait accepté cette conception, cela aurait eu pour conséquence inévitable qu'il eut été désarmé politiquement et liquidé. Le congrès s'y opposa fermement. A l'initiative de la section britannique, il se réclama expressément de la continuité de la Quatrième internationale fondée par Léon Trotsky en 1938. Une commission formée dans ce but expliquait : « La conférence affirme que la Quatrième internationale n'a pas dégénéré. La continuité historique de la Quatrième internationale fondée en 1938 par Léon Trotsky, reformée dans les années 1943-1946, que Pablo essaya de détruire en 1950-1953, a été maintenue depuis 1953 par la lutte menée par les organisations trotskystes regroupées au sein du Comité international. En conséquence, la conférence internationale proclame que la continuité de la Quatrième internationale a été défendue et maintenue par l'action du Comité international. » (14)

A la suite de quoi VO quitta le congrès. Elle ne voulait en aucun cas rejoindre la lutte contre le révisionnisme pabliste. Hardy qui avait dut abandonner son emploi pour participer au congrès, gronde encore à ce propos 37 ans après dans ses mémoires : « Une fois de plus, les groupes présents et invitants refaisaient pour la énième fois le procès du Secrétariat international (de Pierre Frank). Le 'pablisme' était rendu responsable de l'échec des grèves des fonctionnaires en France en 1953, de l'échec des mouvements révolutionnaires dans les pays de l'Est, sans parler de celui des mouvements d'émancipation coloniale. Tout était la faute de Pablo. Le tout assorti de considérations prétendument théoriques. Mais rien sur les causes réelles de la faillite de la IVe Internationale et de l'incapacité d'aucune de ses sections à intervenir dans les événements sociaux et politiques. » (15)

Le troisième congrès mondial mit fin à toute sorte de collaboration entre LO et le Comité International. Hardy, frustré se jeta dans les bras des pablistes avec lesquels, comme il l'écrit : « Notre histoire commune est plus longue et plus riche en micro-événements » qu'avec le Comité international. Cette histoire est pleine de « ruptures et de réconciliations », chaque réconciliation étant « de notre fait, et presque chaque rupture du leur. » (16)

En 1968, LO proposa sans succès aux pablistes de la LCR, Pierre Frank et Alain Krivine, la formation d'un parti unifié de l'extrême gauche. En 1969, elle participa comme observatrice à un congrès mondial du Secrétariat unifié, au centre duquel il y avait la proposition de poursuivre en Amérique du Sud une tactique de guérilla dans les campagnes. En toute apparence, elle s'opposa à cette voie, ce qui ne l'empêcha pas de participer à deux autres congrès du Secrétariat unifié et de faire à la LCR d'autres offres de réunification ainsi que de poursuite d'activités communes. LO entretint aussi des rapports avec le MAS argentin de Nahuel Moreno, qui développa sa propre variante d'opportunisme pabliste, rapports qui ne prirent fin qu'à la mort de Moreno en 1987.

L'histoire de LO confirme l'avertissement lancé par Trotsky que « tous ceux qui refusent l'organisation, le contrôle et la discipline internationaux sont essentiellement réactionnaires. » Son anti internationalisme, qu'elle justifie par l'implantation physique dans le milieu ouvrier national, son indifférence vis-à-vis des questions politiques et théoriques et son mépris de la lutte contre le révisionnisme et le pablisme la pousse, au moment où s'écroule le consensus de classe de l'après-guerre, inévitablement à droite.

Notes

1) Cercle Léon Trotsky, « 50 ans après la fondation de la IVe Internationale », 1988, p. 28

2) « Les fondements programmatiques de notre politique », Lutte de Classe No77, Décembre 2003 - Janvier 2004

3) Traduit de l'anglais : « Trotskyism versus revisionism », vol. 5, p. 70-71, London 1975

4) Léon Trotsky, « La révolution permanente »,

5) Léon Trotsky, « L'I.L.P. et la IVe Internationale (à mi-chemin) », uvres tome 6, p. 239

6) « Les congrès de la IVe Internationale », tome 1, p289

7) Robert Barcia alias Hardy, "La véritable histoire de Lutte ouvrière », Paris 2003, p. 84

8) CF David North, « L'héritage que nous défendons », chapitre 5

9) « 50 ans après la fondation de la IVe Internationale », 1988, p. 19-20

10) Traduit de l'anglais : « Trotskyism versus revisionism », vol. 5, p. 75, London 1975

11) ibid. p. 71

12) CF Quatrième partie de la présente série d'articles

13) Traduit de l'anglais : « Trotskyism versus revisionism », vol. 5, p. 73

14) ibid. p. 30

15) Robert Barcia, op.cit. p. 200

16) ibid. p. 280