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Exode de masse par le tunnel sous la Manche

Par Marianne Arens et Françoise Thull
Le 9 janvier 2002

Dans la nuit du 25 au 26 décembre, quelque 550 réfugiés du camp de la Croix Rouge à Sangatte, du côté français de la Manche, entreprenaient un exode de masse en tentant de rejoindre la Grande-Bretagne par le tunnel sous la Manche. Rassemblés en deux grands groupes, ils avaient réussi à franchir le terminal Eurotunnel français à Coquelles en dépit des barbelés, des points de contrôle et des vigiles.

Peu après 21 heures, un premier groupe avait réussi à faire une brèche dans le dispositif de clôture et à passer outre la vingtaine de forces de police présentes. 129 personnes réussissaient à s'introduire jusqu'à sept kilomètres à l'intérieur du tunnel avant d'être arrêtées par la police et ramenées de force au camp. L'un des réfugiés fut victime d'une fracture à la jambe.

Peu de temps après, un autre groupe de plus de 400 réfugiés franchissait les barrières. Ce groupe fut pourtant refoulé par un renfort massif de CRS avant d'arriver au tunnel et dispersé au moyen de grenades lacrymogènes. Le trafic ferroviaire fut interrompu toute la nuit.

43 personne furent arrêtées, quatre d'entre elles, un Afghan et trois Irakiens, comparaissaient dès le lendemain devant le tribunal de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) et furent condamnées à quatre mois de prison. La société Eurotunnel leur réclame le paiement de 305.000 euros en guise de dédommagement pour la dégradation du dispositif de sécurité.

Cyrille Schott, le nouveau préfet du Pas-de-Calais, déclarait non sans fierté que la réaction des forces de l'ordre avait été "rapide, efficace, courageuse et maîtrisée". "Nous avons su réagir, mettre en place un commandement, faire monter en puissance le dispositif avec des policiers de la PAF [Police aux Frontières], des CRS, de la sécurité publique et les gendarmes". De plus, suite aux incidents survenus à Noël, il envisage d'affecter à la surveillance du site une compagnie de CRS supplémentaire.

L'Eurotunnel

L'Eurotunnel est une liaison de 50 kilomètres qui relie Coquelles à Folkestone à l'endroit le plus étroit de la Manche. Il est constitué par un tube de maintenance et un double tunnel ferroviaire avec navettes fret et poids lourds et pour la trentaine de trains Eurostar qui assurent quotidiennement dans les deux sens la relation Londres-Paris.

Pour un passager en possession de documents valides, le trajet de Paris à Londres dure environ trois heures et la traversée du tunnel en soi que 35 minutes, mais pour les personnes bloquées à Sangatte et démunies des papiers requis pour l'entrée en Grande-Bretagne, cette traversée équivaut à une entreprise hasardeuse au péril de leur vie.

Autrefois, la plupart d'entre elles essayaient de gagner Douvres par ferry comme passager clandestin sur un poids lourd. En juin 2000, 58 Chinois avaient été retrouvés morts dans un camion frigorifique à l'arrivée à Douvres. Ils avaient été asphyxiés dans un conteneur hermétiquement fermé durant la traversée.

Depuis ce jour, la société Eurotunnel a investi dans un système de sondes qui détecte toute trace d'haleine dans les navettes fret; à ceci s'ajoute le fait que, pour rechercher d'éventuels passagers clandestins, les conteneurs sont radiographiés de part et d'autre du tunnel.
Le Parti travailliste de Tony Blair, par la loi "Asylum Act" a étendu aux transporteurs routiers la loi de 1998 (Carriers Liability Act) contre les entrées sans papiers en Grande-Bretagne et qui, jusque-là, ne s'appliquait qu'aux compagnies aériennes. À présent, les routiers sont également passibles, à leur arrivée en Grande-Bretagne, d'une amende de 2.000 livres sterling (environ 3.000 euros) pour tout passager clandestin qui se trouverait dans leurs remorques.

Toutes ces différentes raisons font que de plus en plus de réfugiés essaient d'emprunter l'une ou l'autre des navettes de fret qui traversent le tunnel. Pour ce faire, ils grimpent par-dessus les grilles du terminal ou sautent sur les trains à partir des ponts.

En 2001, quatre personnes ont ainsi trouvé la mort soit en se faisant écraser par un train, soit en étant électrocutées ou en se jetant d'un train en marche pour fuir devant les vigiles. Un cinquième homme, un réfugié kurde, avait été abandonné la nuit sur la route qui mène à Coquelles après avoir été renversé par une voiture.

En investissant plus de trois millions d'euros, la société Eurotunnel a perfectionné ses équipements de sécurité au terminal de Coquelles comme s'il s'agissait d'une zone militaire. Le site, qui est éclairé de jour comme de nuit, rappelle l'ancienne frontière de l'ex-République démocratique allemande, avec ses clôtures électrifiées, ses rangées de barbelés, ses caméras de surveillance-vidéo et ses patrouilles de sentinelles.

Alain Bertrand, le directeur d'Eurotunnel, est fier de ce que le site remplisse même "les normes antiterroristes". Il a déclaré: "Depuis cet été, face aux assauts répétés des réfugiés, nous avons décrété la 'tolérance zéro': 60 MF ont été dépensés en clôtures, systèmes de détection, appareils de surveillance, vigiles... Ce dispositif est efficace".

Avec le renforcement du dispositif de surveillance, la situation des réfugiés est devenue d'autant plus désespérée. Certes, un groupe de 44 Afghans avait réussi en août dernier à s'infiltrer dans le tunnel et, peu de jours après en septembre, cent autres réfugiés réussissaient également à franchir les grilles, mais ils furent tous rattrapés et ramenés au camp. En fait, seuls des cas isolés arrivent à destination en Grande-Bretagne.

Sangatte

Le camp de réfugiés de la Croix Rouge à Sangatte se trouve à dix kilomètres du port à ferries de Calais et à deux kilomètres du terminal de fret de Coquelles dans un ancien hangar de la société Eurotunnel. Le hangar qui avait servi, jusqu'en 1994, à la construction du tunnel fut réquisitionné en 1999 pour héberger des Albanais du Kosovo qui, en route pour la Grande-Bretagne, passaient par Sangatte et campaient dans les parcs publics.

Cet immense hangar de 25.000 m2 s'est transformé depuis en une véritable ville de réfugiés remplies de cabines de chantiers et de tentes. Bien que le camp ne soit prévu que pour 600 personnes, il est actuellement occupé par quelque 1.600 personnes originaires des pays les plus divers. Alors qu'il y a deux ans encore, il s'agissait surtout de personnes venues du Balkan, les réfugiés viennent aujourd'hui surtout de l'Afghanistan, de l'Iran ou de Somalie ou bien se sont des Kurdes irakiens ou turcs.

Parmi les réfugiés qui ont participé à l'exode de masse de Noël il y avait de nombreux Afghans, mais aussi des Tadjiks, des Irakiens et des Kurdes. Plusieurs Afghans ont rapporté qu'ils étaient en fuite depuis plus de cinq mois et qu'un tiers d'entre eux étaient décédés en cours de route.

Ils gardent cependant l'espoir d'arriver en Angleterre "pour des raisons de langue, de liens familiaux, de statut et de droit de travail" explique un membre de la Croix Rouge. En Angleterre, qui ne fait pas partie de l'espace Shengen, ils espèrent trouver la chance de vivre une vie normale.

Ils ont pourtant dû reconnaître que ni l'Angleterre ni la France n'était prête à les recevoir, et ce en dépit du fait que ces deux nations avaient précisément justifié leur participation à la guerre en Afghanistan en prétendant lutter pour la démocratie et les droits de l'homme.

L'Angleterre et la France

L'exodus de masse qui a échoué à Noël n'est que le dernier exemple en date prouvant qu'aucun des deux gouvernements n'est prêt à accueillir des réfugiés tels ceux de Sangatte. Ce faisant les deux gouvernements se renvoient la balle en s'accusant mutuellement de ne pas procéder avec suffisamment de rigueur contre les réfugiés. Une collaboration étroite existe toutefois entre les deux gouvernements pour ce qui est du verrouillage hermétique de la frontière.

En septembre 2001, l'actuel ministre de l'Intérieur britannique, David Blunkett, irrité par le nombre élevé d'immigrés illégaux, qui tentent de passer en territoire britannique en empruntant le tunnel sous la Manche, exigea de la France la fermeture du camp de Sangatte. En contrecoup, le ministre de l'Intérieur français, Daniel Vaillant, accusa la Grande-Bretagne de littéralement attirer les réfugiés du fait d'une réglementation sociale trop libérale.

Le ministre des Affaires étrangères britannique, Jack Straw, rappelait que durant les quatre ans de sa période d'activité en tant que ministre de l'Intérieur, il avait déjà pris toute une série de mesures "pour empêcher les réfugiés économiques d'entreprendre leur voyage à destination de l'Angleterre". C'est ainsi que la Grande-Bretagne a, depuis un certain temps déjà, durci ses lois de droit d'asile en n'offrant aux demandeurs d'asile que des bons d'achat comme aide de l'Etat et qui ne sont acceptés que par certains commerces.

Les accusations réciproques n'empêchent pourtant pas les gouvernements de part et d'autre de la Manche de travailler étroitement ensemble quand il s'agit de restreindre les droits des réfugiés. Pour ce faire, la France est même prête à céder ses droits de souveraineté en autorisant les douaniers britanniques à pratiquer des contrôles sur le territoire français.

Depuis le 1er janvier 2002, les douaniers britanniques ont le droit de contrôler les passagers de l'Eurostar même avant l'accès au train à l'intérieur des gares concernées, comme par exemple à la gare du Nord à Paris, à la gare de Lille-Europe et à Calais-Frethun. C'est ce que Lionel Jospin et Tony Blair ont convenu en février 2001 lors du sommet franco-britannique à Cahors. Il s'agit d'une solution de compromis car le gouvernement britannique avait exigé la suppression de l'arrêt du train en gare de Calais.

De plus, à partir du 1er janvier 2002, les ressortissants non-européens ne disposant pas de visa pour l'Angleterre ne pourront plus voyager en Eurostar de Paris à Calais, ce qui touche tout de même 3 pour cent de la population européenne, vu que sur les 372 millions d'habitants en Europe, dix millions ne sont pas des ressortissants européens.

Jospin, bien que s'étant expressément engagé lors de son entrée au gouvernement en 1997, de légaliser les sans-papiers, n'a à ce jour ni abrogé les lois d'immigration restrictives instaurées par les anciens ministres de l'Intérieur Jean-Louis Debré et Charles Pasqua, ni entrepris une quelconque initiative efficace pour permettre l'installation régulière des réfugiés.

Il est vrai que, peu de temps après la visite à Paris de Ahmed Shah Massoud, le dirigeant afghan de l'Alliance du nord, le droit d'asile fut accordé aux trois quarts des réfugiés afghans qui l'avaient demandé. Ceci représente toutefois une exception et ne change rien au fait que le pourcentage des demandes d'asile rejetées dépasse les 90 pour cent. Au surplus, le gouvernement recourt à une politique de désinformation en refusant systématiquement de faire connaître aux réfugiés leurs droits fondamentaux.

C'est pourquoi les réfugiés du camp de Sangatte n'ont aucune chance de se renseigner eux-mêmes sur les possibilités de demandes d'asile. Le GISTI (Groupe d'information et de soutien des immigrés) a reproché au gouvernement: "Le ministère français de l'Intérieur [Daniel Vaillant] ... a mis son veto à l'insertion de la moindre allusion au droit d'asile en France sur le livret (d'information)". Le bureau le plus proche pour les demandes de régularisation se trouve à Arras, à une centaine de kilomètres de Calais. Sur plus de 40.000 personnes qui ont fréquenté le camp depuis son ouverture, seules 120 personnes ont demandé l'asile en France.

Après que l'initiative de la société Eurotunnel pour la fermeture du camp de Sangatte ait échoué, son directeur, Alain Bertrand, plaide à présent pour l'instauration d'un couvre-feu applicable à l'ensemble des locataires ce qui équivaudrait à une nouvelle étape dans la transformation du camp de réfugiés près de la Manche en un camp de rétention.


 

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