L'abandon
du traité ABM signale une intensification du militarisme
américain
Par Joseph Kay
27 décembre 2001
Le 13 décembre, le président George W. Bush
a formellement annoncé que les États-Unis comptaient
unilatéralement abandonner le traité anti-missile
balistique (ABM).
Cela ne surprend personne, compte tenu principalement de l'opposition
ouverte de son administration au traité. C'est néanmoins
un point important dans le développement de la politique
extérieure américaine et des relations internationales
d'après-guerre. C'est la première fois dans l'ère
nucléaire que les États-Unis ont abandonné
un grand traité de contrôle des armements.
La déclaration de Bush souligne le fait que la «
coalition internationale » contre le terrorisme dirigée
par son administration ne représente pas un affaiblissement
de ses tendances unilatérales, comme l'ont suggéré
certains commentateurs, mais plutôt un moyen d'imposer
l'agenda de Washington sur tous les ennemis comme les soi-disant
alliés.
L'URSS et les États-Unis ont signé ce traité
en 1972, la Russie prenant la place de l'URSS après l'effondrement
de cette dernière en 1991. Le traité devait limiter
l'accumulation des armes nucléaires en interdisant la
construction de défenses anti-missile. Une provision permet
à chaque signataire de se retirer du traité en
donnant un préavis de six mois.
Le traité ABM était une composante importante
de la structure générale des relations internationales
d'après-guerre créée par les États-Unis
après la Deuxième Guerre Mondiale. L'opinion dominante
parmi les cercles dirigeants américains de l'époque
exprimée d'abord par le président Eisenhower
était que les traités de contrôle des
armements et les institutions internationales telles les Nations
Unies étaient nécessaires et positives, du point
de vue des intérêts américains, dans un monde
où les États-Unis étaient confrontés
à l'Union Soviétique. On les considérait
comme une partie de la politique générale de la
guerre froide, dite « d'endiguement » : on pouvait
faire des arrangements avec l'Union Soviétique qui préserveraient
une certaine stabilité internationale tout en permettant
aux États-Unis de faire valoir leurs intérêts
aux dépens de Moscou.
L'ascendant de l'extrême-droite
Dès le départ, une tendance d'extrême-droite
de l'élite politique s'est opposée au traité
ABM, et généralement aux mesures de contrôle
des armements, les jugeant une concession intolérable
à l'URSS et une contrainte inacceptable sur l'utilisation
du pouvoir militaire américain. Pendant des décennies,
cette tendance de l'élite bourgeoisie s'est vue contrecarrée
et condamnée à demeurer minoritaire. Même
pendant la présidence de Ronald Reagan, qui a vu une grande
expansion des forces armées, le gouvernement américain
a travaillé dans le contexte des traités internationaux
pour le contrôle des armements.
Depuis la fin de la guerre froide, cette tendance d'extrême-droite
de l'élite dirigeante américaine, concentrée
dans le parti républicain et une section de l'élite
militaire, a insisté de plus en plus vigoureusement sur
l'élimination de toutes contraintes diplomatiques. Dans
l'absence de tout état capable de menacer militairement
l'hégémonie américaine, elle voit une occasion
unique d'employer la violence pour défendre les intérêts
américains à travers le monde.
Récemment, cette tendance unilatéraliste domine
de plus en plus la politique étrangère américaine.
Portant un coup important à la politique extérieure
de l'administration Clinton, le sénat républicain
a refusé en 1999 de ratifier le Comprehensive Test Ban
Treaty [CTBT, Traité Compréhensif contre les Essais],
qui aurait limité la capacité des États-Unis
à faire des essais nucléaires. Plus récemment,
l'administration Bush a essayé de torpiller la Convention
sur les Armes Biologiques, qui aurait placé des contraintes
semblables sur les programmes biologiques américains.
Le traité ABM a longtemps été une cible
préférée de cette tendance. Pendant l'administration
Clinton, la construction d'une défense nationale anti-missile
et l'abandon du traité ABM étaient des composantes
importantes du programme républicain, que les dirigeants
républicains en particulier, le Directeur du Comité
du Sénat pour les Relations Étrangères de
l'époque, Jesse Helms ont essayé de soutenir
comme une partie d'une campagne d'intrigues politiques contre
l'administration démocrate.
L'installation de George W. Bush comme président en
janvier 2001 a donné une rare occasion d'abandonner le
traité ABM et d'initier un nouveau renforcement du pouvoir
militaire américain. Comme toute politique réactionnaire
avancée par le gouvernement américain depuis les
attaques terroristes du 11 septembre, Bush a essayé de
justifier l'abandon du traité en déclarant qu'il
s'agissait d'une étape nécessaire dans la «
guerre contre le terrorisme ». Dans son discours du 11
décembre à l'Académie Militaire de la Citadelle,
il a dit, « Les attaques contre notre pays ont rendu même
plus clair le fait que nous devons construire des défenses
limitées et efficaces contre un assaut de missiles Nous
devons protéger les Américains et nos amis contre
toute forme de terreur, y compris la terreur qui pourrait arriver
par missile ».
Les critiques de Bush dans le parti démocrate ont souligné
le fait évident que les évènements du 11
septembre prouvent plutôt qu'une défense anti-missile
ne ferait pas grand-chose pour empêcher des attaques terroristes.
Les talibans et le réseau Al-Qaida sont loin de pouvoir
attaquer les États-Unis avec des missiles.
La construction d'une défense anti-missile a des buts
bien plus vastes. L'abandon du traité ABM permettra aux
États-Unis de faire de nombreux essais dans les mois à
venir d'armes terrestres, navales, aéronautiques, et spatiales.
Le Pentagone a des projets pour de différents systèmes
qui, en cas de réussite, permettraient une politique étrangère
même plus agressive en éliminant la capacité
des états de répondre avec des assauts par missile
contre les États-Unis.
A cause des objectifs généraux de la politique
extérieure du parti républicain et du Pentagone,
ceux-ci sont hostiles à l'idée même d'un
traité international qui impose des restrictions militaires.
Bush a fréquemment indiqué son manque d'intérêt
pour les traités en général, estimant que
les États-Unis devraient pouvoir faire ce qu'ils veulent,
quand ils veulent.
Par exemple, la Russie a indiqué qu'elle accepterait
de faire des révisions au traité ABM qui permettraient
les essais que les États-Unis veulent faire. Mais puisque
ces mesures auraient préservé le traité,
l'administration Bush les a rejetées.
Le Washington Post a cité un membre de l'administration
qui résumait le désaccord fondamental qui a poussé
l'abandon américain du traité : « Les Russes
voulaient un traité. L'administration ne voulait pas de
traité. L'administration voulait la plus grande flexibilité
possible. Les Russes voulaient quelque chose qui leur donnerait
un certain contrôle ».
Les réactions en Russie et en Europe de l'Ouest
Pour le moment, la réponse russe à l'abandon
du traité a été relativement voilée.
Depuis le 11 septembre, la Russie cherche des relations plus
étroites avec les États-Unis pour faire valoir
ses propres intérêts internationaux, y compris sa
lutte contre les séparatistes islamiques de la province
de Chechnya, dans le sud près de la mer Caspienne. Le
président russe Vladimir Poutine cherche aussi un soutien
américain plus marqué pour l'entrée de la
Russie à l'Organisation Mondiale du Commerce et des relations
plus étroites avec l'OTAN.
La diplomatie de Moscou après le 11 septembre est en
partie responsable de la décision de Bush d'annoncer l'abandon
du traité maintenant, à un moment où il
pouvait compter sur une réponse russe conciliatrice. En
une réponse orchestrée avec soin avec Washington
au courant de la semaine dernière, Poutine à réitéré
son opposition à l'abandon du traité ABM, mais
en ajoutant, « Je crois non seulement que le niveau actuel
de relations bilatérales entre la fédération
russe et les États-Unis devrait être maintenu, mais
que l'on devrait s'en servir pour créer une nouvelle structure
pour une relation stratégique aussitôt que possible
».
Cette réponse contraste nettement avec les avertissements
russes plus belliqueux du passé. Si Poutine espère
qu'en satisfaisant les États-Unis il sera mieux placé
pour faire valoir les intérêts russes, une section
importante de l'élite russe, surtout dans l'établissement
militaire, n'est pas satisfaite des avantages que cette politique
a apportés. Elle se méfie de la croissance du pouvoir
militaire américain en Asie Centrale et dans les anciennes
républiques soviétiques, tout comme des implications
pour la Russie d'un développement unilatéral de
la puissance militaire américaine.
L'annonce de Bush intensifiera vraisemblablement les divisions
de l'élite dirigeante russe, où certains prôneront
une réponse ferme aux États-Unis. Vladimir Lukin,
le Vice-Président de la Douma et ancien ambassadeur russe
aux États-Unis, a résumé la frustration
ressentie par l'élite russe : « Nous avons soutenu
les États-Unis sans conditions, nous avons travaillé,
nous avons partagé des informations très confidentielles
qui ont à faire avec la lutte contre le terrorisme. Ensuite,
le moment après notre victoire [en Afghanistan], le point
de vue suivant a pris le dessus aux États-Unis : 'Merci
bien, mais sur des questions qui nous intéressent tous
deux, nous agirons de la manière qui nous plaira' ».
A l'intérieur des forces armées russes, il y a
beaucoup d'appels à abandonner les traités stratégiques
de limitation des armements (START I et II).
L'opposition en Europe à l'abandon américain
du traité ABM a été plus vive que celle
en Russie. Le journal britannique, Financial Times, a remarqué
dans son éditorial du13 décembre, « Il y
a retour troublant à l'unilatéralisme suggéré
par la décision de M. Bush. Il a proclamé les vertus
du multilatéralisme dans la guerre anti-terroriste. Mais
il n'a pas encore montré que sur des questions qui lui
tiennent à coeur, il peut céder à ses alliés.
Il aurait pu éviter par finesse les désaccords
sur le traité ABM, mais il a choisi de ne pas le faire.
Il y aura d'autres questions sur lesquelles Washington ne sera
pas d'accord avec ses alliés de l'OTAN. M. Bush ne devrait
pas oublier que, même si les États-Unis n'ont pas
besoin de soutien militaire extérieur, le soutien politique
est essentiel, comme le montre la guerre actuelle ».
Les élites dirigeantes d'Europe s'inquiètent
de la perspective de conflits grandissants avec les États-Unis,
comme on peut le voir par les références voilées
du Financial Times aux divisions au sein de l'OTAN. Sur des questions
telles qu'une intervention possible en Irak et la nature du régime
post-taliban en Afghanistan, les intérêts des différents
états de l'OTAN ne concordent pas.
La question qui obsède beaucoup de fonctionnaires européens
est la suivante: que se passera-t-il quand le gouvernement américain
voudra poursuivre une politique contraire aux intérêts
des états européens ? La réponse suggérée
par l'abandon par Bush du traité ABM, comme sa trajectoire
généralement unilatérale, est que les intérêts
des alliés de Washington à l'OTAN compteront pour
peu dans les décisions américaines.
La déstabilisation des relations internationales
L'abandon du traité ABM aura certainement un effet
extrêmement déstabilisant dans d'autres parties
du monde. Beaucoup de commentateurs ont souligné le fait
que la Chine modernisera probablement ses armes nucléaires,
ce qui pourrait amener une course aux armements généralisée
en Asie, une région déjà très instable.
L'Inde riposterait sans doute en augmentant ses capacités
nucléaires, poussant le Pakistan à faire de même.
Le journal pakistanais Frontier Post a rapporté
que les États-Unis ont des projets pour établir
une défense anti-missile en Afghanistan, ce qui ne ferait
qu'affaiblir ce qui reste de stabilité dans la région.
Les conséquences qu'aura l'abandon du traité
sur les relations internationales ont provoqué des inquiétudes
parmi des sections de l'élite dirigeante américaine,
particulièrement dans le parti démocrate. Ces sections
considèrent que les intérêts américains
seront menacés si les relations avec la Russie et l'Europe
deviennent plus difficiles. Les démocrates ne s'opposent
pas au but final que poursuit Bush en abandonnant le traité
ABM l'établissement de l'hégémonie
américaine mais aux moyens que l'administration
met en oeuvre.
Le démocrate Tom Daschle, dirigeant de la majorité
au Sénat, a dit, « [La décision] met en danger
la coalition fragile que nous avons avec nos alliés ».
Pour mener la guerre en Afghanistan, continuent certains démocrates,
il faut obtenir le soutien d'autres pays. L'abandon du traité
ABM affaiblira le soutien porté aux interventions futures.
En réponse, certains dirigeants au Sénat ont menacé
de faire passer les lois interdisant des fonds à tout
essai qui dépasserait les limites mises en place par le
traité.
Il n'y a pas de raison de croire que l'opposition démocrate
à la politique de Bush sera sérieuse ou prolongée.
Au courant de la décennie passée, la position générale
de l'élite financière, politique, et militaire
a tourné rapidement vers la droite, délaissant
les méthodes traditionnelles par lesquelles l'impérialisme
américain tentait de faire valoir ses intérêts,
une stratégie d'opérations secrètes et de
force armée en conjonction avec des traités pour
le contrôle des armements et d'autres accords internationaux.
Les démocrates ont tenté de s'adapter à
ce changement. Pendant l'administration Clinton, les démocrates
ont de plus en plus essayé d'apaiser l'opposition républicaine
au traité. Clinton a proposé les projets les plus
récents de défense anti-missile; lors de son administration,
on a passé une loi qui oblige le gouvernement à
construire une défense anti-missile dès qu'il existera
la technologie nécessaire. La loi laisse discrètement
de côté toute référence au traité
ABM.
Le rôle incendiaire de l'impérialisme
américain
Si on a dissimulé la guerre en Afghanistan avec la
rhétorique d'une campagne internationale contre le terrorisme,
cette guerre est en fait une tentative de faire valoir les intérêts
américains dans la région surtout dans la
région pétrolifère de la mer Caspienne.
L'abandon du traité ABM cadre très bien avec le
caractère unilatéral et agressif de cette guerre.
Pendant quarante ans, de la fin des années 1940 à
la chute de l'Union Soviétique en 1991, les États-Unis
étaient la force principale qui stabilisait les relations
entre les puissances impérialistes et maintenait une structure
générale pour le développement économique
du capitalisme mondial. Le traité ABM et le système
de contrôle des armements dont il faisait partie étaient
des composantes importantes de cette structure internationale.
Le rôle de l'Amérique s'est renversé.
Les États-Unis sont la force principale à l'intérieur
du capitalisme mondial pour la déstabilisation des relations
économiques, politiques et militaires internationales.
Ils défendent leurs intérêts sans trop porter
d'attention aux traités internationaux ou aux besoins
de leurs soi-disant alliés. Ils tentent d'utiliser leur
puissance économique, et surtout leur supériorité
militaire, pour imposer leurs désirs, soit en y faisant
accéder les autres, soit en les écrasant. C'est
une politique extrêmement téméraire, qui
crée les conditions pour des crises internationales de
proportions sans précédent, qui causeront inévitablement
des troubles révolutionnaires et des débâcles
futures pour l'impérialisme américain.
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