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Festival du Film de Sydney, 1999.

Entretien avec Bertrand Tavernier

«Mon métier consiste à inventer, faire rêver et, à partir de cela, produire quelque chose qui va changer le monde.»

Richard Phillips
10 Juillet 1999.

Bertrand Tavernier, réalisateur, scénariste et producteur français de longue date est un homme sans prétention et chaleureux, doté d'une connaissance encyclopédique du film américain et international. Dans un milieu culturel dominé par le cynisme et la mise en avant de l'ignorance historique, Tavernier est une figure rare, véritablement préoccupée par ce qui affecte les travailleurs, profondément hostile au racisme dirigé contre les émigrés et la législation qui s'y rattache, et déterminé à encourager la création d'un milieu artistique et intellectuel qui conduira à un changement social progressiste. Tavernier s'est entretenu avec un journaliste du World Socialist Web Site, Richard Phillips lors du Festival du Film de Sydney.

RP : Avant de parler de votre dernier film «Ca commence aujourd'hui»,pourriez-vous décrire brièvement les circonstances qui vous ont amené à faire partie de l'industrie cinématographique, et citer les réalisateurs qui ont le plus marqué le début de votre carrière ?

BT : J' ai toujours voulu être réalisateur, cela depuis l'âge de 13 ou 14 ans. Je crois que c'est peut-être des films comme «Fort Appache» et «She wore a yellow ribbon» de John Ford qui m'ont soudain fait prendre conscience qu'être réalisateur, c'est écrire avec des images. J'ai beaucoup lu Jules Verne et Jack London quand j'étais jeune et j'ai découvert qu'ils peignaient avec des mots. Quand j'ai vu les films de Ford, j'ai pris conscience qu'être réalisateur c'était peindre avec des images en mouvement.

De nombreux réalisateurs m'ont influencé. J'avais un cahier dans lequel je collectionnais les photos de films de réalisateurs que j'appréciais. John Ford, William Wellman et d'autres y figuraient, ce n'était donc pas un mauvais début. Puis j'ai découvert le cinéma français, Jean Renoir, Jean Vigo et Jacques Becker, puis plus tard je découvris le cinéma italien.

En grandissant, je suis devenu un amateur invétéré de films américains. J'adorais Samuel Fuller, Delmer Daves et bien d'autres réalisateurs américains. Plus tard, j'ai écrit deux livres sur le cinéma américain. L'un des deux a été plusieurs fois ré-édité sous le titre de Vingt ans, puis de Trente ans et maintenant Cinquante ans de cinéma américain. Il s'agit d'un livre de 1250 pages, un dictionnaire sur presque 600 cinéastes comprenant de nombreux essais sur des réalisateurs et des scénaristes. Ce livre comprend également une étude de la censure hollywoodienne. Il a été écrit en collaboration avec Jean-Pierre Coursodon et je pense que c'est un bon livre. . Quant à l'autre livre, il s'intitule Les amis Américains. Il comprend des interviews de nombreux réalisateurs américains, de John Ford à Robert Altman, Robert Parish et Roger Corman, et bien d'autres qui n'avaient pas été interviewés avant.Y figurent aussi des gens comme Sidney Buchman, l'auteur de «Mr Smith goes to Washington», et Herbert Biberman, réalisateur du film «Salt of the earth». Une partie importante du film traite de la liste noire. Cela m'a permis de connaître presque toutes les personnes qui figuraient sur cette liste noire, et j'en ai interviewé beaucoup: John Berry, Joe Losey, Abe Polonsky, et d'autres. Dans deux ans, je publierai une suite à ce livre, intitulée Les amis européens, qui comprendra des interviews et des essais sur Michael Powell, Godard, Truffaut, Jean-Pierre Melville et bien d'autres.

Le premier réalisateur avec lequel j'ai travaillé était Jean-Pierre Melville. J'étais alors à la Sorbonne, et je l'ai interviewé. Après cela, j'ai laissé tomber mes études et je suis devenu troisième ou quatrième assistant réalisateur. Malheureusement, j'étais un très mauvais assistant. J'étais nul.

RP : Pourquoi dites-vous cela ?

BT : Parce que j'étais mauvais, cela ne fait aucun doute. Melville me terrifiait. Il se conduisait en tyran sur le plateau et j'ai été vraiment malheureux pendant ces semaines de tournage. Il a fini par me dire que je ne ferais jamais un bon assistant réalisateur. Je crois qu'il avait raison, mais il m'a présenté au producteur du film et a proposé que je travaille comme agent de publicité pour la compagnie qui produisait les films de Melville, ce que j'ai fait.

Après ça, je me suis mis à mon compte comme agent de publicité avec mon ami, et ça me plaisait beaucoup parce que cela voulait dire travailler sur des films qui nous intéressaient. On travaillait plus comme des mordus de cinéma que comme des agents de publicité «normaux». On travaillait moins sur les stars que sur les metteurs en scène, les auteurs, le sens du film et sa place dans l'histoire du cinéma. Nous fournissions aussi des informations détaillées et de longues interviews des réalisateurs.

On a travaillé avec des tas de réalisateurs de cette façon, des français, des italiens, des américains, avec des anciens comme Raoul Walsh, Howard Hawks et John Ford. On a aussi fait de la publicité pour de nouveaux films qu'on avait découverts, pour des films qu'on avait ressortis comme «Gentleman Jim» et «Make way for tomorrow», pour les films de Ida Lupina et bien d'autres. J'ai donc beaucoup appris sur le cinéma.

Puis j'ai réalisé mon premier film, «L'horloger de Saint-Paul». Il m'a fallu quatorze mois pour obtenir le financement. Le tournage a été très rapide et plein de passion. Le film est sorti en 1973 et a obtenu le prix Louis Delluc et un Ours d'Argent au Festival du Film de Berlin. Ca a été un véritable succès.

Depuis j'ai réalisé plus de vingt films. J'ai eu beaucoup de mal à leur trouver un financement. A chaque fois, c'était le même problème que pour «L'horloger de Saint-Paul», les scénarios étaient refusés. Personne ne voulait financer les films que j'avais envie de faire. Mes deux plus gros succès, «Autour de minuit«, et «La vie et rien d'autre» avaient aussi été refusés par tout le monde.

Même si le producteur n'avait pas rejeté «Autour de minuit», il ne réussit pas à trouver de studio. On ne voulait pas d'un scénario sur le jazz, ni sur un noir et encore moins sur un vieil homme noir. On ne voulait pas en entendre parler, et pourtant le film a obtenu deux nominations pour un Oscar, et en a reçu un. «La vie et rien d'autre» a remporté le prix du Meilleur ilm étranger en Angleterre et a reçu les félicitations du Jury du Festival du Film Européen ainsi que le César du Meilleur Acteur pour Philippe Noiret. Le film a aussi obtenu le Prix du Meilleur ilm étranger décerné par la critique américaine. Pourtant personne n'avait voulu financer ce film. Il s'est passé la même chose avec «L 627» et avec presque tous mes films.

RP : Vous avez dit que vous aviez interviewé des réalisateurs et des scénaristes figurant sur la liste noire d'Hollywood. Que pensez-vous de l'Oscar attribué à Elia Kazan ?

BT : J'ai bien connu Kazan. Je l'ai longuement interviewé et j'ai été son agent de publicité pour «L'arrangement». J'avais accepté ce travail à la seule condition qu'il accepte de me parler de la liste noire, ce qu'il a fait.

J' ai beaucoup d'admiration pour lui comme réalisateur, ou du moins j'admire certains de ses films. Je trouve que «Splendour in the grass», «Baby doll», «Face in the crowd» et «Panic in the streets» sont de pures merveilles, mais je pense que son comportement politique a été une honte.

Quand je l'ai interviewé, il s'est contenté de me donner des explications partielles sur ses agissements, il ne m'a pas tout dit. Contrairement à ce que la plupart des gens disait à l'époque, je ne pense pas qu'il ait fait cela pour de l'argent. C'était plus compliqué que cela. C'est comme s'il désirait devenir plus américain que les américains par ce biais.

Je ne le crois pas quand il affirme avoir agi ainsi par anti-stalinisme. Ca n'a pas de sens, et comme le dit Martin Ritt, comment le fait de dénoncer au gouvernement un petit groupe d'écrivains, d'acteurs de cinéma ou de théâtre pouvait-il vraiment nuire à Staline ? C'est quelque chose que je ne peux accepter, tout comme je ne peux accepter ce qu'il a écrit au sujet de ses agissements dans le New York Times. D'un autre côté, je ne peux condamner l'ensemble de son oeuvre. «America, America» est un chef-d'oeuvre et je pense que de son sentiment de culpabilité sont nés quelques-uns des meilleurs films américains.

Deuxièmement, je ne crois pas qu'il soit correct de tout mettre sur le dos de Kazan. Qu'en est-il de ses patrons, de gens tels que Louis B Mayer et autres gros bonnets des studios à l'origine de cette liste noire ? Qu'en est-il des attachés qui l'ont acceptée et appliquée ? Ces gens-là sont rarement cités. Peu d'écrits leur sont consacrés. Ils ne sont pas attaqués.

Il n'y a pas l'ombre d'un doute que Kazan a mal agi, néanmoins la liste noire doit sa réussite à Jack Warner et à d'autres. Je crois qu'il est important de révéler les noms de tous les autres responsables.

A l'époque, lorsque je faisais les interviews pour mon livre, j'avais tendance à surtout m'intéresser à ceux qui s'étaient bien comportés et qui sont parfois oubliés, des gens comme Fred Zinneman, Robert Wise et Otto Preminger, dont le mérite n'a pas été suffisamment reconnu.

Lorsque je faisais la promotion de «Autour de minuit», j'ai rencontré un attaché de presse, ancien communiste, qui m'a dit que Preminger avait travaillé avec lui pendant de nombreuses années. Il m'a dit que lorsque le FBI était venu dans le bureau de Preminger, celui-ci avait refusé de collaborer et les avait éconduits. Dalton Trumbo a toujours dit que Preminger avait été le premier à s'opposer à la liste noire.

Hollywood n'a jamais reconnu l'existence de la liste noire, ils ne s'en sont jamais excusés ni n'ont rendu hommage à ceux dont les carrières ont été anéanties. Ils auraient dû rendre une sorte d'hommage collectif à ceux dont les carrières ont été brisées aux Etats-Unis: John Berry, Joe Losey, Abe Polonsky, Jules Dassin et d'autres.

RP : Pouvez-vous nous dire comment c'était de travailler avec Dirk Bogarde à «Daddy nostalgie», et avec Dexter Gordon à «Autour de minuit», deux films considérés aujourd'hui comme des monuments en l'honneur de ces grands artistes ?

BT : La contribution de Dirk Bogarde à «Daddy Nostalgie» a été considérable. Il était très cultivé, incisif mais aussi chaleureux et amusant. Nous nous sommes très bien entendus pendant le tournage.

Longtemps j'avais admiré son travail et lui le mien. En fait il faisait partie du Jury qui, à Cannes m'avait décerné le prix du Meilleur Réalisateur pour «Un dimanche à la campagne», mais nous ne nous étions en fait jamais rencontrés, bien que j'aie travaillé comme attaché de presse sur plusieurs films de Joe Losey. J'aimais Bogarde dans les films de Losey, «Accident», «The servant», «King and country». Mais je l'appréciais aussi dans des films plus anciens tels que «Hunted» dans lequel il est formidable.

Bogarde était un acteur très courageux, à la recherche d'expériences et qui s'efforçait de casser son image de vedette grand public. Il s'était battu pour apparaître dans «The servant» et accepta immédiatement de travailler pour quelqu'un qui figurait sur la liste noire.

Une des nombreuses et importantes contributions qu'il a apporté à «Daddy nostalgie» est la scène où il parle à sa fille, en voiture, à la station-service. Nous venions de terminer le tournage mais je sentais qu'il manquait quelque chose, et je me suis souvenu d'une conversation que j'avais eue avec lui pendant laquelle il avait évoqué la douleur. Je l'ai appelé et lui ai demandé d'écrire une scène sur ce que signifiait souffrir. Colo Tavernier, mon ex-épouse avait écrit le scénario, qui était excellent avec des passages d'une grande finesse. Mais la scène écrite par Bogarde est merveilleuse. Je pense n'avoir changé qu'une seule réplique avant de la tourner. C'était formidable.

D'une certaine manière, il ressemblait à Michael Powell, quelqu'un qui refusait les frontières, qui était prêt à travailler avec toute personne dans le monde entier. Il était en désaccord avec l'attitude qui prévalait parfois en Grande-Bretagne, et qui voulait que le cinéma britannique soit un monde à part. Il était toujours à la recherche d'un travail exigeant et sérieux.

Dexter Gordon était formidable mais dans un genre différent. Il était très cultivé et avait un sens aigu de l'humour. Il possédait une grande connaissance du cinéma et éprouvait une admiration incroyable pour des acteurs tels que George Sanders, Richard Burton et James Mason. Dexter disait de Mason qu'il avait une voix de saxophone ténor. Il contribua à la rédaction de 30 ou 40 lignes dans le film. Le dialogue «Aimez-vous le basket ?» est de lui.

Néanmoins le tournage ne fut pas facile car il nous fallait l'empêcher de boire et de nombreuses fois la frontière entre réalité et scénario se brouillait. Lorsqu'il avait bu, nous ne pouvions pas travailler avec lui, nous cessions tout bonnement de tourner. Mis à part ces problèmes, il avait un rapport incroyable à la caméra. C'était une relation quasi-sensuelle, et les scènes fortes n'ont jamais nécessité plus de trois prises. Il jouait toujours juste et possédait un talent que certains acteurs mettent vingt ans à acquérir. Lorsque le film est sorti aux Etats-Unis, Marlon Brando a écrit à Dexter pour lui dire que pour la première fois en 15 ans, il avait appris quelque chose sur le métier d'acteur. Dexter m'a lu la lettre au téléphone et m'a dit : «Après ça, pas besoin d'Oscar.»

RP : La plupart de vos premiers films, tout au moins ceux qui précèdent «L 627», sont introspectifs. Ils traitent de la mort ou de gens qui arrivent au terme de leur existence. «Ca commence aujourd'hui» parle du début de la vie, des enseignants, et de très jeunes enfants. Les personnages principaux sont décidés à changer la situation à laquelle ils sont confrontés.

BT : C'est exact. Mes premiers films traitaient de la mort et s'intéressaient plutôt aux personnes âgées, et jamais aux personnes de ma génération. C'était sans doute l'influence de John Ford. C'est peut-être le seul réalisateur américain à réaliser de nombreux films sur les personnes âgées. Ce n'est qu'aujourd'hui que je filme la jeunesse.

J'imagine que quelque chose a provoqué un changement en moi et j'ai dû établir une nouvelle relation avec le public. J'avais affaire à un nouveau public, un public qui regardait principalement les films américains, qui était bien plus inculte et que l'Histoire laissait indifférent. C'est bien sûr un très mauvais tournant. Tout cela ne me réjouissait pas, mais le changement intervenu dans la situation sociale et politique de mon pays exigeait que je fasse des films un peu différents, moins lyriques, moins contemplatifs, plus urgents, davantage fondés sur l'idée de liberté, d'énergie et d'impulsion. Il fallait que je m'expose, que j'effectue ma propre révolution interne. L'énergie de mes films rejoint maintenant celle de mes protagonistes; Daniel, dans mon dernier film, mais aussi dans «L 627», et «Capitaine Conan». Les films vont à la vitesse des héros.

Dans «L 627», on retrouve le même sentiment d'instabilité. Un des plus beaux compliments qu'on m'ait fait sur mes films récents, vient d'Alain Resnais. Il a dit que ce sont des films où chaque prise est une nouvelle surprise. Cela vient de ce que je mets en scène des personnages qui ne savent pas eux-mêmes ce qu'il va advenir. Ma façon de diriger les acteurs doit suivre et susciter cette atmosphère.

En fait, je fais rarement des films qui vont d'une prise de vue à une autre, avec des retours sur image. J'essaie toujours d'éviter cela. Soit j'effectue une longue prise assortie d'un mouvement complexe de caméra, soit j'interrompes la scène avec un gros plan inattendu. J'essaie de travailler comme ça, d'échapper aux règles, de me libérer des conventions formelles. Souvent quand un réalisateur vieillit, ses films ont tendance à s'adoucir, à être plus travaillés. Avec l'âge, j'ai tendance à faire des films plus violents, plus incisifs, plus rapides qu'avant.

Je suis très fier des films que j'ai faits, et il n'y en n'a pas un que je désapprouve ou que je voudrais changer. Ken Loach ou Bob Altman diraient certainement la même chose de leurs films. C'est rare. Bon nombre de réalisateurs qui se retournent sur leurs premiers films disent qu'ils ont été contraints de faire ceci ou cela, et que si c'était à refaire, ils changeraient tout ou partie du film. Je ne ressens pas ça du tout.

RP : Vous dites qu'il y a eu un tournant en France qui a produit un changement dans vos films. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions ?

BT : L'arrivée de l'extrême droite sur la scène politique, la trahison de Mitterrand et le sentiment que les gens avaient perdu le sens de la réalité et n'essayaient pas de le recouvrer, voilà ce qui a produit un changement dans mon uvre.

Aujourd'hui, la plupart des hommes politiques essaient de ne pas tenir compte de la réalité, ils agissent comme s'ils étaient totalement autistiques. Et cela me met très, très en colère. Pour moi, il y a des choses qu'on ne peut pas, qu'on ne doit pas taire. Si nous faisions des films en utilisant les méthodes de travail de ces hommes politiques, nous nous retrouverions très vite sans travail.

J'apprends tellement en faisant des films. Peut-être devrai-je citer les propos de Michael Powell lorsqu'il dit dans ses mémoires faire des films pour apprendre. C'est aussi mon approche. Je ne connaissais rien des écoles maternelles avant de faire le film «Ca commence aujourd'hui» mais ce que j'ai découvert a suscité en moi un très grand respect pour les enseignants, et tous ces gens qui luttent pour l'avenir.

Daniel, le directeur de l'école, est un héros, mais un héros qui fait aussi des erreurs. Ce n'est pas une espèce de Rambo de l'école. Il ne se conduit pas bien avec le fils de sa compagne, Il le gifle, ne le comprend pas. Il fait une erreur avec madame Henri, une erreur aux conséquences tragiques lorsqu'il la met à la porte. Il n'a donc pas toujours raison, mais c'est un de ces héros méconnus de notre époque, ignoré par le pouvoir politique, ignoré par ses supérieurs hiérarchiques, ignoré par les médias.

Les médias refusent de parler de gens comme lui et même lorsqu'ils produisent une série télévisée sur les enseignants cela sonne tellement faux que c'en est ridicule. Il n'y a aucun réalisme. En fait, il y a à la télévision française un feuilleton sur un instituteur mais ses classes ne dépassent jamais dix élèves, et il exerce dans une ville différente dans chaque épisode. C'est complètement fou et il n'y a jamais de conséquences et pourtant des gens meurent des conséquences de décisions gouvernementales. Ca c'est la réalité. La misère que doivent affronter de nombreux ouvriers, surtout dans la région où le film a été tourné, n'est pas une abstraction : elle tue des gens chaque jour.

Bien sûr, il est de bien meilleur ton d'être cynique et de ne pas s'impliquer dans la lutte sociale. On ne parle pas des enseignants et des problèmes auxquels ils sont confrontés. Mais ces enseignants, ces assistantes sociales et bien d'autres encore préservent de petits îlots de civilisation, de vie et de bonheur dans notre société.

Pendant des années, quand enseignants et directeurs d'école luttaient contre le gouvernement, on leur disait :«ce n'est pas votre travail, vous votre travail, c'est d'enseigner aux enfants à lire et écrire»,. Mais comment peut-on enseigner à des enfants qui n'ont pas mangé ou qui sont battus ? Est-ce que tout le travail d'un enseignant se limite au seul tableau noir ?

J'ai une très grande admiration pour ces fantassins, ceux qui se battent et souffrent. Comme l'a dit Kipling, «racontez-moi l'histoire du fantassin et je vous raconterai l'histoire de chaque guerre». Et ce sont ces gens-là qui jouent le rôle le plus important, le rôle économique clé. Je suis sûr qu'il y a des gens comme Daniel en Australie et dans tous les pays. C'est ce que le film essaie de montrer.

RP : Le film décrit des affrontements entre Daniel et des élus du conseil municipal et un maire qui se dit communiste. Que pensez-vous de la génération de soixante-huit qui fait à présent partie des milieux dirigeants et qui impose des coupes budgétaires au programme social ?

BT : Il est vrai qu'il y a beaucoup de gens qui ont trahi, ont fait des compromis ou accepté le pouvoir. Certains anciens Maoïstes de 68 sont à présent directeurs d'agences de publicité, ou d'autres qui se disaient Trotskistes sont à la tête de syndicats ou bien encore ont des postes dans le gouvernement. De nombreux intellectuels français qui étaient de droite avant 68, sont devenus communistes , puis Maoïstes et maintenant ils disent qu'il faut être apolitique quand eux-mêmes n'ont jamais reconnu leurs erreurs du passé.

RP : Votre film semble réagir contre cela.

BT : Absolument. Le film dit que ces hommes politiques ne tiennent pas compte des gens ordinaires. Le film essaie d'être à l'écoute, de respecter ce que les gens ordinaires font chaque jour de leur vie.

RP: Comment le film a-t-il été perçu en France ?

BT : Cela a été une réaction incroyable, un succès immense et inattendu. Une très bonne réaction dans les quartiers, chez les enseignants, les assistantes sociales et les éducateurs. Nous avons reçu des milliers de lettres et de messages nous disant que le film est juste et tout à fait authentique. J'ai même reçu une lettre d'une femme travaillant à l'EDF; elle disait que la compagnie d'électricité coupait effectivement l'électricité à de nombreux foyers en automne et ne les reconnectait pas en hiver. En fait depuis la sortie du film, une nouvelle loi est en préparation qui rendra illégale les coupures d'électricité pour les gens qui ne peuvent pas payer leurs factures.

Des enseignants m'ont même dit qu'ils avaient voulu quitter ce métier, mais qu'après le film, ils ont décidé de continuer. L'un m'a dit que le film lui avait donné trois années de courage supplémentaires pour continuer la lutte. J'ai même reçu une lettre d'un psychiatre qui s'occupe d'enseignants souffrant de dépression. Il me dit utiliser le film auprès de ses patients et obtenir de bons résultats. J'ai aussi entendu dire que certains enseignants qui ont vu le film ont éconduit des inspecteurs. C'est une grande victoire.

RP : Et quelle a été la réaction du gouvernement et du Ministre de l'Education ?

BT : J'ai montré le film au ministre de l'Education, mais il n'y a pas eu de dialogue. Il m'a dit après le visionnement qu'il trouvait la scène entre l'enseignant et l'inspecteur très juste. Il m'a dit aimer la scène avec le camion puis il est parti manger des sandwichs. Je voulais qu'il rencontre les enseignants de la région ou quelqu'un de l'école, mais il n'y a eu absolument aucun dialogue avec lui. Rien ne s'est passé. La Ministre des Affaires sociales a dit que le film était tout à fait juste et qu'elle travaillait à faire changer les choses. Ca c'est à voir.

RP : Et pour finir, pouvez-vous nous parler du film «The other side of the Tracks» que vous avez tourné en 1997 avec votre fils, en réaction aux lois anti-immigration du gouvernement ?

BT : A cette époque, 66 réalisateurs signèrent une déclaration disant qu'ils désobéiraient à la loi Debré, une loi présentée par le gouvernement de droite, contre les immigrés. La loi enjoignait toute personne connaissant des immigrés clandestins à les dénoncer à la police. Je n'ai pas commencé cette protestation mais je l'ai aussitôt signée.

Nous avons tous reçu une lettre du Ministre du Logement à Paris nous disant que nous ne connaissions rien au problème de l'intégration, que nous étions des enfants gâtés et que nous devrions pendant un mois vivre dans ces quartiers à fort taux d'immigration. Le ministre dit que nous verrions alors combien la situation est terrible dans ces quartiers et que nous aurions tôt fait de changer d'opinion. A chacun d'entre nous on assigna un quartier et c'est ainsi que je décidai d'aller avec mon fils rencontrer les gens de ce quartier- Les Grands Pêchers, à Montreuil aux portes de Paris.

Beaucoup de gens ont été outrés par cette lettre et nous nous sommes rencontrés. Nous avons discuté et j'ai demandé ce que je pourrais faire. J'ai dit que je n'étais pas un homme politique, que la seule chose que je pouvais faire c'était un film sur la question, et ils ont été d'accord.

Ce film fut une expérience prodigieuse et j'ai passé six mois à Montreuil. J'y ai rencontré des gens incroyables et j'y retourne très souvent pour les revoir et dîner avec eux. En fait, une des raisons pour lesquelles je ne peux prolonger mon séjour en Australie est que je dois rentrer pour le baptême d'un bébé du quartier le 26 juin. Je suis le parrain de l'enfant qui porte le nom du réalisateur.

J'ai des souvenirs inoubliables. Un sénégalais que j'ai interviewé a fait des commentaires fantastiques sur l'intégration. Il a dit à un moment que l'intégration devrait vouloir dire droit de vivre où on veut et comme on veut. Il a dit : «est-ce que je demande à Chirac s'il est intégré et qui l'a intégré ?» C'est vraiment une façon superbe de renvoyer la balle dans le camp des gens qui n'arrêtent pas de parler d'intégration.

Ce film a eu un fort impact et le gouvernement a attribué plus d'argent au quartier à cause du film. Ils ont maintenant de vrais terrains de basket et d'autres équipements. Je sais bien que bon nombres de mes films ont joué un rôle important dans la mise en place d'une discussion sur bien des sujets, il m'est cependant assez difficile de savoir quel est l'impact précis de mes films car on ne voit pas toujours clairement le résultat et puis je ne suis pas tous les développements. Mais tous les gens intéressés disent que mes films sont justes, vrais et fidèles à la réalité. Je suis très fier d'avoir réussi ça, d'avoir l'imagination qui me permette de faire de tels films. Bien sûr, en tant que réalisateur c'est mon métier d'inventer et de rêver. Comme l'a dit Michael Powell il nous faut rêver et inventer et par ce processus produire quelque chose qui va changer le monde.

RP : Et vos projets, maintenant ?

BT : Je travaille à un documentaire sur les gens condamnés par ce qu'on appelle la double peine. C'est une loi qui poursuit en justice des gens qui ont enfreint la loi, la plupart pour des délits mineurs, mais qui sont doublement poursuivis car ils sont immigrés. J'ai passé un an auprès d'eux à les interviewer et à réunir la documentation. Je projette aussi de travailler à un scénario, une sorte de comédie noire sur les gens qui faisaient des films pour des compagnies allemandes durant l'occupation nazie en France. Je ne sais pas s'il en sortira un scénario mais j'y travaille.


 

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