wsws : Nouvelles et analyses : Europe
Par la rédaction du WSWS
Le 5 juillet 2003
La France a connu ces deux derniers mois le plus grand mouvement de grèves et de protestations depuis 1995. Des millions de salariés du secteur public et du secteur privé ont participé à des grèves et à des manifestations au cours de huit journées d'action au total. Dans le secteur de l'éducation douze journées d'action ont eu lieu depuis l'automne. De nombreux enseignants cessèrent le travail pendant des semaines.
Ces protestations étaient dirigées contre la réforme des retraites décidée par le gouvernement conservateur de Jean-Pierre Raffarin et Jacques Chirac qui prévoit une baisse allant jusqu'à trente pour cent du niveau des retraites, et contre la décentralisation de l'éducation nationale. Cette dernière est considérée par ceux qu'elle touche comme un pas vers la privatisation et une attaque des valeurs égalitaires et démocratiques liées en France au caractère centralisé de l'éducation.
Ce mouvement fut marqué par une contradiction évidente.
D'une part, il fit apparaître l'ampleur de l'opposition au gouvernment qui, malgré sa forte majorité à l'Assemblée nationale, est en grande partie isolé. Le rejet des plans gouvernementaux était plus fortement partagé qu'en 1995, où grèves et protestations en défense de la sécurité sociale et des retraites paralysèrent le pays pendant des semaines. Selon les sondages, deux tiers des Français rejetaient les plans de Raffarin et de François Fillon, son ministre du travail. Et comme l'ont montré les grèves des enseignants, beaucoup étaient déterminés à lutter contre ces plans en faisant de lourds sacrifices.
D'autre part, une perspective et une direction déterminée manquaient totalement, deux choses qui auraient été nécessaires pour vaincre le gouvernment. En fin de compte, le mouvement n'est parvenu à rien. Le gouvernement fut bien obligé d'effectuer quelques mouvements d'esquive mais il réalisa ses plans pas à pas. Les syndicats admirent ouvertement leur impuissance. Annick Coupé, porte-parole du G10 (qui regroupe les dix fédérations du syndicat SUD) avouait ainsi le 19 juin au quotidien Libération : « L'Assemblée nationale poursuit les débats sur le plan Fillon et est déterminée à le voter. La mobilisation d'aujourd'hui n'est pas en mesure de les en empêcher. Néanmoins, nous serons encore nombreux dans la rue pour dire que notre opposition à ce plan reste aussi forte ».
La défaite de ce mouvement n'était pas due à un manque de combativité, mais à l'absence totale d'une direction agissant avec conséquence et d'une perspective viable. Les partis de l'extrême gauche ont bien essayé après-coup de faire de cette défaite une victoire. « Les gouvernants savent qu'ils ont perdu la bataille de l'opinion » déclara la Ligue communiste révolutionnaire le 19 juin. Le journal Lutte Ouvrière affirmait dans son éditorial du 20 juin que la longue durée du mouvement et le soutien dont il jouit de la part de la majorité des salariés représentait « un formidable désaveu pour le gouvernement ». Mais cela n'est que de la poudre aux yeux destinée à empêcher qu'un bilan critique ne soit établi et à détourner l'attention de leur propre responsabilité.
Afin de préparer la prochaine étape de la confrontation il faut critiquer sans ménagement les méthodes et les tendances politiques qui ont dominé le mouvement. Sans cela, une défaite plus catastrophique encore est inévitable. Le gouvernement a déjà annoncé d'autres attaques. Après les retraites et l'éducation, il s'en prendra à la sécurite sociale, qui fut déjà au cur de la confrontation de 1995.
L'expérience des deux derniers mois a montré que les vieilles formes de la lutte des classes sont devenues inutilisables et qu'une nouvelle perspective et un nouveau parti sont à présent nécessaires. La pression de la rue et les grèves sporadiques ne suffisent plus pour faire battre ce gouvernement en retraite. Il est nécessaire de mener une lutte politique qui le force à démissionner et il faut le remplacer par un gouvernement représentant les intérêts de la population travailleuse.
Aucune des nombreuses tendances syndicales et politiques qui jouèrent un rôle dans le récent mouvement ne s'est donné cela pour tâche. Elles ont toutes, d'une manière ou d'une autre, contribué à faire obstacle au mouvement ou à le saboter.
Le déclin du Parti socialiste et du Parti communiste.
En 1995, le gouvernement conservateur d'Alain Juppé avait réagi à des grèves et des protestations qui avaient duré des semaines en retirant partiellement ses plans. Sans que la démolition sociale ne s'arrête pour autant. Un an plus tard, la majorité de gauche dirigée par Lionel Jospin prit la place du gouvernement Juppé. Les espérances nées au cours de la campagne électorale de voir une politique plus sociale, furent cruellement décues au cours des cinq années qui suivirent. L'ampleur de la déception devint visible en 2002 lors du premier tour de l'élection présidentielle: Jopsin obtint moins de voix que le candidat fasciste Jean-Marie Le Pen et fut éliminé au premier tour. En même temps, les candidats de l'extrême gauche obtinrent ensemble plus de dix pour cent des voix.
Le Parti socialiste ne s'est jamais relevé de cette débâcle. Jospin s'en alla et son parti vira encore plus à droite. Le PS dit bien du bout des lèvres sa solidarité avec les grévistes et, à son congrès de Dijon en mai, il porta des toasts en l'honneur du dirigeant de la CGT Bernard Thibault, mais il ne peut pas tromper son monde sur le fait que pour l'essentiel il soutient la politique de Raffarin. Michel Rocard, un des hommes influents du Parti socialiste admit sans vergogne: « ... si nous, gouvernement d'orientation socialiste, étions en train de négocier, nous déboucherions sur un équilibre à peu près équivalent. »
Les socialistes n'exigent pas le retrait des plans de réforme, mais seulement des changements de façade. Ils soutiennent sans aucune réserve un des éléments essentiels de cette réforme l'allongement de la durée de cotisation de 37,5 à 40 ans dans le service public. Enfin, ce sont eux qui ont ouvert la voie à la réforme actuelle. Jospin, qui accompagnait Chirac au sommet de l'Union Européenne à Barcelone, y a personnellement signé un document qui oblige les gouvernements européens à augmenter de cinq ans la durée de la vie active.
Le Parti communiste n'est plus, depuis sa propre débacle électorale de la dernière presidentielle, que l'ombre de lui-même. Il fut dépassé de loin par deux partis d'extrême gauche et depuis il passe son temps en luttes internes où ses dirigeants s'entre-déchirent. Plus personne ou presque ne considère plus aujourd'hui ce parti, qui pendant des décennies chanta les louanges de Staline et soutint loyalement chaque gouvernement dirigé par le Parti socialiste, comme une alternative crédible.
Les syndicats étranglent le mouvement
La réaction des syndicats à la banqueroute visible du Parti socialiste et du Parti communiste fut d'éviter soigneusement tout conflit politique avec le gouvernment. Ils le firent, comme presque toujours en France, dans la désunion et la division. La CFDT sabota le mouvement et conclut un accord avec le gouvernement. La CGT, FO, SUD et d'autres syndicats moins importants appelèrent à faire grève et à manifester. Mais ils déclarèrent eux aussi dès le premier jour qu'ils ne remettaient pas le gouvernement en question.
Jean-Christophe Le Duigou, le numéro deux de la CGT dit le 4 mai dans Le Monde : « Nous sommes dans une logique de revendication. Nous n'avons pas un objectif politique, celui de battre le gouvernement Notre volonté est de construire un mouvement appuyé sur le public et le privé qui puisse être syndicalement victorieux. »
Marc Blondel, le dirigeant de FO, s'exprima tout aussi clairement le 26 mai dans le même journal. Selon lui, il avait utilisé « à dessein » les notions d' « amplification », de « généralisation », de « coordination » pour caractériser la poursuite des grèves. « Mais j'ai quelques craintes à employer le terme de 'grève générale interprofessionnelle'. Qu'on le veuille ou non, il renvoie à l'idée d'insurrection et, bien sûr, à une lutte politique contre le gouvernement. », dit-il.
Depuis le 13 mai, jour où le mouvement atteint son apogée, l'appel à une grève générale trouvait de plus en plus d'adeptes. Ce jour là, deux millions de personnes participèrent aux manifestations et presque le double firent grève. Des sondages d'opinion montrèrent que soixante six pour cent de la population rejetaient les plans du gouvernement. Malgré cela les dirigeants syndicaux refusèrent catégoriquement d'organiser une grève générale illimitée et au lieu de cela ils menèrent une guerre d'usure contre leurs propres membres. Ils appelèrent une ou deux fois par semaine à des mouvements de protestations de vingt-quatre heures, une tactique qui ne posait aucun problème au gouvernement.
Le 10 juin, la CGT et les quatre syndicats de l'éducation nationale portèrent le coup de grâce à la grève du personnel de l'Education nationale. Ils entamèrent des négociations avec le gouvernement et se mirent d'accord avec lui sur le fait que les épreuves du baccalauréat qui devaient se tenir dans les jours suivants ne seraient pas perturbées par les grèves. En contrepartie le gouvernement leur promit que 20.000 des 100.000 salariés non enseignants touchés par les mesures de décentralisation seraient épargnés.
Non seulement cet accord priva les salariés de l'éducation d'un important moyen de pression mais encore il les divisa. Ceux qui devaient ne pas être touchés par les mesures de décentralisation étaient parmi les mieux rétribués les médecins scolaires, les assistants et conseillers sociaux tandis que ceux qui se trouvaient au bas de l'échelle salariale continuaient d'être touchés. L'accord du 10 juin montra que les syndicats rejetaient toute résistance coordonnée au gouvernement.
Enfin, Francois Fillon, le ministre responsable de la réforme des retraites, rendit hommage à l'Assemblée nationale au rôle joué par la CGT en désarmant le mouvement. Ce que Le Monde commenta ainsi le 17 juin : « François Fillon, ministre du travail, reconnut publiquement le rôle joué par la CGT pour désarmer le mouvement et félicita Bernard Thibault son dirigeant, éloge dont ce dernier se serait bien passé. On peut lire dans Le Monde du 17 juin : « François Fillon a d'ailleurs tenu à rendre hommage à la CGT et à son secrétaire général, Bernard Thibault, pour son 'attitude responsable'. En soulignant ainsi 'l'opposition raisonnable' de la CGT, 'même dans les moments de tension', le ministre du travail sait gré à la centrale de Montreuil de s'être évertuée à empêcher la généralisation d'un mouvement qui risquait d'échapper à son contrôle»
Jacques Chirac exprima lui aussi sa reconnaisance aux syndicats. Le président qui s'était tenu en retrait pendant le conflit, se posa le 12 juin en arbitre au-dessus des partis. Il n'y avait « ni vainqueur ni vaincu », pontifia-t-il lors d'un discours à Toulouse. Il fit un éloge cynique des enseignants qui auraient lutté « pour permettre aux épreuves du baccalauréat de se dérouler sur tout le territoire national ». Le Monde remarqua à ce propos que « les collaborateurs de M. Chirac [avaient] attendu d'avoir la certitude que les épreuves du bac se déroulaient sans heurt pour ciseler cet éloge ».
Le rôle de l'extrême gauche
La tâche de couvrir la nudité des syndicats d'une feuille de vigne revint aux parti de l'extrême gauche. Etant donné la banqueroute évidente de la gauche majoritaire c'était là une tâche importante. Lutte ouvrière, la Ligue communiste révolutionnaire et le Parti des Travailleurs avaient obtenu plus de dix pour cent des voix au premier tour de l'élection présidentielle de 2002, les médias suivaient attentivement leurs prises de position et leurs membres étaient presque partout présents sur place. Mais au lieu d'agir en tant qu'alternative, ils agirent en tant qu'intercesseurs de la bureaucratie syndicale.
Lutte ouvrière rejeta carrément la revendication d'une grève générale. Employer cette formule ne coûtait rien, dit Arlette Laguiller « mais c'est se bercer d'illusions ». « Ni LO ni la LCR », ajouta-t-elle, « ne sont en mesure de proclamer quoi que ce soit. » Robert Barcia, alias Hardy, dirigeant fondateur du mouvement fut plus direct encore. Il qualifia tout simplement l'appel à une grève générale d'« ânerie ». Au lieu d'une grève générale, LO prit fait et cause pour une généralisation de la grève. Ce chipotage sur les mots cache une importante différence politique. Avec cette formule LO évitait un conflit avec la CGT et FO, qui comme on l'a déjà vu, rejetaient une grève générale, parce qu'elle aurait conduit à une confrontation politique avec le gouvernement.
La phraséologie criarde de cette organisation cache un pessimisme et un opportunisme d'une profondeur insondable. LO s'abstient de toute critique des appareils syndicaux officiels et fait porter la responsabilité des faiblesses du mouvement aux travailleurs eux-mêmes. Leur appel à une extension et à une généralisation de la grève fait penser à un naufragé au désespoir qui essaie d'étancher sa soif en buvant de l'eau salée. Le mouvement a échoué parce qu'il lui manquait une perspective politique et une direction décidée. Mais LO refuse de prendre fait et cause pour une perspective politique audacieuse, se retranche derrière les syndicats qui étranglent le mouvement et justifie cela en disant que le mouvement n'est pas encore assez étendu et les travailleurs pas assez avancés. « Nous ne pouvons rien proclamer » déclare Laguiller. Il ne s'agit pas de « proclamer » quelque chose, mais de formuler une perspective politique et d'en prendre la responsabilité. C'est précisément ce que LO refuse. « Nous sommes trop faibles, notre influence est trop réduite, les travailleurs ne sont pas assez avancés, nous ne pouvons rien faire » tel est sa constante profession de foi.
Quant à la préparation politique de la prochaine étape du conflit, LO la laisse déjà pour plus de sûreté au gouvernement: « S'il continue son offensive antiouvrière, il finira par convaincre tous les travailleurs que seule la riposte générale du monde du travail peut bloquer le bras qui le frappe ». Quelle façon pitoyable d'éluder ses propres responsabilités politiques !
A l'opposé de LO, la LCR a placé au centre de son agitation l'appel à « une grève générale illimitée ». Mais du point de vue du contenu, sa ligne ne se distingue guère de celle de LO. La LCR entendait par grève générale la même chose que LO par « généralisation de la grève » - une extension toute quantitative du mouvement de protestation. Elle n'expliqua jamais que la grève générale pose la question du pouvoir et ne fit rien pour préparer la classe ouvrière à un tel conflit politique.
Dans une déclaration de la LCR du 25 mai on peut lire : « La force de la mobilisation montre qu'il est possible de stopper, par la grève générale reconductible, l'offensive du 'tout libéral' qui ravage notre pays depuis plus de vingt ans pour imposer le choix d'une société solidaire mettant à contribution profits, stock options et revenus financiers. »
A qui doit-on « imposer le choix » de cette société solidaire? Si l'on suit l'argumentation de la LCR, qui évite soigneusement de poser la question d'un gouvernment d'alternative, c'est de toute évidence au gouvernement Raffarin ! L'absurdité d'une telle conception est patente. Une grève générale ne peut que poser dans toute son acuité la question d'une autre société. Cette question en revanche ne peut être résolue que par un parti qui prépare la classe ouvrière à prendre le pouvoir politique.
De façon ironique c'est à l'hebdomadaire l'Express qu'il fut donné de rappeler les mots écrits par Trotsky sur la grève générale dans «Où va la France ?». L'Express citait ainsi le fondateur de la Quatrième Internationale dans un article consacré à LO et à la LCR : « L'importance fondamentale de la grève générale [...] est dans le fait qu'elle pose d'une façon révolutionnaire la question du pouvoir. ». Bien que le magazine dramatisât l'influence exercée par les deux organisations sur la grève, il tirait la conclusion que par rapport à cette question elles ne constituaient pas un danger.
Les leçons de l'élection présidentielle.
Ceux qui ont suivi l'élection présidentielle de 2002 ne seront pas surpris de l'attitude de la LCR et de LO. Bien qu'ils aient obtenus 10,6% des voix au premier tour (Chirac arriva en tête du premier tour avec 19,4% des voix seulement et gagna ensuite l'élection) et bien que des millions de personnes soient descendues spontanément dans la rue contre Le Pen, les candidats de l'extrême gauche se refusèrent catégoriquement à prendre la responsabilité politique pour un mouvement indépendant de la classe ouvrière.
Le World Socialist Website leur proposa à l'époque dans une lettre ouverte d'organiser un boycott actif du second tour de l'élection où Chirac et le Pen étaient face à face. « Pourquoi un boycott? Parce qu'il faut répudier toute légitimité à cette élection frauduleuse; parce qu'il faut établir une politique indépendante pour la classe ouvrière; parce qu'un boycott actif et offensif créerait les meilleures conditions pour les luttes qui suivront les élections » écrivions nous.
Nous nous opposions à l'argument selon lequel une voix pour Chirac signifiait une défense de la démocratie et nous mettions en garde contre le fait qu'une campagne en sa faveur représentait « une tentative de paralyser politiquement la classe ouvrière à la veille de luttes dont les proportions dépasseront de loin celles de 1995. Un vote massif pour Chirac aura pour effet d'accroître considérablement son autorité politique en tant que politicien quasi bonapartiste. Il usera de cette autorité sans vergogne à l'encontre des intérêts de la classe ouvrière. »
LO, la LCR et le PT rejetèrent catégoriquement un boycott électoral. La LCR finit par entrer dans un large front allant du camp de la droite bourgeoise jusqu'aux communistes en passant par le Parti socialiste et qui appela à voter Chirac ; celui-ci fut élu avec quatre vingt- deux pour cent des voix. Elle porte en cela une responsabilité directe pour l'autorité dont le président dispose actuellement.
Après bien des tergiversations, LO se résolut à appeler à voter blanc, mais se comporta de façon tout à fait passive. Dans une interview avec le WSWS, Arlette Laguiller rejeta une campagne pour un boycott actif avec cet argument que le rapport des forces ne permettait pas un boycott actif. Le PT ignora simplement l'élection et se refusa à toute prise de position.
Depuis, les mises en garde du WSWS se sont vues confirmées. Chirac se sert sans vergogne de l'autorité gagnée l'an dernier contre les intérêts de la classe ouvrière.
Les suites de la guerre en Irak
A la fin du mois de mai, lorsqu'un recul du mouvement s'annonçait déjà, Arlette Laguiller écrivait dans Lutte Ouvrière « Si les grèves et les manifestations continuent en s'amplifiant le temps qu'il faut, ces laquais du grand patronat et des riches que sont les ministres seront obligés de ravaler leur hargne antiouvrière et de remballer leurs projets. »
C'est là un pitoyable mélange de phrases creuses, d'illusions faites à soi-même et d'illusions réformistes. Laguiller fait comme si elle vivait encore dans les années 1970. A l'époque, de grands mouvements de grève avaient encore permis d'arracher des concessions considérables au patronat et au gouvernement. Mais depuis, la situation économique et politique mondiale s'est radicalement transformée. La globalisation de la production, du commerce et des marchés financiers a privé la politique des concessions et des compromis de tout fondement.
Il y a de cela soixante-dix ans, Léon Trotsky écrivait dans « Où va la France? » : « La politique de spoliation et d'étouffement des masses n'est pas le fruit des caprices de la réaction mais résulte de la décomposition du système capitaliste. C'est là le fait fondamental et tout ouvrier doit le comprendre s'il ne veut pas être dupé par des phrases creuses. C'est précisément pourquoi les partis démocratiques se décomposent et perdent l'un après l'autre leurs forces, dans l'Europe entière ».
Ces mots sont aujourd'hui à nouveau d'une actualité brûlante. La décadence du réformisme est très avancée. Déjà dans les années 1980, les partis réformistes et les syndicats ne pouvaient plus nulle part obtenir de réformes dignes de ce nom. Le niveau de vie des ouvriers stagna. Dans les années 1990, le processus de globalisation et l'effondrement de l'Union soviétique enlevèrent tout fondement à la politique de compensation sociale. La conséquence en fut un nouveau tournant à droite du camp réformiste. En Grande-Bretagne, New Labour repris le programme de Margaret Thatcher, en Italie les communistes se muèrent en démocrates de gauche, en Allemagne le gouvernment dirigé par le SPD décréta une politique draconnienne d'austérité et en France les promesses réformistes de Jospin disparurent sans laisser de trace.
La guerre en Irak a encore aggravé cette tendance. Elle constitue un tournant politique pour le monde entier. Le gouvernement américain n'a laissé aucun doute sur le fait qu'il n'est plus prêt à reconnaître le droit international et les institutions internationales qui depuis la Deuxième guerre mondiale avaient conféré aux rapports internationaux une certaine stabilité. Sa nouvelle politique étrangère est basée sur la force militaire, l'intimidation, le mensonge et l'intrigue politique. Cela ne vaut pas seulement pour le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Asie mais aussi pour l'Europe. Il ne veut plus consolider et unifier l'Europe mais l'affaiblir et la diviser.
Par sa politique étrangère agressive visant à soumettre le monde à sa volonté par la force et à le transformer sur la base des principes les plus brutaux de l'économie de marché, le gouvernement Bush essaie de neutraliser les profondes contradictions de la société américaine. De son point de vue, toute forme de prestation sociale, d'impôt sur le revenu et sur les profits, toute planification économique et toute protection de l'environnement représente une restriction inacceptable de sa « liberté » de piller le monde.
Les gouvernements européens reagissent à cela en intensifiant les attaques contre leur propres populations. Afin de ne pas être à la traîne dans leur compétition globale avec les Etats-Unis, ils attaquent les retraites, les prestations sociales, les salaires et les droits démocratiques. Et, afin de ne pas se voir dépassés dans la soumission par la force militaire de pays riches en matières premières et de débouchés pour leurs marchandises, ils réarment leurs Etats de façon à pouvoir monter des interventions militaires pour leur propre compte. Toute espèce de marge de manuvre pour des concessions et des compromis sociaux a de ce fait disparu et c'est là la raison fondamentale de la faillite des syndicats et de la décadence de tous les partis réformistes.
Que faut-il faire?
L'expérience faite en France a confirmé qu'il est impossible de défendre les conquêtes sociales et politiques de la classe ouvrière sans remettre en question ouvertement le pouvoir de la bourgeoisie et le contrôle qu'elle exerce sur la société. La lutte des classes qui pendant des décennies s'est déroulée dans un cadre syndical doit de nouveau prendre des formes politiques. La tâche la plus pressante est la construction d'un nouveau parti qui lutte contre l'influence des vieilles organisations dépassées et qui prenne fait et cause pour le développement d'un mouvement politique de masse indépendant de la classe ouvrière. De cela dependra l'issue des prochaines confrontations avec le gouvernement.
La LCR et LO spéculent sans fin sur le "rapport de force" et n'en disent que des platitudes insignifiantes. LO se consolait ainsi après l'interruption du mouvement: « Tant que la braise reste vivace, le feu peut reprendre et faire resurgir les flammes! ». Le rapport de force n'est cependant pas un facteur statique mais un facteur dynamique. Le rôle le plus important y est joué par le parti révolutionnaire. Celui-ci contribue de façon essentielle à développer la conscience politique de la classe ouvrière et à renforcer sa confiance en soi à condition qu'il regarde les choses en face et ne s'enivre pas de formules creuses.
La construction d'un nouveau parti ouvrier est une tâche difficile qui ne peut se réaliser du jour au lendemain. Mais elle est indispensable. Ce n'est qu'en se confrontant à cette nécessité qu'elle peut devenir réalité. Une perspective audacieuse qui tienne compte de la transformation de la situation mondiale et en tire les conséquences nécessaires trouvera un écho grandissant. Le récent mouvement en France a, tout comme le mouvement mondial contre la guerre en Irak au printemps, montré que des millions de gens ne se sentent plus représentés par de vieilles organisations ossifiées.
Au coeur de cette perspective il doit y avoir les question suivantes:
Pour une Europe socialiste
L'idée que la question des retraites ou toute autre question sociale puisse être résolue dans le cadre des frontières françaises est absurde. Il suffit de constater que de semblables attaques ont lieu dans tous les pays d'Europe, qu'ils soient dirigés par des conservateurs ou des sociaux-démocrates. La classe ouvrière européenne doit s'unir et défendre ensemble ses conquêtes sociales.
L'établissement d'un marché européen et d'une monnaie unique ainsi que leur extension a l'Est de l'Europe ont permis un haut degré d'intégration économique. C'est là un progrès. Mais l'Union Européenne et ses institutions sont dominées par les intérêts économiques les plus puissants. Tandis que le capital peut se déplacer librement, la classe ouvrière est divisée par de très fortes différences dans les salaires et le niveau de vie, par la discrimination des immigrés ainsi que par la répression des droits démocratiques.
L'extrême droite répond à cela en exigeant le retour à la « souveraineté nationale ». La réponse de la classe ouvrière va dans la direction opposée: elle doit se rassembler au niveau européen au sein d'un seul parti et lutter pour une Europe unie, basée sur l'égalité et la démocratie sociales pour des Etats-Unis socialistes d'Europe.
Pour l'égalité et la démocratie
Défendre les droits démocratiques et prendre fait et cause pour l'égalité sociale et politique de tous constituent des tâches centrales de la lutte pour une Europe socialiste.
Les millions de réfugiés et d'immigrés qui vivent sur le continent doivent en particulier être défendus. Ils constituent une partie importante de la classe ouvrière et ils joueront un rôle important dans ses luttes. Les campagnes contre les immigrés et la division de la classe ouvrière selon la religion, la couleur de la peau, l'origine ou selon qu'elle vit à l'Est ou à l'Ouest servent à neutraliser la population européenne et à l'opprimer.
Contre l'impérialisme et la guerre
La lutte pour une Europe socialiste et la résistance à l'impérialisme et à la guerre sont liées de façon inséparable.
Les gouvernements européens se sont révélés totalement incapables de s'opposer à la politique guerrière de l'administration Bush. La résistance initiale des gouvernements allemand et français n'alla jamais au-delà des manuvres diplomatiques au sein de l'ONU. Ils ont rendu la guerre légitime après-coup et par là ils ont donné un nouvel élan aux fauteurs de guerre de Washington.
La lutte pour une Europe socialiste constituerait un puissant contrepoids à l'impérialisme américain. Elle aurait un pouvoir d'attraction pour la classe ouvrière américaine et l'encouragerait à lutter contre le gouvernement Bush.
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