wsws : Nouvelles et analyses : Europe
Par Alex Lefebvre
28 juin 2003
Avec la confirmation le 18 juin d'un non-lieu général sur le dossier du sang contaminé, la cour de cassation a achevé l'étouffement officiel du scandale du sang contaminé, un des crimes les plus horrifiants du gouvernement Socialiste (PS) du début des années 1980. L'aspect politiquement explosif de ce crime social provenait non seulement de la colère justifiée des familles des victimes, mais aussi du fait qu'il compromettait des membres des plus hauts milieux politiques et patronaux.
De 1983 à 1985 les chefs du Centre National de Transfusion Sanguine (CNTS) ont sciemment laissé écouler des stocks de sang non-chauffé qu'ils savaient être contaminés par le virus du sida. Ces transfusions empoisonnées ont fait plus de 4.000 victimes, surtout parmi la population hémophile en France. On enquête toujours sur la possibilité que des stocks de sang contaminé aient été envoyés à d'autres pays, notamment la Tunisie, où ils auraient fait davantage de victimes.
Selon Patrice et Agnès Gaudin, parents de deux enfants, contaminés à 5 et 8 ans et décédés à 11 et 15 ans, «On s'est servi d'eux comme de cobayes en les perfusant deux fois par semaine, alors que leur hémophilie ne nécessitait qu'un traitement une fois par mois. De 1983 à 1985, ils savaient que les produits sanguins étaient contaminés à 45%, 60% puis 100%».
La justice française a même établi que les chefs du CNTS savaient que les stocks de sang contaminés étaient mortifères en mai 1985, mais qu'ils ont continué à les commercialiser jusqu'en octobre 1985. Ceci était la principale preuve qui a permis en 1992 la condamnation à 4 ans de prison et l'incarcération de Michel Garretta, chef du CNTS en 1985. On a également condamné son collaborateur Jean-Pierre Allain, l'ex-directeur général de la santé Jacques Roux et l'ancien directeur du Laboratoire national de la santé Jacques Roux.
Bien que le haut personnel médical français ait été le plus durement sanctionné lors des procédures judiciaires, le gouvernement PS de l'époque, dirigé par Laurent Fabius, porte une part égale sinon supérieure de responsabilité. Il a organisé le blocage de la mise en place d'un test de dépistage développé par la société américaine Abbott, pour ne pas désavantager la société française Pasteur, qui était sur le point de lancer son propre test de dépistage. Fabius, actuellement numéro deux du Parti Socialiste et chef de file de son aile ouvertement néo-libérale, est le candidat présumé du Parti Socialiste aux prochaines élections présidentielles.
Les poursuites judiciaires contre des ministres du gouvernement Fabius (Fabius lui-même, le ministre des affaires sociales Georgina Dufoix et le ministre de la santé Edmond Hervé) se sont prolongées le long des années 1990. La Haute Cour de justice a classé sans suite la première poursuite en justice des ministres en 1992-3, mais l'Association française des hémophiles a ouvert une nouvelle procédure en 1994 dans la Cour de justice de la République, composée de 3 juges et 23 législateurs. En mars 1999 celle-ci a acquitté Fabius et Dufoix, reconnaissant Hervé coupable d'homicides et blessures involontaires mais le dispensant de toute peine. Un sénateur socialiste, François Autain, a créé un scandale en affirmant avoir voté avec tous ses collègues Socialistes pour la non-culpabilité des inculpés parce que le jugement était «un jugement politique».
La juge Marie-Odile Bertella-Geffroy a clos son instruction en mai 1999, mettant en examen 7 personnes pour empoisonnement et 23 pour homicides involontaires. Elle poursuivait entre autres Laurent Schweitzer, ancien adjoint de Fabius et actuel PDG de Renault, et les conseillers ministériels d'Edmond Hervé. En juillet 2002 la cour d'appel de Paris a rendu un non-lieu général dans le volet non-ministériel de l'affaire, que la cour de cassation vient de confirmer.
Le jugement de la cour de cassation s'appuie largement sur la loi du sénateur Pierre Fauchon (UDF, centre-droite) du 10 juillet 2000, qui a modifié le code pénal pour exiger un niveau très élevé de preuves pour poursuivre les délits non intentionnels. A présent il faut démontrer une « faute caractérisée » d'une « particulière gravité ».
Quand l'Assemblée nationale a passé la loi, on la considérait déjà comme une amnistie légiférée pour le scandale du sang contaminé. Ainsi Olivier Duplessis, président de l'Association française des transfusés, a écrit une lettre à François Hollande, alors président du PS, dénonçant une loi «qui instaure une justice à deux vitesses en faveur des hauts responsables, en particulier politiques, pénalisant les acteurs subalternes, dont les fautes, bien que 'directes,' ne sont souvent que les conséquences impuissantes des décisions des acteurs dits 'indirects'».
La décision de la cour de cassation d'étouffer le scandale se traduit par une décision au langage insultant et altier. Face à une conspiration qui a duré pendant des années, et que la justice elle-même a reconnu avoir duré pendant des mois, l'avocate générale Dominique Commaret a affirmé que «la justice pénale n'a pas pour vocation de désigner un coupable pour tous les accidents de la vie».
Le caractère essentiel pour la déclaration de non-lieu de l'application de la loi Fauchon se voit dans le traitement des conseillers ministériels d'Edmond Hervé. Si en 1999 il y avait suffisamment de preuves pour condamner le ministre, ses conseillers, comme le reste des accusés, échappent à la condamnation en 2003. Selon la justice, «dans l'incertitude sur l'existence d'un lien de causalité entre les fautes reprochées et le dommage, les manquements des responsables des cabinets ministériels, des membres du CNTS et du directeur du Laboratoire national de la santé ne peuvent être incriminés».
Emmanuel Piwnica, avocat de Laurent Schweitzer, a adopté un ton plus cru. «Le pénal n'est pas un jouet», a-t-il sermonné. «Il ne règlera ni les problèmes de santé publique ni la souffrance des victimes».
Les familles des victimes qui étaient présentes lors de la décision ou à l'extérieur ont crié leur colère et leur frustration. Le journaliste du Monde a décrit la scène ainsi : «Les familles des victimes crient, tandis que la Cour se retire, en une lente file de robes noires tournant le dos au public. 'Honte ! Honte à vous !', 'Justice pourrie !', 'Vous n'avez pas regardé le dossier, tout était verrouillé d'avance !'» Une famille a dit au journal Libération qu' «Il y a deux justices, l'une pour les assassins en col blanc, l'autre pour le peuple d'en bas».
Les avocats spécialisés dans la poursuite des crimes sanitaires craignent que cette décision et l'interprétation qu'elle donne à la loi Fauchon ne rendent impossible toute poursuite en justice de méfaits sanitaires. Me François Honnorat l'a expliqué brièvement ainsi à Agence France-Presse : «Depuis la loi Fauchon, on est confronté à un problème de preuve concernant les fautes».
Plusieurs dossiers sanitaires controversés attendent en effet d'être examinés par la justice, dans des conditions où il sera essentiellement impossible d'établir des liens directs entre le comportement de tel haut responsable ou médecin et le déclenchement de telle ou telle maladie. Il y a notamment la campagne de vaccination pour l'hépatite B, pendant laquelle l'industrie pharmaceutique a publié des données sciemment fausses pour justifier la campagne, qui risquait de déclencher des effets secondaires sérieux parmi des populations qui n'étaient pas à risque pour la maladie; le nuage de radioactivité émis par la centrale nucléaire de Tchernobyl: les services officiels français ont minimisé l'importance du nuage et ont ainsi empêché de mettre en place les précautions élémentaires usitées dans les autres pays d'Europe; la maladie de Creutzfeldt-Jakob, dite «vache folle», maladie mortelle qui attaque les cerveaux de ceux qui mangent du boeuf contaminé.
Libération a écrit le 19 juin: «C'est toute la question de la responsabilité pénale en santé publique qui est ouvertement fragilisée». En parlant de cette affaire le 20 juin, le journal conservateur Le Figaro s'est aussi plaint de la loi Fauchon, mais sur un autre registre: il s'est inquiété du fait que la «mansuétude» de cette loi pour les responsables politiques ne s'étend pas aux PDG.
En fait, cette tragédie démontre qu'au besoin,
les principales tendances de la politique établie et les
grands médias en France s'uniront pour s'assurer qu'il
n'y aurait pas de responsabilité pénale en santé
publique en France. Comme l'indique le commentaire du Figaro,
les cercles dirigeants cherchent activement des manières
de se mettre de plus en plus à l'abri des pousuites criminelles.
Ceci doit donner à réfléchir à ceux
qui insisteraient qu'un gouvernement «démocratique»
est incapable de tuer ses propres citoyens pour des raisons d'Etat
ou de profit.